Le compagnonnage spirituel
Par Khaled Maaroub
Si le christianisme est centré sur le Christ et non sur le Nouveau Testament, en islam,
c’est le Coran qui est le « Verbe incréé de Dieu » et non le Prophète. C’est ainsi que,
par analogie, le rôle du Prophète Muhammad peut être assimilé à celui de Marie :
par le même intermédiaire qu’est l’archange Gabriel, la « Vierge » Marie (al-‘adhrâ’) a
donné naissance à Jésus « Verbe de Dieu », et Muhammad « l’illettré » (al-ummî) a mis
au monde le Coran « Livre de Dieu ».
Or, étant fondé sur l’unicité de Dieu et le monothéisme absolu, l’islam a insisté sur
l’aspect humain du Prophète – « Dis : Je ne suis qu’un homme comme vous. Il m’a été
révélé que votre Dieu est un Dieu unique1
» – mais sans pour autant nier sa nature
spirituelle et sa dimension ésotérique désignée par l’expression nûr muhammadî2
(lumière mohammadienne) que de nombreux versets et hadiths révèlent ouvertement :
« Une lumière vous est venue de la part de Dieu ainsi qu’un Livre explicite3
. »
« …[Le Prophète] appelle à Dieu par Sa permission et il est un flambeau éclairant4
. »
« J’étais Prophète alors qu’Adam était entre l’esprit et le corps5
. »
« Je ne suis pas comme vous : Je passe ma nuit auprès de mon Seigneur, Il me nourrit
et m’abreuve6
. »
Rappelons dans ce sens, que le mot arabe rasûl que tout musulman prononce dans
l’attestation de foi (al-shahâda7
) ne signifie pas uniquement « prophète » ou « messager », mais aussi et surtout « envoyé » au même titre que la Révélation elle-même.
La nature du Prophète est donc mi-céleste, mi-terrestre. Il n’est pas uniquement un
« messager », il est aussi le « Message ».
Cependant, la prépondérance actuelle accordée à la « lettre »
sur l’ « esprit » conduit à méconnaître la réalité intérieure du
Prophète. S’il est venu pour instaurer une Loi, il s’est aussi
offert comme « modèle excellent » de la Voie à parcourir. La
réduction de la Sunna aux seules prescriptions législatives
et normes sociales mutile le Message et produit ce décalage
flagrant entre l’éthique islamique et le comportement réel
de trop de musulmans.
Le Prophète est essentiellement un modèle, et sa Sunna ne
peut se limiter à une apparence, à des recueils de hadiths
ou à des rites ; notons, d’ailleurs, que sur les centaines de
milliers de hadiths qui lui sont attribués, seuls quelques
dizaines ont été rapportés par Abû Bakr al-Ṣiddîq, son
Compagnon le plus proche. Ce même constat s’étend à
d’autres Compagnons tels que ‘Umar Ibn al-Khaṭṭâb et
‘Alî Ibn Abî Ṭâlib. À titre d’exemple, dans le célèbre recueil
d’al-Bukhârî qui contient plus de sept mille hadiths, seuls
dix-sept d’entre eux ont été rapportés par Abû Bakr, une
soixantaine par ‘Umar et trente-cinq par ‘Alî. Comment est-il
possible que ces quelques hadiths puissent constituer tout
ce que les plus grands Compagnons du Prophète avaient à
nous transmettre ? À l’évidence, l’héritage muḥammadien
transcende la parole car il illumine toutes les dimensions
de l’être.
« Le Prophète nous vidait et nous remplissait. » Ainsi ont
rendu compte de leur expérience certains Compagnons.
D’après Ghazâlî, le Prophète les purifiait des caractères
blâmables appartenant à la nature bestiale, et les parait
de qualités angéliques. L’éducation spirituelle est donc
au centre de la mission prophétique. Comment peut-il en
être autrement puisqu’il a été envoyé pour parfaire les
vertus ? Or, cette éducation de l’âme ne se produit pas par
la seule connaissance des textes. Elle requiert la présence
d’un maître, qui transmet la science utile à la réalisation
spirituelle. On compare celui qui souhaite sortir de l’illusion
de son ego sans accompagnement spirituel, à celui qui se
tire les cheveux pour se dégager du sable mouvant. Hélas,
on est prêt aujourd’hui à suivre un maître dans toutes les
disciplines, sauf dans celle où l’on peut le moins s’en passer.
La vénération attachée à la personne du Prophète est une
donnée indiscutable dans l’ensemble du monde musulman. Les sources traditionnelles regorgent d’histoires qui
illustrent l’amour des Compagnons envers leur maître. Ils
se sont immergés dans la nature du Prophète comme le
montre ce récit : durant l’émigration de la Mecque à Médine,
le Messager et son Compagnon Abû Bakr s’arrêtèrent,
assoiffés, pour se ressourcer et se reposer. Le Prophète but
du lait, et en le voyant boire, Abû Bakr dit : « Mon bien-aimé
a bu jusqu’à ce que je me sois senti satisfait8
».
