Le cheikh Ahmad al-'Alawî - Un maître soufi du XXème siècle - partie 1
univers-soufi.over-*********/
21 Avril 2016 ,
Rédigé par Ladji
Le récit qui va suivre est du Dr Marcel Carret, qui a eu le privilège de visiter et de soigner le cheikh al'-Alawî durant les dernières années de sa vie. Le lecteur comprendra, après en avoir pris connaissance, pourquoi nous avons placé ce récit au début de ce livre: c'est que nous avons là le témoignage d'un homme à la fois désintéressé et sensible, dont les impressions ont la sincérité des choses vécues et la fraîcheur des contacts immédiats.
" Je rencontrai pour la première fois le cheikh El-Alawî au printemps de 1920. Ce ne fut pas par hasard. J'avais été appelé auprès de lui comme médecin. Je n'étais alors installé à Mostaganem (Algérie) que depuis quelques mois.
Quel motif avait pu inciter le cheikh à consulter un médecin, lui qui attachait si peu d'importance à nos petites misères corporelles ? Et pour quelle raison m'avait-il choisi, parmi tant d'autres, moi, nouveau venu ?
Je l'ai su plus tard par lui-même. Peu de temps après mon arrivée à Mostaganem, j'avais installé dans la ville arabe de Tidjditt, exclusivement à l'usage des musulmans, une infirmerie où je venais trois fois par semaine donner des consultations pour un prix minime. Les indigènes éprouvent une répugnance instinctive pour les dispensaires administratifs.
Mon infirmerie installée dans leur ville, chez eux, et disposée conformément à leurs goûts et à leurs coutumes, fut un succès. Des échos en parvinrent aux oreilles du cheikh.
Cette initiative d'un médecin français nouvellement débarqué, qui, contrairement à la plupart des Européens, semblait ne pas considérer les musulmans de toute la hauteur d'un orgueil méprisant, attira son attention. Sans que je le susse, et sans la moindre tentative d'investigation de sa part, il était bénévolement renseigné par les disciples sur ma personne, mes faits et gestes, ma façon d'agir envers les malades, et mon attitude sympathique à l'égard des musulmans.
Il en résultat que le cheikh El-Alawî me connaissait très bien alors que j'ignorais encore son existence. Une grippe assez sérieuse, qu'il contracta au cours du printemps de 1920, le décida à me faire appeler.
Dès le premier contact j'eus l'impression d'être en présence d'une personnalité sortant de l'ordinaire. La salle où l'on me fit entrer était, comme toutes les pièces des demeures musulmanes, dépourvue de meubles. Il ne s'y trouvait que deux coffres, que j'ai su plus tard renfermait des livres et des manuscrits. Mais le parquet était couvert, de bout en bout, de tapis et de nattes d'alfa. Dans un coin, un matelas recouvert d'une couverture. Et, sur ce matelas, le dos appuyé contre des coussins, le torse droit, les jambes repliées, les mains posées sur les genoux, immobile, en une attitude hiératique mais que l'on sentait naturelle, était assis le cheikh.
Ce qui me frappa tout de suite, ce fut sa ressemblance avec le visage sous lequel on a coutume de représenter le Christ.
Ses vêtements, si voisins, sinon identiques, de ceux que devait porter Jésus, le voile de très fin tissu blanc qui encadrait ses traits, son attitude enfin, tout concourait pour renforcer encore cette ressemblance. L'idée me vint à l'esprit que tel devait être le Christ recevant ses disciples, lorsqu'il habitait chez Marthe et Marie.
La surprise me retint un instant sur le seuil de la porte. Lui aussi me considérait, mais d'un regard lointain. Il rompit le premier le silence, prononça les paroles habituelles de bienvenue et me pria d'entrer. Son neveu, Sidi Mohammed, lui servait d'interprète car le cheikh comprenait bien le français, mais le parlait avec une certaine difficulté, et affectait de l'ignorer complètement quand il était en présence d'un étranger.
Je demandai des sandales pour recouvrir mes chaussures, afin de ne pas souiller le tapis et les nattes, mais il me fit dire que cela n'avait aucune importance. Sur sa demande, on m'apporta une chaise, mais ce meuble me parut si ridicule dans un tel décor que j'en déclinai l'offre et préférait m'asseoir sur un coussin. Il eut un fin sourire, et je sentis que par ce simple geste j'avais gagné sa sympathie.
