AKRAM KHARIEF, À ALGER
«
I
l y a trois types d’officiers,
ou, disons, trois types de
carrières dans l’armée.
Devenir offcier de carrière
dans son arme d’origine,
c’est comme être dans un
train ; se tourner vers l’extérieur en
étant attaché militaire ou chargé des
achats de matériels et des marchés
publics, c’est comme être dans un
péage ; enfin, flirter avec la décision
politique, c’est comme faire du horspiste. En l’occurrence, Saïd Chengriha
n’est pas dans un train, il est la locomotive.
» C’est en ces termes quun
général à la retraite décrit la trajectoire
du chef d’état-major par intérim.
Avant d’ajouter, pour que l’on
ne se méprenne pas : « S’il est arrivé
à jouer un rôle politique, c’est grâce à
son parcours, qui lui a donné de l’endurance
et beaucoup de souplesse.
Deux atouts qui lui ont permis d’éviter
les chausse-trapes et de tenir face
à l’adversité. »
Notre interlocuteur ne se considère
pas comme l’ami de Chengriha.
D’ailleurs, il ne lui connaît que
peu d’amis, en dehors du général
Abdelaziz Medjahed, un compagnon
de route. Les deux hommes
ont en effet suivi les mêmes voies,
fréquenté les mêmes unités de combat
et partagé les moments les plus
diffciles de leur carrière, pendant les
années 1990.
Il faut beaucoup creuser pour trouver
trace des chemins empruntés par
l’actuel chef d’état-major des armées.
Les rares fois où son nom est cité, c’est
lors de règlements de conflits.
SaïdChengrihaestnéle1
er
août1945,
à El-Kantara, dans l’actuelle wilaya
de Biskra. Véritable paradis sur terre,
la petite ville est à l’époque un haut
lieu du tourisme saharien : à la fois
première étape de la longue boucle
qu’empruntentlesaventuriersetcamp
de base de touristes désireux de goûter
aux charmes du désert. Le lieu, majestueux,
relie le Sahara à l’Atlas, tel un
ruban sinueux parsemé d’oasis luxuriantes
qui débouchent directement
sur les dunes. El-Kantara est alors une
ville réputée pour l’érudition et l’ascétisme
de ses habitants: de nombreux
marabouts et mourides la choisissent
comme havre de contemplation et
d’enseignement.
Celui qui se retrouvera quelque
soixante-dix années plus tard à la tête
de l’Armée nationale populaire (ANP)
est issu de l’une des plus anciennes
familles de la région. Si lui-même est
alors trop jeune pour rejoindre l’Armée
de libération nationale (ALN), qui a
recruté en masse dans l’est du pays, un
autre Chengriha est devenu une figure
de la révolution. En l’occurrence, son
oncle, Abdelkader Chengriha, cofondateur
du Croissant rouge algérien,
membre du ministère de l’Armement
et des Liaisons générales (Malg), le
service de renseignement extérieur
du Gouvernement provisoire de la
République algérienne (GPRA).
Depuis le Maroc, où il s’était replié,
Abdelkader Chengriha participa
en effet à la création du centre de
transmission de l’ALN. Abdelhafid
Boussouf, le patron du Malg, le chargea
d’acquérir des équipements de
radio de l’Otan pour « écouter » l’armée
française. Bien des années plus tard,
Abdelkader Chengriha léguera à son
neveu Saïd le surnom qu’il avait reçu
à cette époque: Tcheng.
Le baccalauréat en poche, Saïd
Chengriha s’engage à une période
décisive de l’histoire de l’Algérie
indépendante, en 1963, lorsque l’ALN
devient l’ANP. Tout est à faire. La
nouvelle armée est partagée entre le
gros des effectifs, composé d’anciens
maquisards, et un noyau de technocrates
formés dans de prestigieuses
académies militaires, en Égypte, en
Irak, en Syrie, en Chine, en Bulgarie et
en URSS.
Chengriha, lui, est formé à l’école
de Saint-Cyr Coëtquidan, en France.
Il fait partie de la première promotion
de l’indépendance. Élève offcier
studieux, il choisit les blindés comme
spécialité. Tcheng est déjà lieutenant
lorsqu’il est envoyé en Égypte pendant
la « guerre d’usure » à laquelle se
livrent ce pays et Israël, en 1969-1970.
À son retour, il est nommé chef de
régiment de chars au sein de la prestigieuse8
e
brigadeblindée,quiconnaîtra
Chengriha,
la locomotive de l’armée
Un an après la crise de confiance entre le pouvoir et la
population, le nouveau chef d’état-major a la lourde tâche
de moderniser et de rajeunir l’institution militaire, ainsi que
d’Tmuvrer à la réconciliation que prône le président Tebboune.
