Du journalisme, de M6 et du toutvabienisme (et du çasaméliorisme)
Paris : Akram Belkaïd
Il fallait s’y attendre, le documentai
re diffusé par la chaîne de télévision
M6 et intitulé « L’Algérie, le pays de
toutes les révoltes » a provoqué les
habituelles tempêtes et criailleries.
Ici, des gens qui ont été interviewés
jurent avoir été trompés et promettent de por-
ter l’affaire en justice. Là, des internautes qui
ne retiennent que l’extrait, ou le commentai-
re, qui leur a déplu et qui s’avèrent incapa-
bles de réfléchir au-delà de la sempiternelle
complainte du « les médias français font
n’importe quoi ». Et, bien entendu, roule-
ments de bendir et grincements de ghayta, il
ne faut pas oublier le frémissement indigné
et la réaction martiale de nos autorités tou-
jours promptes à réagir pour dénoncer le
complot-bla-bla-bla.
Commençons d’abord par relever le fait sui-
vant. Les équipes travaillant pour M6 ont,
semble-t-il, bénéficié d’autorisations de tour-
nage au cours de ces dernières années. Il est
fort probable que le motif invoqué était bi-
don et c’est sur cela que les autorités insis-
tent. Or, nous savons tous que c’est la règle
du jeu. N’importe quel journaliste étranger
en reportage en Algérie est obligé de racon-
ter des bobards s’il travaille sur un sujet sus-
ceptible d’inquiéter ou de déranger le pou-
voir. Cela fait plusieurs décennies que cela
dure. Quelqu’un qui aura envie d’enquêter,
par exemple, sur le quotidien des familles
victimes du terrorisme n’a aucune chance
d’obtenir la moindre autorisation de tourna-
ge. Idem s’il venait à s’intéresser à la vie des
proches de disparus.
L’Algérie fait partie de ces pays où l’envoyé
spécial est obligé de ruser parce que le régi-
me tient à garder la main sur l’information
surtout si elle est destinée à être diffusée à
l’étranger. D’autres pays font ou ont fait la
même chose. Dans l’Irak de Saddam Hussein,
le moindre tournage obligeait à des contor-
sions et à des inventions susceptibles de con-
venir à la censure. Certes, il y a tromperie.
On promet qu’on va s’intéresser au dynamis-
me culturel d’Oran (on est prié de ne pas rire)
et on interroge les futurs harragas sur leurs
motivations et leur haine du pouvoir. Sur le
plan éthique, on peut adopter la posture de
l’indigné, estimant que cela n’est pas profes-
sionnel. En réalité, c’est la censure pesante
qui oblige à faire le filou. Si l’information était
vraiment libre en Algérie, de tels procédés
seraient inutiles.
A cela s’ajoute le fait que les Algériens at-
tendent depuis des décennies que des Algé-
riens travaillant en Algérie pour des médias
algériens (répétition voulue), leurs parlent du
pays et de ce qui s’y passe. Si dix, quinze,
cent « vrais » documentaires étaient réalisés
pour deux, trois, cinq, télévisions vraiment
indépendantes, ce que M6, France5 ou TV5
viendraient à diffuser relèverait de l’anecdote
voire d’une curiosité à l’égard de productions
sans grande importance.
Or, pour l’instant, les images manquent.
Pourtant, il y a, dans le documentaire de M6,
des choses qui méritent qu’on s’y arrête
même si elles ont été traitées de manière ca-
ricaturale (sans oublier ce ton insupportable
que l’on oblige les futurs reporters à adopter
dès la première année d’école de journalis-
me...). Exemple : le harcèlement de rue. Qui
peut jurer que ce n’est pas un problème ma-
jeur de la société algérienne ? Qui peut affir-
mer qu’une femme qui sort de chez elle,
qu’elle soit voilée ou pas, ne subira pas de
réflexions ou qu’elle n’entendra pas des pro-
pos graveleux ? J’ai lu ici et là, des gens s’in-
digner arguant que les femmes algériennes
sont présentes dans la vie professionnelle,
qu’elles sont loin devant les hommes en ter-
mes de diplômées de l’enseignement supé-
rieur. Tout cela est vrai, mais le harcèlement,
la misogynie et la loi patriarcale sont une réa-
lité. Dans le livret de famille, il y a toujours
quatre pages pour les quatre épouses autori-
sées par le tristement célèbre « code de l’in-
famie ». Cela oblige à se taire.