Sa voix était douce, un peu voilé. Il parlait peu, en phrases courtes, et son entourage, attentif à ses moindres mots, à ses moindres gestes, obéissait en silence. On le sentait entouré d'un profond respect.
Déjà au courant des habitudes musulmanes, et devinant que j'avais affaire à "quelqu'un", je me gardai bien d'aborder brusquement le sujet pour lequel on m'avait fait appeler. Je laissai le cheikh m'interroger, par l'intermédiaire de Sidi Mohammed, sur mon séjour à Mostaganem, les motifs qui m'y avaient amené, les difficultés que j'avais pu rencontrer et les satisfactions éprouvées.
Durant cette conversation, un jeune disciple avait apporté un vaste plateau de cuivre, du thé arabe parfumé à la menthe et quelques gâteaux. Le cheikh n'y toucha pas, mais m'invita à boire lorsque le thé fut servi et prononça pour moi le "Bismillah" (Au nom d'Allâh !) lorsque je portai le verre à mes lèvres.
Ce n'est qu'après l'accomplissement de tout ce cérémonial d'usage que le cheikh se décida à me parler de sa santé. Il m'avait fait venir, me dit-il, non pas pour que je lui prescrive des médicaments, il en prendrait certes, si je jugeais que cela fut absolument indispensable et utile, mais il n'y tenait nullement. Il désirait simplement savoir si l'affection qu'il avait contractée depuis quelques jours était grave. Il comptait sur moi pour lui dire, en toute franchise et sans réticences, ce que je pensais de son état. Le reste importait peu.
J'étais de plus en plus intéressé et séduit. Un malade qui n'a pas le fétichisme du médicament est déjà un phénomène rare, mais un malade qui se soucie peu de guérir et désir simplement savoir où il en est constitue une rareté encore plus grande.
Je procédai à un examen médical minutieux, auquel le patient se soumit docilement. Plus je montrai de circonspection et d'attentions délicates au cours de cet examen, et plus il se livrait avec confiance. Il était d'une maigreur stupéfiante, à croire que la vie dans cet organisme ne fonctionnait qu'au ralenti. Mais il n'y avait aucune lésion sérieuse. L'ensemble était sain. Tout se passa en présence du seul Sidi Mohammed, qui, debout au milieu de la pièce, les yeux baissés, et tournant le dos en une attitude de respect attristé, traduisait à mi-voix, sans rien voir, les questions et les réponses.
Lorsque tout fut terminé, le cheikh reprit son attitude hiératique sur les coussins, Sidi Mohammed frappa dans ses mains et un serviteur entra apportant à nouveau du thé.
J'expliquai alors au cheikh qu'il avait une grippe assez sérieuse mais sans gravité, que ses principaux organes fonctionnaient normalement et que probablement tous ces troubles disparaitraient d'eux-mêmes dans quelques jours. Cependant, comme des complications, peu probables mais possibles, étaient toujours à craindre en pareil cas, il était utile de suivre la maladie par mesure de précaution. J'ajoutai que je trouvai sa maigreur alarmante et qu'il devrait suivre à l'avenir un régime alimentaire un peu plus copieux. Au cours de mon interrogatoire, j'avais appris en effet qu'il ne se nourrissait chaque jour que d'un litre de lait, quelques dattes sèches, une ou deux bananes et du thé.
Le cheikh parut très satisfait du résultat de mon examen. Il me remercia avec dignité, s'excusa de m'avoir dérangé et me dit que je pourrais revenir le voir autant de fois que je le croirais nécessaire. Quant à la question de nourriture, il en jugeait de manière différente. Pour lui, le fait de se nourrir constituait une obligation importune. Il ne s'y soumettait que dans la mesure la plus restreinte possible.
Je lui fis remarquer qu'une nourriture insuffisante l'affaiblirait de plus en plus, et surtout diminuerait sa force de résistance contre les maladies à venir. Je comprenais fort bien qu'il n'attachât aucun intérêt à cette manifestation purement matérielle, mais si, d'autre part, il pensait devoir, dans une certaine mesure, prolonger ou simplement conserver son existence, il lui était indispensable de se plier aux exigences de la nature, si ennuyeuses qu'elles fussent.
