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A ceux qui attendait des louanges de la part de M6

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  • A ceux qui attendait des louanges de la part de M6

    Ahmed Cheniki, homme de lettres et dramaturge, reprend sur son compte un texte qu'il a publié au lendemain de la diffusion du documentaire de France 5 sur l'Algérie. Ce qu'il a écrit il y a un mois est encore plus valable au lendemain de celui de M6. Il aurait juste changé le titre : "A ceux qui attendaient des louanges de la part de M6".

    Bonne lecture.

    APRES LE DOCUMENTAIRE DE FRANCE 5 - UNE HISTOIRE D’INCONSCIENT COLONIAL

    Je reviens encore une fois à cette question d’inconscient colonial qui parait simple, mais elle est d’une extrême complexité comme d’ailleurs la personne humaine. Les réactions après le dernier documentaire de France 5, tantôt violentes, tantôt soucieuses de parler de liberté ou d’autres considérations. Dans tous les cas, les différentes interventions ne sont nullement libres, elles sont déterminées par une longue histoire coloniale faite de déni et de violences.

    Les uns et les autres sont prisonniers du discours colonial qu’ils intériorisent inconsciemment. Ainsi, les uns et les autres reprennent tout simplement les formes de représentation européennes qu’ils ont assimilées à l’école qui reste le lieu central de toute production. Dans les différentes attaques transparaît une certaine tendance à vouloir faire du producteur du documentaire quelqu’un qui devrait fournir des bons points, comme si l’ancien colonisé quêtait l’amour de son tortionnaire (« ils ne nous aiment pas », revient dans de nombreux commentaires).

    L’hypothèque originelle date de l’époque coloniale. Le colonisé mange comme l’Européen, pense comme l’Européen, s’habille comme l’Européen, habite dans des lieux de type européen, adopte les mêmes structures politiques et culturelles du colonisateur, le même appareillage conceptuel pour lire sa propre société, produire des films, des romans, des pièces, des articles qui sont d’origine européenne, parle de lui comme l’Européen, façonnant son image en fonction de l’attente de l’Européen. Souvent inconsciemment. Ce n’est pas une question de langue, mais de logique interne, psychologique et culturelle.

    Il ne faut jamais oublier que la colonisation transforme le colonisé en l’aliénant et en lui faisant admettre l’idée de la domination naturelle de l’Europe, l’ancien colonisateur. Ce n’est pas simple, c’est très complexe. Frantz Fanon qui a bien saisi la question l’explique très bien dans ses deux ouvrages, « Peau noire, masques blancs » et « Les damnés de la terre ». De tout temps, l’Etat colonial, dominant, recourt à des experts, à des médias et à des écrivains pour se charger de la communication idéologique, usant souvent de clichés, de stéréotypes et de poncifs pour façonner le colonisé en fonction de l’image désirée.

    Le discours colonial fonctionne comme un inconscient, un langage particulier fait de domination et de péjoration des colonisés condamnés à reproduire le discours dominant qualifié de « civilisé » et « moderne ». De nombreux espaces intellectuels, politiques littéraires et artistiques sont otages d’un discours « occidental » péjorant leur culture et minorant leurs entités sociales et institutionnelles considérées comme peu crédibles.

    L’inconscient colonial régit encore les rapports entre « colonisateurs » et « colonisés » et perpétue les rapports de domination et marque inconsciemment le discours de tous les anciens colonisateurs et les anciens colonisés. Le colonisé veut montrer qu’il est aussi « cultivé » que le colonisateur qui, lui-même, est otage de ses constructions.

    Nous pouvons peut-être évoquer l’idée de refoulement, chère à Sigmund Freud. Les jugements sur le colonisé sont répétitifs et redondants, ce qui engendre chez le colonisé ou le colonisateur un certain refoulement de toutes ces attitudes et de ces images qui, latents, participent de la mise en œuvre du rapport de domination de l’ « occident ». Ces stéréotypes et ces clichés se muent en traces inconscientes qui rendent tout à fait « naturels » des préjugés et des présupposés idéologiques, transformant l’ex-colonisé en un zombie, un non être qu’il accepte lui-même et continue à reproduire une fois, son pays indépendant.

    Souvent, d’ailleurs, les colonisés reprennent et adoptent les attitudes des colonisateurs. Aussi, intériorise-t-on certains jugements ou des lectures devenant parties prenantes de notre propre regard. Cette propension à péjorer les dominés n’est pas propre aux colons, mais le colonisé une fois indépendant va user du même discours et de catégories lexicales similaires.

    Le colonisé pense toujours son Histoire et son vécu en fonction de l'ancien colonisateur qui, lui aussi, continue, consciemment ou inconsciemment, à penser l’ancien colonisé comme inférieur. Ce n’est pas une question d’appartenance idéologique. Dans un article publié dans le quotidien, « Le Monde », Alain Badiou explique très bien ce phénomène en arrivant à la conclusion que même les militants et les intellectuels de gauche reproduisent inconsciemment le discours colonial.

    Le colonisé, même s’il donne l’impression de fustiger le colonisateur, reprend à son compte son propre regard et rêve intérieurement de reproduire son propre vécu. Ce n’est pas sans raison qu’il n’arrête pas de donner l’impression d’en vouloir au colonisateur. L’imaginaire est marqué par la présence de traces du discours colonial et les résidus des différentes structures institutionnelles et sociales.

    Les pouvoirs en place, succédant aux autorités coloniales, n’ont pas interrogé les mêmes structures en place. La plupart des réactions, négatives ou positives, sont, me semble-t-il, otage de la « prison » France dont ils attendraient, les uns et les autres, une caution. Quand un chef de parti parle de « criminalisation de la langue française », il est justement prisonnier de cette logique qui fait de lui un dominé incapable de se passer de l’ancien colonisateur. Certes, les autochtones ont l’impression de produire un discours autonome, mais souvent destiné à l’Europe.

    La logorrhée anticoloniale dissimule mal une certaine fascination de l’ancien colonisateur qui, souvent, est pris comme modèle. La référence négative ou positive à une entité, politique, économique, territoriale ou sociale européenne, inscrit le discours dans une posture de fascination, de désir de ressembler à l’Autre, d’autant plus que celui qui est cité, impose sa propre logique. Cette posture attraction/répulsion est une attitude schizophrénique, révélant deux comportements antithétiques et antagoniques, favorisant des positions ambivalentes, bipolaires, duales. Le discours colonial marque les attitudes de l’ancien colonisé et de l’ancien colonisateur.

    Jacques Berque a bien raison de dire que les colonisés ont entrepris la « restauration de soi par des moyens inspirés de l’Autre ». Ils sont toujours piégés par le primat de l’appareil colonial. C’est pour cette raison qu’il serait temps de déconstruire le discours « occidental » bâti essentiellement, pour reprendre l’anthropologue palestino-américain, Edward Saïd, sur une « vue du dehors », entreprise nous permettant de démonter les mécanismes du discours colonial et des représentations coloniales, mais c’est une opération très complexe. Il faut, pour cela un sérieux travail critique des différents regards portés sur nous par le colonialisme et une action de déconstruction de l’appareillage conceptuel dominant. Surtout quand on sait que l’ethnologie la littérature et l’anthropologie ont été instrumentées dans le sens de produire ce regard. Ne faut-il pas interroger sérieusement ces disciplines ?

    Ahmed Cheniki
    Dernière modification par jawzia, 23 septembre 2020, 09h10.
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