Métaphysique et modernité chez Abd el-Kader : la photographie comme théophanie
Éric Geoffroy
p. 141-152
Résumé
للحداثة الكبرى التجليات أحد وهو ،الضوئي التصوير اختراع القادر عبد عاصر
القادر عبد فإن ،بداياته في التصوير المحافظون الدين علماء استنكر وإذا .الناشئة
تلميذا ولكونه .ورائي ما منظور في الفيزيائية الظاهرة هذه يضع كيف ً فورا عرف
في فرأى .العالم هذا في المستمرة «الإلهي »التجلي بمقولة نادى فإنه ،عربي لابن
رمزيتها المتصوّفة وظف التي المرآة أشكال من ً حديثا ً شكلا الضوئي التصوير
مرارا نظر قد القادر عبد كان وإذا .الالهي التجلي يبلور حامل فهي . ً كبيرا ً توظيفا
الصورة راحت الذي الانجذاب من -يبدو كما- ّرنا حذ أنه إلا ،المصورين عدسات في
.المعاصر العالم في تمارسه والمصنّمة السطحية
Abd el-Kader est contemporain de l’invention de la photographie, c’est-à-dire
d’une des manifestations majeures de la modernité émergente. Or, si la
photographie fut condamnée à ses débuts par les oulémas conservateurs, il a su
placer d’emblée ce phénomène physique dans une perspective métaphysique.
Disciple d’Ibn ‘Arabî, il professe la doctrine de la « théophanie » perpétuelle en
ce monde. Pour lui, la photographie est une version moderne du miroir, au
symbolisme tant travaillé par les soufis. Elle est un support actualisé de la
théophanie. S’il s’est souvent prêté à l’objectif des photographes, Abd el-Kader
semble aussi nous mettre en garde contre la fascination que l’image
superficielle, idolâtrée, allait exercer dans le monde contemporain.
Abd el-Kader is a contemporary of the invention of the photography, that is to
say of one of the major manifestations of the emerging modernity. And if
photography has been in a first time condemned by conservative ulama, Abd el-
Kader soon managed to put this physical phenomenon into a metaphysical
perspective. As a disciple of Ibn ‘Arabî, he proclaims the doctrine of the
perpetual theophany in this world. According to him, photography is a modern
version of the mirror which has been so used as a symbol by Sufis. Photography
is an updated support of theophany. If he often allowed photographs to take
photos of him, Abd el-Kader seemed as well to warn us against the fascination
that superficial and idolized image was to exert in our contemporary societies.
TEXTE INTÉGRAL
1Si le soufi est bien le « Fils de l’instant » (ibn al-waqt), on peut dire, sans faire de mauvais jeux de mots, qu’il est aussi le « Fils de l’instantané », ce dernier terme appartenant en propre au vocabulaire de la photographie1. Le soufi est par essence « fils de son époque » (ibn waqtihi), car la doctrine spirituelle, la métaphysique, ce que Abd el-Kader appelle al-‘ilm al-ilâhî, est pérenne, toujours actuelle.
2Abd el-Kader est contemporain de l’invention de la photographie (inventée en 1839), c’est-à-dire d’une des manifestations majeures de la modernité émergente : à partir d’elle s’est déployée toute la civilisation de l’image, fixe ou animée, et des médias. Or, si la photographie fut condamnée à ses débuts par les oulémas conservateurs, elle suscita également une extrême méfiance de la part de nombre d’intellectuels et d’artistes européens ; Balzac, Baudelaire, de Nerval… Superstitieux, un Théophile Gauthier, par exemple, pensait que chaque photographie prise captait une part du spectre humain, et entamait en quelque sorte leur âme.
3Abd el-Kader n’a pas été le seul, parmi les savants musulmans de la deuxième moitié du xixe siècle, à accepter la photographie, mais au total ils sont restés rares2. Il entretenait un rapport très positif avec le portrait et tout particulièrement avec la photo. Celle-ci était pour lui une « allégorie » moderne du miroir, au symbolisme tant travaillé par la tradition soufie3. Abd el-Kader intègre en effet la photographie parmi les « miroirs » (al-marâyâ), qui sont eux-mêmes des « corps polis » (al-ajsâm al-saqîla). Il en traite à deux reprises dans le Mawqif 248, qui contient précisément de longs développements sur le miroir. La photographie y est appelée tantôt « l’appareil solaire » (al-âla al-shamsiyya), c’est-à-dire qui distribue la lumière4, tantôt « l’appareil à cire » (al-âla al-sham‘iyya), soit la « lanterne magique » dans laquelle la source de lumière était, avant l’invention de l’électricité, un chandelier ou une bougie5. La lanterne magique était également un procédé de projection sophistiqué d’ombres chinoises, qui fut à l’origine du cinéma ; l’autobiographie d’Ingmar Bergman s’intitule ainsi Laterna magica. Abd el-Kader justifie d’ailleurs l’usage de la photographie en affirmant que le « soleil » de celle-ci « n’enlève rien à notre individualité » ; en conséquence, « nous pouvons donc, sans violer le Coran, laisser reproduire indéfiniment l’aspect de notre physionomie6 ».