ALGÉRIE
n
o
3091 – AOUT 2020 82
MAGHREB
& MOYEN-ORIENT
Alger, le 17 mars.
Le général Saïd
Chengriha (à
gauche) installe
le commandant
des forces
terrestres, Amar
Athamnia.
le feu et le succès en octobre 1973, lors
de la guerre du Kippour. Le corps expéditionnaire
algérien est alors commandé par des offciers supérieurs qui
acquerront un rôle politique et militairedéterminantdanslesannées1990
et 2000. Parmi eux, Khaled Nezzar et
Abdelmalek Guenaizia.
Binôme
Saïd Chengriha, lui, parfait sa formation.
Il fait son stage de capitaine en
Union soviétique, à l’Académie militaire de Vorochilov. Rentré en Algérie,
il retrouve la 8
e
brigade blindée, qui
deviendra bientôt une division, elle
aussi commandée par de futurs poids
lourds : Abdelmalek Guenaizia ; le
futur président Liamine Zéroual ;
Mejdoub Lakehal Ayat, qui dirigera
le renseignement pendant les
années 1980 ; ou le trublion Hocine
Benhadid. Avec ce dernier, Saïd
Chengriha entretiendra toujours d’excellentes relations.
Ce natif des Aurès continuera
à travailler aux côtés d’Abdelaziz
Medjahed, son supérieur direct à
Teleghma (wilaya de Mila), au siège
de la 8
e
division blindée, jusqu’en janvier 1992, quand débute l’insurrection
née de l’interruption du processus
électoral. À partir de cette date, des
régions entières basculent dans l’insécurité, les forces de l’ordre deviennent
la cible de groupes terroristes, des
casernes sont attaquées, et des maquis
se constituent dans les régions boisées
diffciles d’accès, qui deviennent
autant de zones de non-droit.
À cette époque, l’ANP, bâtie sur
le modèle des armées du Pacte de
Varsovie, n’est pas configurée pour
mener une guerre contre-insurrectionnelle.
Aussi est-il très vite décidé
de découper le pays en secteurs opérationnels
et d’y affecter les offciers
les plus aguerris pour organiser la
riposte antiterroriste sur le terrain. À
lademandedu généralNezzarestcréé,
sous la direction du général Mohamed
Lamari, le Centre de conduite et de
coordination des actions de lutte antisubversive
(CCLAS), qui regroupe les
unités spéciales de l’armée chargées
de mener ce combat.
Le binôme Medjahed-Chengriha
est envoyé dans le secteur opérationnel
de Bouira (SOB), à une centaine
de kilomètres au sud-est d’Alger. Les
deux hommes ne prennent pas leurs
quartiers dans le chef-lieu de la wilaya
et choisissent d’installer leur poste
de commandement dans le lieu-dit
du Radar, au piémont du maquis de
Lakhdaria, l’une des régions les plus
dangereuses. C’est aussi là que se
trouve une installation de télécommunications
par satellite, stratégique
pour le pays. Chengriha y restera de la
fin de 1992 à décembre 1994, comme
adjoint chef du SOB, puis comme chef
du SOB par intérim lorsque Abdelaziz
Medjahed est nommé commandant
de l’Académie militaire interarmes de
Cherchell.
De son passage à Lakhdaria, peu de
choses ont été racontées. Tout juste
le nom de Saïd Chengriha est-il mentionné
dans La Sale Guerre, le livre de
l’offcier félon Habib Souaïdia, qui servit
lui aussi dans la région de Bouira.
Dans son récit, l’auteur dénonce la
brutalité des chefs chargés des opérations
antiterroristes. Un témoignage
contredit, en 2001, par le général
Khaled Nezzar, dans un entretien
accordé au journal français Le Figaro.
Nezzar ne tarit pas d’éloges, en
revanche, sur les qualités humaines de
Saïd Chengriha: « Lui et Chibani, qui
se sont succédé à la tête de la division,
sont passés par Saint-Cyr, Saumur et
l’École de guerre [en France]. Ce sont
des hommes remarquables. Quand
je lis leurs portraits sous la plume de
Souaïdia, je me dis: si cela est vrai, si
tous ces offciers sont ce qu’il en dit,
c’est moi le responsable. Si j’ai formé
des monstres pareils, alors c’est que je
suis un monstre moi aussi! Qu’il me
désigne donc ! Or, curieusement, il
m’épargne. »
«
I
l y a trois types d’officiers,
ou, disons, trois types de
carrières dans l’armée.