Cet argument le frappa sans doute, car il resta un long moment silencieux. Puis il fit un geste évasif de la main :
" Allâh y pourvoira ! " dit-il doucement, tandis qu'un léger sourire errait sur ses lèvres.
Il avait repris son attitude rêveuse du début, et son regard était devenu lointain. Je me retirai discrètement, emportant une impression qui, à plus de vingt ans d'intervalle, est restée aussi nettement gravée dans ma mémoire que si ces évènements dataient à peine d'hier.
J'ai raconté dans tous ses détails cette première visite que je fus au cheikh Al-Alawî, estimant que le meilleur moyen de faire ressortir sa personnalité était d'exposer tout d'abord l'impression qu'il me fit lorsque me fut donnée pour la première fois l'occasion de le rencontrer. Cette impression est d'autant plus sincère que j'ignorais tout du personnage avant de l'avoir vu.
Quand on était venu me prier de me rendre auprès d'un cheikh, j'avais pensé qu'il s'agissait d'un chef religieux quelconque, comme il y en a tant parmi les musulmans. Or, une fois en sa présence, j'avais senti aussitôt qu'il s'agissait de tout autre chose.
J'essayai de me renseigner sur cette personnalité étrange, je ne puis rien apprendre de particulier. Les Européens de l'Afrique du Nord vivent en général dans une telle ignorance de la vie intime de l'islam que, pour eux, un cheikh ou un marabout est une espèce de sorcier, qui n'a d'importance qu'en raison de l'action politique qu'il peut exercer. Or, le cheikh dont il s'agissait n'avait aucune influence de ce genre.
Donc, on l'ignorait.
D'autre part, à la réflexion, je me demandais si je n'avais pas été quelque peu victime de mon imagination. Cette figure de Christ, ce ton de voix paisible et doux, ces manières affables pouvaient avoir exercé sur moi une influence favorable, propre à me laisser supposer une spiritualité qui n'existait peut-être pas. Son attitude pouvait n'être qu'une "pose" voulue et calculée, et, sous cette apparence qui semblait recouvrir quelque chose, peut-être n'y avait-il rien ?
Cependant, il m'avait paru tellement simple et naturel que ma première impression persistait. Elle devait se confirmer par la suite.
Le lendemain, je retournai le voir, ainsi que les jours qui suivirent, jusqu'au moment où il fut complètement rétabli. Je le retrouvais chaque fois exactement pareil, immuable, assis dans la même pose, au même endroit, le regard lointain, un fin sourire sur les lèvres, tout comme s'il n'avait pas bougé la veille, semblable à une statue pour qui le temps ne compte pas.
Il se montra à chaque visite plus aimable et confiant. Bien que nos conversations, en dehors du côté médical, fussent assez limitées et d'un ordre tout à fait général, de plus en plus se renforçait l'impression que je n'avais pas devant moi un imposteur. Nos rapports devinrent rapidement amicaux, et, lorsque je lui annonçai que mes visites, en tant que médecin, me paraissaient désormais inutiles, il me répondit qu'il avait eu plaisir à faire ma connaissance et qu'il lui serait agréable que je vinsse le voir de temps en temps,, quand mes occupations me le permettraient.
Ainsi commença entre le cheikh Al-'Alawî et moi une amitié qui devait durer jusqu'à la mort du cheikh. Celle-ci survint au cours de l'année 1934. Pendant ces quatorze années, je puis dire que j'ai eu au moins une fois par semaine en moyenne l'occasion de le voir. Tantôt, c'était pour le plaisir de m'entretenir avec lui dans mes moments de liberté, tantôt parce qu'il me faisait appeler pour un membre de sa famille, souvent aussi parce que sa santé, toujours précaire et chancelante, nécessitait mon attention.
Peu à peu, ma femme et moi devînmes des familiers de la maison. Nous y fûmes reçus au bout d'un certain temps sur le pied de la plus complète intimité. Avec les années, on en était venu à me considérer presque comme un des membres de la famille. Mais cela se fit très lentement et de manière insensible.