Dans un sens universel, cet amour est mis à la portée de
tout croyant à travers les maîtres spirituels qui prolongent la
présence sanctifiante émanant de la source lumineuse du
Messager de Dieu. En effet, l’héritage spirituel du Prophète
a pu être préservé et transmis à travers les siècles grâce au
soufisme. A peine formalisée au départ, cette transmission
a pris corps à partir du xiie siècle, dans les confréries soufies
(Turuq9) qui ont offert un cadre idéal pour éduquer les âmes
et vivifier l’amour de Dieu et de Son Messager grâce au
compagnonnage spirituel, malgré l’aversion de ceux qui,
animés en apparence par le souci louable de combattre
l’idolâtrie (al-shirk) ont tenu en suspicion les soufis en les
accusant de vénérer leurs maîtres. Ils ignorent, consciemment ou inconsciemment, que par l’amour qu’il porte
envers son cheikh, le disciple ne fait que témoigner de son
amour pour Dieu et Son Prophète comme l’expriment ces
vers par allusion :
Passant par la maison, la maison de Laylâ10,
Je baise ce mur-ci, cet autre, et celui-là.
Mais ce n’est pas l’amour des maisons qui a
conquis mon cœur
C’est l’amour de Celui qui y demeure11.
Dans ses principes comme dans son histoire, le soufisme a
toujours appelé à la réalisation sincère, totale et profonde
de l’unicité en rappelant que le maître spirituel n’est
qu’un « support transitoire », un miroir qui reflète le Soi
que le cheminant doit réaliser en lui-même. S’adressant à
un disciple qui pleurait la mort de son maître, un soufi a
dit : « Quelle idée de prendre pour maître quelqu’un qui
meurt ! ».
Cependant, il est important de signaler que l’individualisme
moderne s’est finalement infiltré dans certains milieux
confrériques pour donner naissance à un esprit sectaire qui
considère tous ceux qui ne sont pas dans « ma » tarîqa et qui
ne sont pas rattachés à « mon » cheikh comme de « pauvres
égarés » regardés avec un œil compatissant en apparence,
mais profondément méprisant.
Le compagnonnage spirituel, censée apporter de l’aide
pour le dépassement de l’ego et la purification du cœur de
tout ce qui est autre que Dieu, se réduit parfois, à l’instar de
n’importe quel groupe profane ou ‘‘fan club’’, à des surenchères au sujet des prodiges du cheikh ou à un rattachement égotique dépourvu de toute dimension spirituelle. Or
le soufisme authentique est incompatible avec toute forme
de repli narcissique tel qu’on peut le voir chez certains
disciples et certains pseudo-maîtres. Ils oublient qu’« il
existe autant de voies menant à Dieu que de fils d’Adam » ;
ils oublient que Dieu est le seul Guide et que le soufisme
est un état, non un avoir12.
Khaled Maaroub est auteur, traducteur et conférencier. Il a
été chargé de cours à l’Université Charles de Gaulle de Lille.
Il œuvre à la transmission de l’héritage spirituel de l’Islam
dans les pays arabes et francophones à travers des ouvrages,
des conférences et en traduisant des textes majeurs du patrimoine soufi.
NOTES :
1 . Coran 41 : 6.
2 . Principe métaphysique essentiel pour la connaissance de la nature du Prophète. Il a
été intégré dans la doctrine de la « Réalité Muhammadienne » formulée par Ibn ‘Arabî
(m. 1240) et d’autres mystiques musulmans.
3 . Coran 5 : 15.
4 . Coran 33 : 46.
5 . Hadith cité par al-Ḥâkim.
6 . Hadith cité par al-Bukhârî.
7 . C’est le témoignage qu’il n’y a pas de divinité si ce n’est Dieu et que Muḥammad
est Son Prophète (Lâ ilâha illâllah, Muḥammad rasûlullah)
8 . Extrait d’un hadith cité par al-Bukhârî.
9 . Pluriel de Tarîqa qui signifie littéralement méthode ou voie
mais qui désigne généralement la confrérie soufie.
10 . Prénom féminin qui symbolise l’Essence divine pour les
poètes soufis.
11 . Poème de Qays Ibn al-Mulawwaḥ (m. 68/688) surnommé
Majnûn Laylâ « Le fou (amoureux) de Laylâ ».
12 . E. Geoffroy, L’islam sera spirituel ou ne sera plus, Paris, éd.
Seuil, 2009, p. 190.