Mais le passage le plus terrible, à mon
sens, est le visage défait de ce diplômé chô-
meur, attendant en vain aux portes d’une
direction de la Sonatrach et espérant tou-
jours se faire recruter. Le fait social est sou-
vent une abstraction en Algérie. On sait que
cela existe, on est entouré par les difficultés
des uns et des autres à trouver un vrai em-
ploi, mais tout cela est finalement peu abor-
dé. La presse n’aime guère la couverture de
l’actualité sociale. Il faut dire aussi que sui-
vre une grève, relayer les déclarations des
travailleurs et des syndicalistes, tout cela ne
plaît guère aux tenants du touvabienisme
ou du çasaméliorisme.
Il n’y a pas une seule manière de « raconter
un pays ». C’est impossible à faire avec les
images ou même à l’écrit. En France, on peut
filmer un mariage dans un petit village et
montrer la joie des gens. On peut aussi fixer
ses caméras sur une distribution gratuite de
nourriture où désormais même les familles
des classes moyennes vont s’approvisionner.
Des plus et des moins pour reprendre une
vision arithmétique des choses. Le problè-
me avec l’Algérie sortie de deux décennies
de Bouteflika et entrée dans une restauration
musclée qui ne masque pas ses intentions,
c’est que l’on est bien en peine de trouver les
plus. Alors, on invente un autre réel, on se
gargarise de formules marketing à deux dou-
ros et on fustige tout discours contraire.
P.S. qui a beaucoup à voir avec ce qui pré-
cède : Nous sommes le 24 septembre et
mon confrère Khaled Drareni est toujours
en prison pour avoir fait son travail.
lequotidien-oran.pdf
Paris : Akram Belkaïd
Il fallait s’y attendre, le documentai
re diffusé par la chaîne de télévision
M6 et intitulé « L’Algérie, le pays de
toutes les révoltes » a provoqué les
habituelles tempêtes et criailleries.
Ici, des gens qui ont été interviewés
jurent avoir été trompés et promettent de por-
ter l’affaire en justice. Là, des internautes qui
ne retiennent que l’extrait, ou le commentai-
re, qui leur a déplu et qui s’avèrent incapa-
bles de réfléchir au-delà de la sempiternelle
complainte du « les médias français font
n’importe quoi ». Et, bien entendu, roule-
ments de bendir et grincements de ghayta, il
ne faut pas oublier le frémissement indigné
et la réaction martiale de nos autorités tou-
jours promptes à réagir pour dénoncer le
complot-bla-bla-bla.
Commençons d’abord par relever le fait sui-
vant. Les équipes travaillant pour M6 ont,
semble-t-il, bénéficié d’autorisations de tour-
nage au cours de ces dernières années. Il est
fort probable que le motif invoqué était bi-
don et c’est sur cela que les autorités insis-
tent. Or, nous savons tous que c’est la règle
du jeu. N’importe quel journaliste étranger
en reportage en Algérie est obligé de racon-
ter des bobards s’il travaille sur un sujet sus-
ceptible d’inquiéter ou de déranger le pou-
voir. Cela fait plusieurs décennies que cela
dure. Quelqu’un qui aura envie d’enquêter,
par exemple, sur le quotidien des familles
victimes du terrorisme n’a aucune chance
d’obtenir la moindre autorisation de tourna-
ge. Idem s’il venait à s’intéresser à la vie des
proches de disparus.
L’Algérie fait partie de ces pays où l’envoyé
spécial est obligé de ruser parce que le régi-
me tient à garder la main sur l’information
surtout si elle est destinée à être diffusée à
l’étranger. D’autres pays font ou ont fait la
même chose. Dans l’Irak de Saddam Hussein,
le moindre tournage obligeait à des contor-
sions et à des inventions susceptibles de con-
venir à la censure. Certes, il y a tromperie.