... à suivre
Source: Un Saint soufi du XXème siècle - Le cheikh Ahmad al-'Alawî (Martin Lings)
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21 Avril 2016 ,
Rédigé par Ladji
Le récit qui va suivre est du Dr Marcel Carret, qui a eu le privilège de visiter et de soigner le cheikh al'-Alawî durant les dernières années de sa vie. Le lecteur comprendra, après en avoir pris connaissance, pourquoi nous avons placé ce récit au début de ce livre: c'est que nous avons là le témoignage d'un homme à la fois désintéressé et sensible, dont les impressions ont la sincérité des choses vécues et la fraîcheur des contacts immédiats.
" Je rencontrai pour la première fois le cheikh El-Alawî au printemps de 1920. Ce ne fut pas par hasard. J'avais été appelé auprès de lui comme médecin. Je n'étais alors installé à Mostaganem (Algérie) que depuis quelques mois.
Quel motif avait pu inciter le cheikh à consulter un médecin, lui qui attachait si peu d'importance à nos petites misères corporelles ? Et pour quelle raison m'avait-il choisi, parmi tant d'autres, moi, nouveau venu ?
Je l'ai su plus tard par lui-même. Peu de temps après mon arrivée à Mostaganem, j'avais installé dans la ville arabe de Tidjditt, exclusivement à l'usage des musulmans, une infirmerie où je venais trois fois par semaine donner des consultations pour un prix minime. Les indigènes éprouvent une répugnance instinctive pour les dispensaires administratifs.
Mon infirmerie installée dans leur ville, chez eux, et disposée conformément à leurs goûts et à leurs coutumes, fut un succès. Des échos en parvinrent aux oreilles du cheikh.
Cette initiative d'un médecin français nouvellement débarqué, qui, contrairement à la plupart des Européens, semblait ne pas considérer les musulmans de toute la hauteur d'un orgueil méprisant, attira son attention. Sans que je le susse, et sans la moindre tentative d'investigation de sa part, il était bénévolement renseigné par les disciples sur ma personne, mes faits et gestes, ma façon d'agir envers les malades, et mon attitude sympathique à l'égard des musulmans.
Il en résultat que le cheikh El-Alawî me connaissait très bien alors que j'ignorais encore son existence. Une grippe assez sérieuse, qu'il contracta au cours du printemps de 1920, le décida à me faire appeler.
Dès le premier contact j'eus l'impression d'être en présence d'une personnalité sortant de l'ordinaire. La salle où l'on me fit entrer était, comme toutes les pièces des demeures musulmanes, dépourvue de meubles. Il ne s'y trouvait que deux coffres, que j'ai su plus tard renfermait des livres et des manuscrits. Mais le parquet était couvert, de bout en bout, de tapis et de nattes d'alfa. Dans un coin, un matelas recouvert d'une couverture. Et, sur ce matelas, le dos appuyé contre des coussins, le torse droit, les jambes repliées, les mains posées sur les genoux, immobile, en une attitude hiératique mais que l'on sentait naturelle, était assis le cheikh.
Ce qui me frappa tout de suite, ce fut sa ressemblance avec le visage sous lequel on a coutume de représenter le Christ.
Ses vêtements, si voisins, sinon identiques, de ceux que devait porter Jésus, le voile de très fin tissu blanc qui encadrait ses traits, son attitude enfin, tout concourait pour renforcer encore cette ressemblance. L'idée me vint à l'esprit que tel devait être le Christ recevant ses disciples, lorsqu'il habitait chez Marthe et Marie.
La surprise me retint un instant sur le seuil de la porte. Lui aussi me considérait, mais d'un regard lointain. Il rompit le premier le silence, prononça les paroles habituelles de bienvenue et me pria d'entrer. Son neveu, Sidi Mohammed, lui servait d'interprète car le cheikh comprenait bien le français, mais le parlait avec une certaine difficulté, et affectait de l'ignorer complètement quand il était en présence d'un étranger.
Je demandai des sandales pour recouvrir mes chaussures, afin de ne pas souiller le tapis et les nattes, mais il me fit dire que cela n'avait aucune importance. Sur sa demande, on m'apporta une chaise, mais ce meuble me parut si ridicule dans un tel décor que j'en déclinai l'offre et préférait m'asseoir sur un coussin. Il eut un fin sourire, et je sentis que par ce simple geste j'avais gagné sa sympathie.