4Si Abd el-Kader a su accueillir la photo en plaçant d’emblée ce phénomène physique dans une perspective métaphysique, c’est parce qu’il était le disciple et l’héritier d’Ibn ‘Arabî, dont il a actualisé l’enseignement. Comme son maître, il professe la doctrine de la « théophanie » (tajallî ilâhî) perpétuelle en ce monde. Dieu se rend constamment manifeste (jalî), il se mire dans le cosmos, dans des supports plus ou moins polis. D’évidence, l’être pleinement réalisé, « l’Homme accompli » (al-insân al-kâmil), qu’il s’agisse de l’Adam primordial ou de Muhammad et, dans une moindre mesure, des autres prophètes, est un réceptacle privilégié, car limpide, du miroir divin. Dans cette expérience des tajalliyât, l’image, ou la forme (sûra), le visage (wajh), sont des instances intermédiaires, à la fois physiques et symboliques, indispensables. C’est ainsi qu’Abd el-Kader vit en songe qu’Ibn ‘Arabî lui présentait un écrit scellé : Abd el-Kader l’ouvrit et y découvrit sa propre image7 ; l’on sait par ailleurs que, lors de ses contacts subtils avec le maître andalou dans le monde imaginal (‘âlam al-khayâl), Abd el-Kader voyait souvent celui-ci sous une forme imagée, notamment celle du lion8.
1 Le premier photographe à avoir utilisé l’expression « instant décisif » concernant la photographie (...)
2 Itzchak Weismann cite l’exemple du mufti hanafite de Damas, Mahmûd Hamza (m. 1887), qui fut critiqu (...)
3 A. Bouyerdene, 2008, Abd el-Kader. L’harmonie des contraires, Paris, Seuil, p. 143-144.
4 Il faut ici rappeler que le terme photographie vient du grec photo-graphein, qui signifie « dessine (...)
5 Kitâb al-Mawâqif, 2005, éd. critique de ‘Abd al-Bâqî Miftâh, Alger, vol. I, p. 92 : nous utiliseron (...)
6 Cité dans E. de Girardin, 1870, Voix dans le désert. Questions de l’année 1868, Plon, Paris, p. 271 (...)
7 Mawâqif, vol. II, p. 347.
8 Ibid., p. 328.
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Éric Geoffroy
p. 141-152
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للحداثة الكبرى التجليات أحد وهو ،الضوئي التصوير اختراع القادر عبد عاصر
القادر عبد فإن ،بداياته في التصوير المحافظون الدين علماء استنكر وإذا .الناشئة
تلميذا ولكونه .ورائي ما منظور في الفيزيائية الظاهرة هذه يضع كيف ً فورا عرف
في فرأى .العالم هذا في المستمرة «الإلهي »التجلي بمقولة نادى فإنه ،عربي لابن
رمزيتها المتصوّفة وظف التي المرآة أشكال من ً حديثا ً شكلا الضوئي التصوير
مرارا نظر قد القادر عبد كان وإذا .الالهي التجلي يبلور حامل فهي . ً كبيرا ً توظيفا
الصورة راحت الذي الانجذاب من -يبدو كما- ّرنا حذ أنه إلا ،المصورين عدسات في
.المعاصر العالم في تمارسه والمصنّمة السطحية
Abd el-Kader est contemporain de l’invention de la photographie, c’est-à-dire
d’une des manifestations majeures de la modernité émergente. Or, si la
photographie fut condamnée à ses débuts par les oulémas conservateurs, il a su
placer d’emblée ce phénomène physique dans une perspective métaphysique.
Disciple d’Ibn ‘Arabî, il professe la doctrine de la « théophanie » perpétuelle en
ce monde. Pour lui, la photographie est une version moderne du miroir, au
symbolisme tant travaillé par les soufis. Elle est un support actualisé de la
théophanie. S’il s’est souvent prêté à l’objectif des photographes, Abd el-Kader
semble aussi nous mettre en garde contre la fascination que l’image
superficielle, idolâtrée, allait exercer dans le monde contemporain.
Abd el-Kader is a contemporary of the invention of the photography, that is to
say of one of the major manifestations of the emerging modernity. And if
photography has been in a first time condemned by conservative ulama, Abd el-
Kader soon managed to put this physical phenomenon into a metaphysical
perspective. As a disciple of Ibn ‘Arabî, he proclaims the doctrine of the
perpetual theophany in this world. According to him, photography is a modern
version of the mirror which has been so used as a symbol by Sufis. Photography
is an updated support of theophany. If he often allowed photographs to take
photos of him, Abd el-Kader seemed as well to warn us against the fascination
that superficial and idolized image was to exert in our contemporary societies.