On promet qu’on va s’intéresser au dynamis-
me culturel d’Oran (on est prié de ne pas rire)
et on interroge les futurs harragas sur leurs
motivations et leur haine du pouvoir. Sur le
plan éthique, on peut adopter la posture de
l’indigné, estimant que cela n’est pas profes-
sionnel. En réalité, c’est la censure pesante
qui oblige à faire le filou. Si l’information était
vraiment libre en Algérie, de tels procédés
seraient inutiles.
A cela s’ajoute le fait que les Algériens at-
tendent depuis des décennies que des Algé-
riens travaillant en Algérie pour des médias
algériens (répétition voulue), leurs parlent du
pays et de ce qui s’y passe. Si dix, quinze,
cent « vrais » documentaires étaient réalisés
pour deux, trois, cinq, télévisions vraiment
indépendantes, ce que M6, France5 ou TV5
viendraient à diffuser relèverait de l’anecdote
voire d’une curiosité à l’égard de productions
sans grande importance.
Or, pour l’instant, les images manquent.
Pourtant, il y a, dans le documentaire de M6,
des choses qui méritent qu’on s’y arrête
même si elles ont été traitées de manière ca-
ricaturale (sans oublier ce ton insupportable
que l’on oblige les futurs reporters à adopter
dès la première année d’école de journalis-
me...). Exemple : le harcèlement de rue. Qui
peut jurer que ce n’est pas un problème ma-
jeur de la société algérienne ? Qui peut affir-
mer qu’une femme qui sort de chez elle,
qu’elle soit voilée ou pas, ne subira pas de
réflexions ou qu’elle n’entendra pas des pro-
pos graveleux ? J’ai lu ici et là, des gens s’in-
digner arguant que les femmes algériennes
sont présentes dans la vie professionnelle,
qu’elles sont loin devant les hommes en ter-
mes de diplômées de l’enseignement supé-
rieur. Tout cela est vrai, mais le harcèlement,
la misogynie et la loi patriarcale sont une réa-
lité. Dans le livret de famille, il y a toujours
quatre pages pour les quatre épouses autori-
sées par le tristement célèbre « code de l’in-
famie ». Cela oblige à se taire.
Mais le passage le plus terrible, à mon
sens, est le visage défait de ce diplômé chô-
meur, attendant en vain aux portes d’une
direction de la Sonatrach et espérant tou-
jours se faire recruter. Le fait social est sou-
vent une abstraction en Algérie. On sait que
cela existe, on est entouré par les difficultés
des uns et des autres à trouver un vrai em-
ploi, mais tout cela est finalement peu abor-
dé. La presse n’aime guère la couverture de
l’actualité sociale. Il faut dire aussi que sui-
vre une grève, relayer les déclarations des
travailleurs et des syndicalistes, tout cela ne
plaît guère aux tenants du touvabienisme
ou du çasaméliorisme.
Il n’y a pas une seule manière de « raconter
un pays ». C’est impossible à faire avec les
images ou même à l’écrit. En France, on peut
filmer un mariage dans un petit village et
montrer la joie des gens. On peut aussi fixer
ses caméras sur une distribution gratuite de
nourriture où désormais même les familles
des classes moyennes vont s’approvisionner.
Des plus et des moins pour reprendre une
vision arithmétique des choses. Le problè-
me avec l’Algérie sortie de deux décennies
de Bouteflika et entrée dans une restauration
musclée qui ne masque pas ses intentions,
c’est que l’on est bien en peine de trouver les
plus. Alors, on invente un autre réel, on se
gargarise de formules marketing à deux dou-
ros et on fustige tout discours contraire.
P.S. qui a beaucoup à voir avec ce qui pré-
cède : Nous sommes le 24 septembre et
mon confrère Khaled Drareni est toujours
en prison pour avoir fait son travail.
lequotidien-oran.pdf
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