Sa voix était douce, un peu voilé. Il parlait peu, en phrases courtes, et son entourage, attentif à ses moindres mots, à ses moindres gestes, obéissait en silence. On le sentait entouré d'un profond respect.
Déjà au courant des habitudes musulmanes, et devinant que j'avais affaire à "quelqu'un", je me gardai bien d'aborder brusquement le sujet pour lequel on m'avait fait appeler. Je laissai le cheikh m'interroger, par l'intermédiaire de Sidi Mohammed, sur mon séjour à Mostaganem, les motifs qui m'y avaient amené, les difficultés que j'avais pu rencontrer et les satisfactions éprouvées.
Durant cette conversation, un jeune disciple avait apporté un vaste plateau de cuivre, du thé arabe parfumé à la menthe et quelques gâteaux. Le cheikh n'y toucha pas, mais m'invita à boire lorsque le thé fut servi et prononça pour moi le "Bismillah" (Au nom d'Allâh !) lorsque je portai le verre à mes lèvres.
Ce n'est qu'après l'accomplissement de tout ce cérémonial d'usage que le cheikh se décida à me parler de sa santé. Il m'avait fait venir, me dit-il, non pas pour que je lui prescrive des médicaments, il en prendrait certes, si je jugeais que cela fut absolument indispensable et utile, mais il n'y tenait nullement. Il désirait simplement savoir si l'affection qu'il avait contractée depuis quelques jours était grave. Il comptait sur moi pour lui dire, en toute franchise et sans réticences, ce que je pensais de son état. Le reste importait peu.
J'étais de plus en plus intéressé et séduit. Un malade qui n'a pas le fétichisme du médicament est déjà un phénomène rare, mais un malade qui se soucie peu de guérir et désir simplement savoir où il en est constitue une rareté encore plus grande.
Je procédai à un examen médical minutieux, auquel le patient se soumit docilement. Plus je montrai de circonspection et d'attentions délicates au cours de cet examen, et plus il se livrait avec confiance. Il était d'une maigreur stupéfiante, à croire que la vie dans cet organisme ne fonctionnait qu'au ralenti. Mais il n'y avait aucune lésion sérieuse. L'ensemble était sain. Tout se passa en présence du seul Sidi Mohammed, qui, debout au milieu de la pièce, les yeux baissés, et tournant le dos en une attitude de respect attristé, traduisait à mi-voix, sans rien voir, les questions et les réponses.
Lorsque tout fut terminé, le cheikh reprit son attitude hiératique sur les coussins, Sidi Mohammed frappa dans ses mains et un serviteur entra apportant à nouveau du thé.
J'expliquai alors au cheikh qu'il avait une grippe assez sérieuse mais sans gravité, que ses principaux organes fonctionnaient normalement et que probablement tous ces troubles disparaitraient d'eux-mêmes dans quelques jours. Cependant, comme des complications, peu probables mais possibles, étaient toujours à craindre en pareil cas, il était utile de suivre la maladie par mesure de précaution. J'ajoutai que je trouvai sa maigreur alarmante et qu'il devrait suivre à l'avenir un régime alimentaire un peu plus copieux. Au cours de mon interrogatoire, j'avais appris en effet qu'il ne se nourrissait chaque jour que d'un litre de lait, quelques dattes sèches, une ou deux bananes et du thé.
Le cheikh parut très satisfait du résultat de mon examen. Il me remercia avec dignité, s'excusa de m'avoir dérangé et me dit que je pourrais revenir le voir autant de fois que je le croirais nécessaire. Quant à la question de nourriture, il en jugeait de manière différente. Pour lui, le fait de se nourrir constituait une obligation importune. Il ne s'y soumettait que dans la mesure la plus restreinte possible.
Je lui fis remarquer qu'une nourriture insuffisante l'affaiblirait de plus en plus, et surtout diminuerait sa force de résistance contre les maladies à venir. Je comprenais fort bien qu'il n'attachât aucun intérêt à cette manifestation purement matérielle, mais si, d'autre part, il pensait devoir, dans une certaine mesure, prolonger ou simplement conserver son existence, il lui était indispensable de se plier aux exigences de la nature, si ennuyeuses qu'elles fussent.
