20 Juillet 2020 , Rédigé par Igor DelanoëPublié dans #BPC pour la Russie, #Navires amphibies, #Chantiers navals, #Projet 23900, #Projet 22350, #Projet 885
La Russie met sur cale deux grands bâtiments d'assaut amphibies
Deux grands bâtiments amphibies ont été mis sur cale le 20 juillet au chantier naval Zaliv (Kertch) en Crimée en présence de Vladimir Poutine. Dix ans après la signature du contrat Mistral qui s'était dénoué dans les circonstances que l'on sait, la Russie entreprend donc de construire deux porte-hélicoptères d'assaut, cette fois-ci en comptant uniquement sur ses ressources. Il s'agit des plus imposants bâtiments de combat de surface jamais construits par la Russie post-soviétique. Décryptage et enjeux de ce nouveau défi pour l'industrie navale russe.
Dénommés Ivan Rogov et Mitrofan Moskalenko, ces deux grands bâtiments amphibies sont, selon la terminologie russe, des "bâtiments de débarquement universels" ("Универсальные десантные корабли" ou УДК) du Projet 23900. Vu leurs caractéristiques, on pourrait tout aussi bien les qualifier de "grands bâtiments d'assaut amphibies universels". La mise en chantier de ces navires est l'aboutissement d'un processus que l'on peut faire remonter à la fin des années 2000 avec la prise de conscience chez certains au sein de l'élite politico-militaire russe de la nécessité de disposer de grands bâtiments d'assaut amphibies. Le contrat Mistral aura été une matérialisation de cet impératif militaro-industriel. Après son échec, il faut attendre l'automne 2018 pour entendre Iouri Borissov - le vice-Premier ministre russe en charge du complexe militaro-industriel, et acteur de premier plan dans les négociations autour des Mistrals - affirmer que la marine russe a besoin de porte-hélicoptères. Tout au long de l'année 2019, des informations ont été distillées sur la nature du projet de grands bâtiments amphibies. Le 9 janvier 2020, l'esquisse du Projet 23900 élaboré par le bureau d'études de Zelenodolsk (Tatarstan) est présentée à Vladimir Poutine à Sébastopol. Le ministère russe de la Défense signe finalement en mai 2020 avec le chantier Zaliv un contrat de 100 milliards RUR (€1,2 milliard) pour la construction de deux "bâtiments de débarquement universels" livrables d'ici fin 2027.
Le Projet 23900. Source : bureau d'études de Zelenodolsk
La mise sur cale : éléments de contextualisation
Pour son premier déplacement loin de la "Russie centrale" dans la période post-pandémique, Vladimir Poutine a donc choisi la Crimée et la ville de Kertch, où se trouve le chantier naval Zaliv. Alors que le chef de l’État russe officiait lors de la mise sur cale des deux mastodontes, à quelques encablures de la péninsule débutaient en mer Noire l'exercice de l'OTAN Sea Breeze 2020. La marine française a dépêché à cette occasion le pétrolier ravitailleur A 608 Var. Il s'agit là du premier bâtiment de la Marine nationale déployé en mer Noire en 2020.
Annoncée pour le 16 juillet 2020, la mise sur cale des deux grands bâtiments amphibies s'est finalement tenue le 20. Ce décalage peut s'expliquer tout autant par la nécessité de synchroniser cet évènement avec la mise sur cale de deux frégates du Projet 22350 au chantier naval du Nord (Saint-Pétersbourg) et celle de deux SSGN du Projet 885M à SevMash (Severodvinsk), que par la volonté de lancer cette mise chantier au moment où l'OTAN débute son exercice naval pontique.
Un duplex entre les trois chantiers a été organisé pour l'occasion de la mise sur cale des 6 bâtiments. A cet égard, le mois de juillet 2020 fait d'ores et déjà office de mois record pour la marine russe dans la mesure où ce ne sont pas moins de 9 unités qui y auront été mises en chantier :
- 2 porte-hélicoptères d'assaut du Projet 23900: Ivan Rogov et Mitrofan Moskalenko
- 2 frégates du Projet 22350 : Amiral Spiridonov, Amiral Ioumachev
- 2 SSGN du Projet 885M : Voronej et Vladivostok
- 1 dragueur de mines du Projet 12700 : Lev Tchernavin (mise sur cale prévue le 25/07/2020)
- 2 patrouilleurs brise-glaces du Projet 23550 : mise sur cale prévue d'ici la fin du mois, pour le compte du FSB.