Par Khaled Maaroub
Si le christianisme est centré sur le Christ et non sur le Nouveau Testament, en islam,
c’est le Coran qui est le « Verbe incréé de Dieu » et non le Prophète. C’est ainsi que,
par analogie, le rôle du Prophète Muhammad peut être assimilé à celui de Marie :
par le même intermédiaire qu’est l’archange Gabriel, la « Vierge » Marie (al-‘adhrâ’) a
donné naissance à Jésus « Verbe de Dieu », et Muhammad « l’illettré » (al-ummî) a mis
au monde le Coran « Livre de Dieu ».
Or, étant fondé sur l’unicité de Dieu et le monothéisme absolu, l’islam a insisté sur
l’aspect humain du Prophète – « Dis : Je ne suis qu’un homme comme vous. Il m’a été
révélé que votre Dieu est un Dieu unique1
» – mais sans pour autant nier sa nature
spirituelle et sa dimension ésotérique désignée par l’expression nûr muhammadî2
(lumière mohammadienne) que de nombreux versets et hadiths révèlent ouvertement :
« Une lumière vous est venue de la part de Dieu ainsi qu’un Livre explicite3
. »
« …[Le Prophète] appelle à Dieu par Sa permission et il est un flambeau éclairant4
. »
« J’étais Prophète alors qu’Adam était entre l’esprit et le corps5
. »
« Je ne suis pas comme vous : Je passe ma nuit auprès de mon Seigneur, Il me nourrit
et m’abreuve6
. »
Rappelons dans ce sens, que le mot arabe rasûl que tout musulman prononce dans
l’attestation de foi (al-shahâda7
) ne signifie pas uniquement « prophète » ou « messager », mais aussi et surtout « envoyé » au même titre que la Révélation elle-même.
La nature du Prophète est donc mi-céleste, mi-terrestre. Il n’est pas uniquement un
« messager », il est aussi le « Message ».
Cependant, la prépondérance actuelle accordée à la « lettre »
sur l’ « esprit » conduit à méconnaître la réalité intérieure du
Prophète. S’il est venu pour instaurer une Loi, il s’est aussi
offert comme « modèle excellent » de la Voie à parcourir. La
réduction de la Sunna aux seules prescriptions législatives
et normes sociales mutile le Message et produit ce décalage
flagrant entre l’éthique islamique et le comportement réel
de trop de musulmans.
Le Prophète est essentiellement un modèle, et sa Sunna ne
peut se limiter à une apparence, à des recueils de hadiths
ou à des rites ; notons, d’ailleurs, que sur les centaines de
milliers de hadiths qui lui sont attribués, seuls quelques
dizaines ont été rapportés par Abû Bakr al-Ṣiddîq, son
Compagnon le plus proche. Ce même constat s’étend à
d’autres Compagnons tels que ‘Umar Ibn al-Khaṭṭâb et
‘Alî Ibn Abî Ṭâlib. À titre d’exemple, dans le célèbre recueil
d’al-Bukhârî qui contient plus de sept mille hadiths, seuls
dix-sept d’entre eux ont été rapportés par Abû Bakr, une
soixantaine par ‘Umar et trente-cinq par ‘Alî. Comment est-il
possible que ces quelques hadiths puissent constituer tout
ce que les plus grands Compagnons du Prophète avaient à
nous transmettre ? À l’évidence, l’héritage muḥammadien
transcende la parole car il illumine toutes les dimensions
de l’être.
« Le Prophète nous vidait et nous remplissait. » Ainsi ont
rendu compte de leur expérience certains Compagnons.
D’après Ghazâlî, le Prophète les purifiait des caractères
blâmables appartenant à la nature bestiale, et les parait
de qualités angéliques. L’éducation spirituelle est donc
au centre de la mission prophétique. Comment peut-il en
être autrement puisqu’il a été envoyé pour parfaire les
vertus ? Or, cette éducation de l’âme ne se produit pas par
la seule connaissance des textes. Elle requiert la présence
d’un maître, qui transmet la science utile à la réalisation
spirituelle. On compare celui qui souhaite sortir de l’illusion
de son ego sans accompagnement spirituel, à celui qui se
tire les cheveux pour se dégager du sable mouvant. Hélas,
on est prêt aujourd’hui à suivre un maître dans toutes les
disciplines, sauf dans celle où l’on peut le moins s’en passer.
La vénération attachée à la personne du Prophète est une
donnée indiscutable dans l’ensemble du monde musulman. Les sources traditionnelles regorgent d’histoires qui
illustrent l’amour des Compagnons envers leur maître. Ils
se sont immergés dans la nature du Prophète comme le
montre ce récit : durant l’émigration de la Mecque à Médine,
le Messager et son Compagnon Abû Bakr s’arrêtèrent,
assoiffés, pour se ressourcer et se reposer. Le Prophète but
du lait, et en le voyant boire, Abû Bakr dit : « Mon bien-aimé
a bu jusqu’à ce que je me sois senti satisfait8
».