TEXTE INTÉGRAL
1Si le soufi est bien le « Fils de l’instant » (ibn al-waqt), on peut dire, sans faire de mauvais jeux de mots, qu’il est aussi le « Fils de l’instantané », ce dernier terme appartenant en propre au vocabulaire de la photographie1. Le soufi est par essence « fils de son époque » (ibn waqtihi), car la doctrine spirituelle, la métaphysique, ce que Abd el-Kader appelle al-‘ilm al-ilâhî, est pérenne, toujours actuelle.
2Abd el-Kader est contemporain de l’invention de la photographie (inventée en 1839), c’est-à-dire d’une des manifestations majeures de la modernité émergente : à partir d’elle s’est déployée toute la civilisation de l’image, fixe ou animée, et des médias. Or, si la photographie fut condamnée à ses débuts par les oulémas conservateurs, elle suscita également une extrême méfiance de la part de nombre d’intellectuels et d’artistes européens ; Balzac, Baudelaire, de Nerval… Superstitieux, un Théophile Gauthier, par exemple, pensait que chaque photographie prise captait une part du spectre humain, et entamait en quelque sorte leur âme.
3Abd el-Kader n’a pas été le seul, parmi les savants musulmans de la deuxième moitié du xixe siècle, à accepter la photographie, mais au total ils sont restés rares2. Il entretenait un rapport très positif avec le portrait et tout particulièrement avec la photo. Celle-ci était pour lui une « allégorie » moderne du miroir, au symbolisme tant travaillé par la tradition soufie3. Abd el-Kader intègre en effet la photographie parmi les « miroirs » (al-marâyâ), qui sont eux-mêmes des « corps polis » (al-ajsâm al-saqîla). Il en traite à deux reprises dans le Mawqif 248, qui contient précisément de longs développements sur le miroir. La photographie y est appelée tantôt « l’appareil solaire » (al-âla al-shamsiyya), c’est-à-dire qui distribue la lumière4, tantôt « l’appareil à cire » (al-âla al-sham‘iyya), soit la « lanterne magique » dans laquelle la source de lumière était, avant l’invention de l’électricité, un chandelier ou une bougie5. La lanterne magique était également un procédé de projection sophistiqué d’ombres chinoises, qui fut à l’origine du cinéma ; l’autobiographie d’Ingmar Bergman s’intitule ainsi Laterna magica. Abd el-Kader justifie d’ailleurs l’usage de la photographie en affirmant que le « soleil » de celle-ci « n’enlève rien à notre individualité » ; en conséquence, « nous pouvons donc, sans violer le Coran, laisser reproduire indéfiniment l’aspect de notre physionomie6 ».
4Si Abd el-Kader a su accueillir la photo en plaçant d’emblée ce phénomène physique dans une perspective métaphysique, c’est parce qu’il était le disciple et l’héritier d’Ibn ‘Arabî, dont il a actualisé l’enseignement. Comme son maître, il professe la doctrine de la « théophanie » (tajallî ilâhî) perpétuelle en ce monde. Dieu se rend constamment manifeste (jalî), il se mire dans le cosmos, dans des supports plus ou moins polis. D’évidence, l’être pleinement réalisé, « l’Homme accompli » (al-insân al-kâmil), qu’il s’agisse de l’Adam primordial ou de Muhammad et, dans une moindre mesure, des autres prophètes, est un réceptacle privilégié, car limpide, du miroir divin. Dans cette expérience des tajalliyât, l’image, ou la forme (sûra), le visage (wajh), sont des instances intermédiaires, à la fois physiques et symboliques, indispensables. C’est ainsi qu’Abd el-Kader vit en songe qu’Ibn ‘Arabî lui présentait un écrit scellé : Abd el-Kader l’ouvrit et y découvrit sa propre image7 ; l’on sait par ailleurs que, lors de ses contacts subtils avec le maître andalou dans le monde imaginal (‘âlam al-khayâl), Abd el-Kader voyait souvent celui-ci sous une forme imagée, notamment celle du lion8.
1 Le premier photographe à avoir utilisé l’expression « instant décisif » concernant la photographie (...)
2 Itzchak Weismann cite l’exemple du mufti hanafite de Damas, Mahmûd Hamza (m. 1887), qui fut critiqu (...)
3 A. Bouyerdene, 2008, Abd el-Kader. L’harmonie des contraires, Paris, Seuil, p. 143-144.
4 Il faut ici rappeler que le terme photographie vient du grec photo-graphein, qui signifie « dessine (...)
5 Kitâb al-Mawâqif, 2005, éd. critique de ‘Abd al-Bâqî Miftâh, Alger, vol. I, p. 92 : nous utiliseron (...)
6 Cité dans E. de Girardin, 1870, Voix dans le désert. Questions de l’année 1868, Plon, Paris, p. 271 (...)
7 Mawâqif, vol. II, p. 347.
8 Ibid., p. 328.
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