Résumé des mises sur cale du mois de juillet 2020. Un record. Source : @rusfleet
Si toutes ces mises sur cale se tiennent comme prévues, à la fin du mois, la Russie aura mis en chantier pour plus 85 000 tonnes de nouvelles unités de combat, un record pour la période post-soviétique. Raisonner en tonnage n'a en réalité que peu de sens pour la marine russe - des petits navires lance-missiles de 900 tonnes sont équipés de missiles de croisière Kalibr -, mais le chiffre est suffisamment important pour être mentionné. La mise en chantier synchronisée de plusieurs unités - qui a reçu le nom de "Jour unique des mises sur cale" -, comme l'an dernier le 23 avril, est enfin un moyen de mettre en avant la marine, peu avantagée par le plan d'armement 2018-2027.
Grands bâtiments amphibies : de quoi parle t'on ?
Après l'échec du contrat Mistral, la Russie avait remisé ses ambitions de construire des bâtiments de surface de combat de gros tonnage, mais elle ne les avait pour autant pas abandonnées, comme l'atteste le contenu de la Doctrine maritime de juillet 2017. Jusqu'à ce jour, les frégates du Projet 22350 et leurs 5 400 tonnes de déplacement constituaient les unités de combat de surface les plus imposantes mises à l'eau par les chantiers navales russes (chantier naval du Nord, en l’occurrence). Avec les grands bâtiments amphibies du Projet 23900, on passe dans une autre dimension. Déplaçant 25 000 tonnes (28 000 tonnes à pleine charge), ces bâtiments mesurent 220 m de long pour 33 m de large.
Voici quelques caractéristiques :
- Vitesse maxi : 22 nœuds
- Distance maxi : 6 000 milles nautiques
- Autonomie : 60 jours
- Équipage : 320
- Force embarquée : 1 000 soldats de l'infanterie de marine et 75 véhicules, plagés par 6 "vedettes de débarquement" (voir plus loin)
- Armement : 20 hélicoptères (Ka-52K, Ka-29, Ka-27) ; SAM Pantsyr navalisé...
Les bureaux pétersbourgeois Neskoe et Krilov avaient proposé leurs projets de grands bâtiments amphibies peu après la rupture du contrat Mistral. Nevskoe en particulier dispose d'une expérience acquise à l'époque soviétique avec les grands navires de débarquement du Projet 1174 (trois unités construites ; 14 000 tonnes de déplacement). C'est d'ailleurs les noms de deux de ces unités - Ivan Rogov, un officier de la marine soviétique natif de Kazan, et Mitrofan Moskalenko - qui ont été donnés aux nouveaux bâtiments, alors que des noms de villes (Sébastopol et Vladivostok - comme pour les ex Mistrals russes - ou Kertch) circulaient depuis des mois dans les médias. Nevskoe avait aussi élaboré dans les années 1980 un projet de LHD - le Projet 11780 - qui n'a cependant jamais vu le jour.
C'est néanmoins le projet esquissé par le bureau tatarstanais de Zelenodolsk, propriété du conglomérat Ak Bars, qui aura été retenu par le ministère de la Défense. Ce choix a surpris nombre d'observateurs de la scène navale russe : le bureau d'études de Zelenodolsk n'a en effet jamais élaboré ce type de plateformes. En revanche, certains éléments ont pu jouer en sa faveur :
- un lobbying intense réalisé au plus haut niveau politique en 2019 par le président de la République du Tatarstan, Roustan Minnikhanov, qui a plaidé pour "son" industriel auprès des plus hautes autorités compétentes : Iouri Borissov et Vladimir Poutine. Le rôle du directeur de Ak Bars, Renat Mistakhov, n'est pas non plus à négliger.