Dans un sens universel, cet amour est mis à la portée de
tout croyant à travers les maîtres spirituels qui prolongent la
présence sanctifiante émanant de la source lumineuse du
Messager de Dieu. En effet, l’héritage spirituel du Prophète
a pu être préservé et transmis à travers les siècles grâce au
soufisme. A peine formalisée au départ, cette transmission
a pris corps à partir du xiie siècle, dans les confréries soufies
(Turuq9) qui ont offert un cadre idéal pour éduquer les âmes
et vivifier l’amour de Dieu et de Son Messager grâce au
compagnonnage spirituel, malgré l’aversion de ceux qui,
animés en apparence par le souci louable de combattre
l’idolâtrie (al-shirk) ont tenu en suspicion les soufis en les
accusant de vénérer leurs maîtres. Ils ignorent, consciemment ou inconsciemment, que par l’amour qu’il porte
envers son cheikh, le disciple ne fait que témoigner de son
amour pour Dieu et Son Prophète comme l’expriment ces
vers par allusion :
Passant par la maison, la maison de Laylâ10,
Je baise ce mur-ci, cet autre, et celui-là.
Mais ce n’est pas l’amour des maisons qui a
conquis mon cœur
C’est l’amour de Celui qui y demeure11.
Dans ses principes comme dans son histoire, le soufisme a
toujours appelé à la réalisation sincère, totale et profonde
de l’unicité en rappelant que le maître spirituel n’est
qu’un « support transitoire », un miroir qui reflète le Soi
que le cheminant doit réaliser en lui-même. S’adressant à
un disciple qui pleurait la mort de son maître, un soufi a
dit : « Quelle idée de prendre pour maître quelqu’un qui
meurt ! ».
Cependant, il est important de signaler que l’individualisme
moderne s’est finalement infiltré dans certains milieux
confrériques pour donner naissance à un esprit sectaire qui
considère tous ceux qui ne sont pas dans « ma » tarîqa et qui
ne sont pas rattachés à « mon » cheikh comme de « pauvres
égarés » regardés avec un œil compatissant en apparence,
mais profondément méprisant.
Le compagnonnage spirituel, censée apporter de l’aide
pour le dépassement de l’ego et la purification du cœur de
tout ce qui est autre que Dieu, se réduit parfois, à l’instar de
n’importe quel groupe profane ou ‘‘fan club’’, à des surenchères au sujet des prodiges du cheikh ou à un rattachement égotique dépourvu de toute dimension spirituelle. Or
le soufisme authentique est incompatible avec toute forme
de repli narcissique tel qu’on peut le voir chez certains
disciples et certains pseudo-maîtres. Ils oublient qu’« il
existe autant de voies menant à Dieu que de fils d’Adam » ;
ils oublient que Dieu est le seul Guide et que le soufisme
est un état, non un avoir12.
Khaled Maaroub est auteur, traducteur et conférencier. Il a
été chargé de cours à l’Université Charles de Gaulle de Lille.
Il œuvre à la transmission de l’héritage spirituel de l’Islam
dans les pays arabes et francophones à travers des ouvrages,
des conférences et en traduisant des textes majeurs du patrimoine soufi.
NOTES :
1 . Coran 41 : 6.
2 . Principe métaphysique essentiel pour la connaissance de la nature du Prophète. Il a
été intégré dans la doctrine de la « Réalité Muhammadienne » formulée par Ibn ‘Arabî
(m. 1240) et d’autres mystiques musulmans.
3 . Coran 5 : 15.
4 . Coran 33 : 46.
5 . Hadith cité par al-Ḥâkim.
6 . Hadith cité par al-Bukhârî.
7 . C’est le témoignage qu’il n’y a pas de divinité si ce n’est Dieu et que Muḥammad
est Son Prophète (Lâ ilâha illâllah, Muḥammad rasûlullah)
8 . Extrait d’un hadith cité par al-Bukhârî.
9 . Pluriel de Tarîqa qui signifie littéralement méthode ou voie
mais qui désigne généralement la confrérie soufie.
10 . Prénom féminin qui symbolise l’Essence divine pour les
poètes soufis.
11 . Poème de Qays Ibn al-Mulawwaḥ (m. 68/688) surnommé
Majnûn Laylâ « Le fou (amoureux) de Laylâ ».
12 . E. Geoffroy, L’islam sera spirituel ou ne sera plus, Paris, éd.
Seuil, 2009, p. 190.
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