Devenir offcier de carrière
dans son arme d’origine,
c’est comme être dans un
train ; se tourner vers l’extérieur en
étant attaché militaire ou chargé des
achats de matériels et des marchés
publics, c’est comme être dans un
péage ; enfin, flirter avec la décision
politique, c’est comme faire du horspiste. En l’occurrence, Saïd Chengriha
n’est pas dans un train, il est la locomotive.
» C’est en ces termes quun
général à la retraite décrit la trajectoire
du chef d’état-major par intérim.
Avant d’ajouter, pour que l’on
ne se méprenne pas : « S’il est arrivé
à jouer un rôle politique, c’est grâce à
son parcours, qui lui a donné de l’endurance
et beaucoup de souplesse.
Deux atouts qui lui ont permis d’éviter
les chausse-trapes et de tenir face
à l’adversité. »
Notre interlocuteur ne se considère
pas comme l’ami de Chengriha.
D’ailleurs, il ne lui connaît que
peu d’amis, en dehors du général
Abdelaziz Medjahed, un compagnon
de route. Les deux hommes
ont en effet suivi les mêmes voies,
fréquenté les mêmes unités de combat
et partagé les moments les plus
diffciles de leur carrière, pendant les
années 1990.
Il faut beaucoup creuser pour trouver
trace des chemins empruntés par
l’actuel chef d’état-major des armées.
Les rares fois où son nom est cité, c’est
lors de règlements de conflits.
SaïdChengrihaestnéle1
er
août1945,
à El-Kantara, dans l’actuelle wilaya
de Biskra. Véritable paradis sur terre,
la petite ville est à l’époque un haut
lieu du tourisme saharien : à la fois
première étape de la longue boucle
qu’empruntentlesaventuriersetcamp
de base de touristes désireux de goûter
aux charmes du désert. Le lieu, majestueux,
relie le Sahara à l’Atlas, tel un
ruban sinueux parsemé d’oasis luxuriantes
qui débouchent directement
sur les dunes. El-Kantara est alors une
ville réputée pour l’érudition et l’ascétisme
de ses habitants: de nombreux
marabouts et mourides la choisissent
comme havre de contemplation et
d’enseignement.
Celui qui se retrouvera quelque
soixante-dix années plus tard à la tête
de l’Armée nationale populaire (ANP)
est issu de l’une des plus anciennes
familles de la région. Si lui-même est
alors trop jeune pour rejoindre l’Armée
de libération nationale (ALN), qui a
recruté en masse dans l’est du pays, un
autre Chengriha est devenu une figure
de la révolution. En l’occurrence, son
oncle, Abdelkader Chengriha, cofondateur
du Croissant rouge algérien,
membre du ministère de l’Armement
et des Liaisons générales (Malg), le
service de renseignement extérieur
du Gouvernement provisoire de la
République algérienne (GPRA).
Depuis le Maroc, où il s’était replié,
Abdelkader Chengriha participa
en effet à la création du centre de
transmission de l’ALN. Abdelhafid
Boussouf, le patron du Malg, le chargea
d’acquérir des équipements de
radio de l’Otan pour « écouter » l’armée
française. Bien des années plus tard,
Abdelkader Chengriha léguera à son
neveu Saïd le surnom qu’il avait reçu
à cette époque: Tcheng.
Le baccalauréat en poche, Saïd
Chengriha s’engage à une période
décisive de l’histoire de l’Algérie
indépendante, en 1963, lorsque l’ALN
devient l’ANP. Tout est à faire. La
nouvelle armée est partagée entre le
gros des effectifs, composé d’anciens
maquisards, et un noyau de technocrates
formés dans de prestigieuses
académies militaires, en Égypte, en
Irak, en Syrie, en Chine, en Bulgarie et
en URSS.
Chengriha, lui, est formé à l’école
de Saint-Cyr Coëtquidan, en France.
Il fait partie de la première promotion
de l’indépendance. Élève offcier
studieux, il choisit les blindés comme
spécialité. Tcheng est déjà lieutenant
lorsqu’il est envoyé en Égypte pendant
la « guerre d’usure » à laquelle se
livrent ce pays et Israël, en 1969-1970.
À son retour, il est nommé chef de
régiment de chars au sein de la prestigieuse8
e
brigadeblindée,quiconnaîtra
Chengriha,
la locomotive de l’armée
Un an après la crise de confiance entre le pouvoir et la
population, le nouveau chef d’état-major a la lourde tâche
de moderniser et de rajeunir l’institution militaire, ainsi que
d’Tmuvrer à la réconciliation que prône le président Tebboune.