- la maîtrise de la chaîne, le bureau de Zelenodolsk et le chantier Zaliv appartenant au tatarstanais Ak Bars
- un argument réputationnel : la capacité à tenir les délais prouvée par le chantier naval Gorki (Zelenodolsk), également propriété d'Ak Bars, et qui a produit en nombre les petits navires lance-missiles du Projet 21631 (flottille de la Caspienne, flottes de la Baltique et de la mer Noire), conçus par le bureau d'études de Zelenodolsk, et largement vus à l’œuvre en Syrie
La Russie met sur cale deux grands bâtiments d'assaut amphibies
Deux grands bâtiments amphibies ont été mis sur cale le 20 juillet au chantier naval Zaliv (Kertch) en Crimée en présence de Vladimir Poutine. Dix ans après la signature du contrat Mistral qui s'était dénoué dans les circonstances que l'on sait, la Russie entreprend donc de construire deux porte-hélicoptères d'assaut, cette fois-ci en comptant uniquement sur ses ressources. Il s'agit des plus imposants bâtiments de combat de surface jamais construits par la Russie post-soviétique. Décryptage et enjeux de ce nouveau défi pour l'industrie navale russe.
Dénommés Ivan Rogov et Mitrofan Moskalenko, ces deux grands bâtiments amphibies sont, selon la terminologie russe, des "bâtiments de débarquement universels" ("Универсальные десантные корабли" ou УДК) du Projet 23900. Vu leurs caractéristiques, on pourrait tout aussi bien les qualifier de "grands bâtiments d'assaut amphibies universels". La mise en chantier de ces navires est l'aboutissement d'un processus que l'on peut faire remonter à la fin des années 2000 avec la prise de conscience chez certains au sein de l'élite politico-militaire russe de la nécessité de disposer de grands bâtiments d'assaut amphibies. Le contrat Mistral aura été une matérialisation de cet impératif militaro-industriel. Après son échec, il faut attendre l'automne 2018 pour entendre Iouri Borissov - le vice-Premier ministre russe en charge du complexe militaro-industriel, et acteur de premier plan dans les négociations autour des Mistrals - affirmer que la marine russe a besoin de porte-hélicoptères. Tout au long de l'année 2019, des informations ont été distillées sur la nature du projet de grands bâtiments amphibies. Le 9 janvier 2020, l'esquisse du Projet 23900 élaboré par le bureau d'études de Zelenodolsk (Tatarstan) est présentée à Vladimir Poutine à Sébastopol. Le ministère russe de la Défense signe finalement en mai 2020 avec le chantier Zaliv un contrat de 100 milliards RUR (€1,2 milliard) pour la construction de deux "bâtiments de débarquement universels" livrables d'ici fin 2027.
Le Projet 23900. Source : bureau d'études de Zelenodolsk
La mise sur cale : éléments de contextualisation
Pour son premier déplacement loin de la "Russie centrale" dans la période post-pandémique, Vladimir Poutine a donc choisi la Crimée et la ville de Kertch, où se trouve le chantier naval Zaliv. Alors que le chef de l’État russe officiait lors de la mise sur cale des deux mastodontes, à quelques encablures de la péninsule débutaient en mer Noire l'exercice de l'OTAN Sea Breeze 2020. La marine française a dépêché à cette occasion le pétrolier ravitailleur A 608 Var. Il s'agit là du premier bâtiment de la Marine nationale déployé en mer Noire en 2020.
Annoncée pour le 16 juillet 2020, la mise sur cale des deux grands bâtiments amphibies s'est finalement tenue le 20. Ce décalage peut s'expliquer tout autant par la nécessité de synchroniser cet évènement avec la mise sur cale de deux frégates du Projet 22350 au chantier naval du Nord (Saint-Pétersbourg) et celle de deux SSGN du Projet 885M à SevMash (Severodvinsk), que par la volonté de lancer cette mise chantier au moment où l'OTAN débute son exercice naval pontique.
Un duplex entre les trois chantiers a été organisé pour l'occasion de la mise sur cale des 6 bâtiments. A cet égard, le mois de juillet 2020 fait d'ores et déjà office de mois record pour la marine russe dans la mesure où ce ne sont pas moins de 9 unités qui y auront été mises en chantier :
- 2 porte-hélicoptères d'assaut du Projet 23900: Ivan Rogov et Mitrofan Moskalenko
- 2 frégates du Projet 22350 : Amiral Spiridonov, Amiral Ioumachev
- 2 SSGN du Projet 885M : Voronej et Vladivostok
- 1 dragueur de mines du Projet 12700 : Lev Tchernavin (mise sur cale prévue le 25/07/2020)
- 2 patrouilleurs brise-glaces du Projet 23550 : mise sur cale prévue d'ici la fin du mois, pour le compte du FSB.