Cet argument le frappa sans doute, car il resta un long moment silencieux. Puis il fit un geste évasif de la main :
" Allâh y pourvoira ! " dit-il doucement, tandis qu'un léger sourire errait sur ses lèvres.
Il avait repris son attitude rêveuse du début, et son regard était devenu lointain. Je me retirai discrètement, emportant une impression qui, à plus de vingt ans d'intervalle, est restée aussi nettement gravée dans ma mémoire que si ces évènements dataient à peine d'hier.
J'ai raconté dans tous ses détails cette première visite que je fus au cheikh Al-Alawî, estimant que le meilleur moyen de faire ressortir sa personnalité était d'exposer tout d'abord l'impression qu'il me fit lorsque me fut donnée pour la première fois l'occasion de le rencontrer. Cette impression est d'autant plus sincère que j'ignorais tout du personnage avant de l'avoir vu.
Quand on était venu me prier de me rendre auprès d'un cheikh, j'avais pensé qu'il s'agissait d'un chef religieux quelconque, comme il y en a tant parmi les musulmans. Or, une fois en sa présence, j'avais senti aussitôt qu'il s'agissait de tout autre chose.
J'essayai de me renseigner sur cette personnalité étrange, je ne puis rien apprendre de particulier. Les Européens de l'Afrique du Nord vivent en général dans une telle ignorance de la vie intime de l'islam que, pour eux, un cheikh ou un marabout est une espèce de sorcier, qui n'a d'importance qu'en raison de l'action politique qu'il peut exercer. Or, le cheikh dont il s'agissait n'avait aucune influence de ce genre.
Donc, on l'ignorait.
D'autre part, à la réflexion, je me demandais si je n'avais pas été quelque peu victime de mon imagination. Cette figure de Christ, ce ton de voix paisible et doux, ces manières affables pouvaient avoir exercé sur moi une influence favorable, propre à me laisser supposer une spiritualité qui n'existait peut-être pas. Son attitude pouvait n'être qu'une "pose" voulue et calculée, et, sous cette apparence qui semblait recouvrir quelque chose, peut-être n'y avait-il rien ?
Cependant, il m'avait paru tellement simple et naturel que ma première impression persistait. Elle devait se confirmer par la suite.
Le lendemain, je retournai le voir, ainsi que les jours qui suivirent, jusqu'au moment où il fut complètement rétabli. Je le retrouvais chaque fois exactement pareil, immuable, assis dans la même pose, au même endroit, le regard lointain, un fin sourire sur les lèvres, tout comme s'il n'avait pas bougé la veille, semblable à une statue pour qui le temps ne compte pas.
Il se montra à chaque visite plus aimable et confiant. Bien que nos conversations, en dehors du côté médical, fussent assez limitées et d'un ordre tout à fait général, de plus en plus se renforçait l'impression que je n'avais pas devant moi un imposteur. Nos rapports devinrent rapidement amicaux, et, lorsque je lui annonçai que mes visites, en tant que médecin, me paraissaient désormais inutiles, il me répondit qu'il avait eu plaisir à faire ma connaissance et qu'il lui serait agréable que je vinsse le voir de temps en temps,, quand mes occupations me le permettraient.
Ainsi commença entre le cheikh Al-'Alawî et moi une amitié qui devait durer jusqu'à la mort du cheikh. Celle-ci survint au cours de l'année 1934. Pendant ces quatorze années, je puis dire que j'ai eu au moins une fois par semaine en moyenne l'occasion de le voir. Tantôt, c'était pour le plaisir de m'entretenir avec lui dans mes moments de liberté, tantôt parce qu'il me faisait appeler pour un membre de sa famille, souvent aussi parce que sa santé, toujours précaire et chancelante, nécessitait mon attention.
Peu à peu, ma femme et moi devînmes des familiers de la maison. Nous y fûmes reçus au bout d'un certain temps sur le pied de la plus complète intimité. Avec les années, on en était venu à me considérer presque comme un des membres de la famille. Mais cela se fit très lentement et de manière insensible.
... à suivre
Source: Un Saint soufi du XXème siècle - Le cheikh Ahmad al-'Alawî (Martin Lings)
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