ALGÉRIE
n
o
3091 – AOUT 2020 82
MAGHREB
& MOYEN-ORIENT
Alger, le 17 mars.
Le général Saïd
Chengriha (à
gauche) installe
le commandant
des forces
terrestres, Amar
Athamnia.
le feu et le succès en octobre 1973, lors
de la guerre du Kippour. Le corps expéditionnaire
algérien est alors commandé par des offciers supérieurs qui
acquerront un rôle politique et militairedéterminantdanslesannées1990
et 2000. Parmi eux, Khaled Nezzar et
Abdelmalek Guenaizia.
Binôme
Saïd Chengriha, lui, parfait sa formation.
Il fait son stage de capitaine en
Union soviétique, à l’Académie militaire de Vorochilov. Rentré en Algérie,
il retrouve la 8
e
brigade blindée, qui
deviendra bientôt une division, elle
aussi commandée par de futurs poids
lourds : Abdelmalek Guenaizia ; le
futur président Liamine Zéroual ;
Mejdoub Lakehal Ayat, qui dirigera
le renseignement pendant les
années 1980 ; ou le trublion Hocine
Benhadid. Avec ce dernier, Saïd
Chengriha entretiendra toujours d’excellentes relations.
Ce natif des Aurès continuera
à travailler aux côtés d’Abdelaziz
Medjahed, son supérieur direct à
Teleghma (wilaya de Mila), au siège
de la 8
e
division blindée, jusqu’en janvier 1992, quand débute l’insurrection
née de l’interruption du processus
électoral. À partir de cette date, des
régions entières basculent dans l’insécurité, les forces de l’ordre deviennent
la cible de groupes terroristes, des
casernes sont attaquées, et des maquis
se constituent dans les régions boisées
diffciles d’accès, qui deviennent
autant de zones de non-droit.
À cette époque, l’ANP, bâtie sur
le modèle des armées du Pacte de
Varsovie, n’est pas configurée pour
mener une guerre contre-insurrectionnelle.
Aussi est-il très vite décidé
de découper le pays en secteurs opérationnels
et d’y affecter les offciers
les plus aguerris pour organiser la
riposte antiterroriste sur le terrain. À
lademandedu généralNezzarestcréé,
sous la direction du général Mohamed
Lamari, le Centre de conduite et de
coordination des actions de lutte antisubversive
(CCLAS), qui regroupe les
unités spéciales de l’armée chargées
de mener ce combat.
Le binôme Medjahed-Chengriha
est envoyé dans le secteur opérationnel
de Bouira (SOB), à une centaine
de kilomètres au sud-est d’Alger. Les
deux hommes ne prennent pas leurs
quartiers dans le chef-lieu de la wilaya
et choisissent d’installer leur poste
de commandement dans le lieu-dit
du Radar, au piémont du maquis de
Lakhdaria, l’une des régions les plus
dangereuses. C’est aussi là que se
trouve une installation de télécommunications
par satellite, stratégique
pour le pays. Chengriha y restera de la
fin de 1992 à décembre 1994, comme
adjoint chef du SOB, puis comme chef
du SOB par intérim lorsque Abdelaziz
Medjahed est nommé commandant
de l’Académie militaire interarmes de
Cherchell.
De son passage à Lakhdaria, peu de
choses ont été racontées. Tout juste
le nom de Saïd Chengriha est-il mentionné
dans La Sale Guerre, le livre de
l’offcier félon Habib Souaïdia, qui servit
lui aussi dans la région de Bouira.
Dans son récit, l’auteur dénonce la
brutalité des chefs chargés des opérations
antiterroristes. Un témoignage
contredit, en 2001, par le général
Khaled Nezzar, dans un entretien
accordé au journal français Le Figaro.
Nezzar ne tarit pas d’éloges, en
revanche, sur les qualités humaines de
Saïd Chengriha: « Lui et Chibani, qui
se sont succédé à la tête de la division,
sont passés par Saint-Cyr, Saumur et
l’École de guerre [en France]. Ce sont
des hommes remarquables. Quand
je lis leurs portraits sous la plume de
Souaïdia, je me dis: si cela est vrai, si
tous ces offciers sont ce qu’il en dit,
c’est moi le responsable. Si j’ai formé
des monstres pareils, alors c’est que je
suis un monstre moi aussi! Qu’il me
désigne donc ! Or, curieusement, il
m’épargne. »
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