Résumé des mises sur cale du mois de juillet 2020. Un record. Source : @rusfleet
Si toutes ces mises sur cale se tiennent comme prévues, à la fin du mois, la Russie aura mis en chantier pour plus 85 000 tonnes de nouvelles unités de combat, un record pour la période post-soviétique. Raisonner en tonnage n'a en réalité que peu de sens pour la marine russe - des petits navires lance-missiles de 900 tonnes sont équipés de missiles de croisière Kalibr -, mais le chiffre est suffisamment important pour être mentionné. La mise en chantier synchronisée de plusieurs unités - qui a reçu le nom de "Jour unique des mises sur cale" -, comme l'an dernier le 23 avril, est enfin un moyen de mettre en avant la marine, peu avantagée par le plan d'armement 2018-2027.
Grands bâtiments amphibies : de quoi parle t'on ?
Après l'échec du contrat Mistral, la Russie avait remisé ses ambitions de construire des bâtiments de surface de combat de gros tonnage, mais elle ne les avait pour autant pas abandonnées, comme l'atteste le contenu de la Doctrine maritime de juillet 2017. Jusqu'à ce jour, les frégates du Projet 22350 et leurs 5 400 tonnes de déplacement constituaient les unités de combat de surface les plus imposantes mises à l'eau par les chantiers navales russes (chantier naval du Nord, en l’occurrence). Avec les grands bâtiments amphibies du Projet 23900, on passe dans une autre dimension. Déplaçant 25 000 tonnes (28 000 tonnes à pleine charge), ces bâtiments mesurent 220 m de long pour 33 m de large.
Voici quelques caractéristiques :
- Vitesse maxi : 22 nœuds
- Distance maxi : 6 000 milles nautiques
- Autonomie : 60 jours
- Équipage : 320
- Force embarquée : 1 000 soldats de l'infanterie de marine et 75 véhicules, plagés par 6 "vedettes de débarquement" (voir plus loin)
- Armement : 20 hélicoptères (Ka-52K, Ka-29, Ka-27) ; SAM Pantsyr navalisé...
Les bureaux pétersbourgeois Neskoe et Krilov avaient proposé leurs projets de grands bâtiments amphibies peu après la rupture du contrat Mistral. Nevskoe en particulier dispose d'une expérience acquise à l'époque soviétique avec les grands navires de débarquement du Projet 1174 (trois unités construites ; 14 000 tonnes de déplacement). C'est d'ailleurs les noms de deux de ces unités - Ivan Rogov, un officier de la marine soviétique natif de Kazan, et Mitrofan Moskalenko - qui ont été donnés aux nouveaux bâtiments, alors que des noms de villes (Sébastopol et Vladivostok - comme pour les ex Mistrals russes - ou Kertch) circulaient depuis des mois dans les médias. Nevskoe avait aussi élaboré dans les années 1980 un projet de LHD - le Projet 11780 - qui n'a cependant jamais vu le jour.
C'est néanmoins le projet esquissé par le bureau tatarstanais de Zelenodolsk, propriété du conglomérat Ak Bars, qui aura été retenu par le ministère de la Défense. Ce choix a surpris nombre d'observateurs de la scène navale russe : le bureau d'études de Zelenodolsk n'a en effet jamais élaboré ce type de plateformes. En revanche, certains éléments ont pu jouer en sa faveur :
- un lobbying intense réalisé au plus haut niveau politique en 2019 par le président de la République du Tatarstan, Roustan Minnikhanov, qui a plaidé pour "son" industriel auprès des plus hautes autorités compétentes : Iouri Borissov et Vladimir Poutine. Le rôle du directeur de Ak Bars, Renat Mistakhov, n'est pas non plus à négliger.
- la maîtrise de la chaîne, le bureau de Zelenodolsk et le chantier Zaliv appartenant au tatarstanais Ak Bars
- un argument réputationnel : la capacité à tenir les délais prouvée par le chantier naval Gorki (Zelenodolsk), également propriété d'Ak Bars, et qui a produit en nombre les petits navires lance-missiles du Projet 21631 (flottille de la Caspienne, flottes de la Baltique et de la mer Noire), conçus par le bureau d'études de Zelenodolsk, et largement vus à l’œuvre en Syrie
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