Sur la terrasse d’un café très fréquenté du centre-ville de Rabat, en début de soirée jeudi, et dans un froid rigoureux, deux quadragénaires sirotent un thé vert marocain, les yeux braqués sur la chaîne de télévision France 24, qui passe en boucle l’annonce solennelle par le Premier ministre israélien, Benyamin Netanyahou, de la normalisation entre Israël et le royaume du Maroc sous les auspices de Donald Trump. Peu avant, le président américain avait fait savoir qu’il avait signé une proclamation reconnaissant la souveraineté marocaine sur le Sahara occidental, ancienne colonie espagnole que se disputent les Marocains et les indépendantistes du Polisario soutenus par l’Algérie.
La scène pourrait, à elle seule, résumer toute la complexité inextricable de la question juive au Maroc. L’un des quadragénaires pose son verre de thé sur la table avec énervement et lâche ceci : « Les bâtards [les Israéliens], ils ont écrasé les Arabes ; le nôtre [le roi Mohammed VI] aussi a signé… Je le savais bien, le Mossad [renseignements israéliens] ne rigole pas, c’est lui qui protège les gouvernants arabes… »
À ce moment-là précis débarque le serveur, la soixantaine passé, pour poser un paquet de cigarettes sur la table des deux quadra, saisissant l’occasion pour leur glisser une phrase tranchante et furtive : « La vérité, ces gens-là [les juifs] sont les vrais chorfas [descendants du prophète Mohammed], avec eux on vivait bien, dans les mellahs [quartiers juifs], aujourd’hui, nos frères musulmans, soi-disant, ils te laissent à peine un dirham de pourboire, voire rien ! »
Et c’est là qu’intervient le deuxième quadra pour prendre tout le monde à contrepied, en s’exprimant clairement, grillant doucement une cigarette, en faveur de la normalisation avec Israël : « Je suis désolé, mais chacun doit se démerder pour sauver sa tête, sidna [le roi] l’a fait pour défoncer les Algériens et le Polisario. Écoutez, chacun défend ses intérêts, mais croyez-moi, l’affaire est bien calculée par les gens du Makhzen [Palais royal]… »
En s’apprêtant à quitter les lieux, après avoir acheté quelques journaux à un kiosque adjacent du café, converti pendant un temps en plateau d’analyse politique, une voix engagée s’exprime du fond du café pour répondre aux commentaires lâchés précédemment.
Sur un ton plutôt menaçant, cet homme jeune, à peine la vingtaine, pointe du doigt la scène où l’ambassadeur israélien aux États-Unis allume la menorah (chandelier à sept branches des Hébreux) pour orienter le « débat » improvisé vers l’aspect religieux de la scène, qui coïncide d’ailleurs avec la fête juive de Hanouka, en martelant un verset coranique (sourate al-Baqara, v. 120) : « Ni les juifs, ni les chrétiens ne seront jamais satisfaits de toi, jusqu’à ce que tu suives leur religion. »
Ces commentaires improvisés lâchés spontanément sur la place publique traduisent toute la complexité qu’il y a à saisir les perceptions de la question juive par les Marocains en raison de l’imbrication du politique, du culturel et du religieux dans l’imaginaire collectif : à l’image du premier quadra, la plupart des Marocains lambda croit à la « théorie du complot » et à la superpuissance d’Israël, dont les services de renseignement seraient capables de faire et de défaire les régimes politiques arabes.
De ce point de vue, la normalisation du Maroc avec Israël bénéficierait avant tout à la monarchie, qui parviendrait, grâce au soutien d’Israël et ses alliés, à garantir la stabilité politique du régime, au regard de la montée éventuelle de la protestation dans le royaume.
Le second personnage, le serveur de café, inscrit quant à lui ses propos dans le cadre d’une réflexion nostalgique émanant d’un héritage culturel et identitaire commun entre le Maroc et Israël.
Quant au troisième commentateur, il traduit pour sa part la position officielle du régime, lequel prône la normalisation avec Israël en vue de défendre les intérêts politiques du royaume dans un contexte de crise mondiale et d’incertitudes dans la région.
Le dernier commentateur, lui, représente une bonne partie des jeunes Marocains ayant subi les effets d’une vague d’islamisation transnationale, qui inscrit le conflit entre les pays arabes et Israël dans le cadre d’une guerre religieuse inéluctable.
Hassan II aurait mieux négocié la normalisation
Dans l’imaginaire collectif, la plupart des Marocains considèrent que les rois alaouites ont toujours été des amis privilégiés d’Israël, à commencer par Hassan II (1929-1999), qui accorda un intérêt particulier à la communauté marocaine d’origine juive, dont certains membres furent nommés à des postes à responsabilités de haut niveau, à l’instar du conseiller du roi, André Azoulay.
En 1986, dans un contexte de tensions extrêmes entre Israël et les pays arabes, le roi Hassan II accueillit officiellement le Premier ministre Shimon Peres. Il essuya d’ailleurs de nombreuses critiques à ce propos, lui reprochant une certaine compromission avec Israël.
Il y a quelques années, un ex-haut responsable sécuritaire juif a publié un livre où il atteste de l’implication du roi Hassan II dans des affaires d’espionnage au profit d’Israël, dont notamment les discussions secrètes qui se sont déroulées au Maroc entre les dirigeants de la Ligue arabe.
Nombreux sont les Marocains qui se rappellent en outre l’engagement du roi Mohammed V (1909-1961) à protéger les juifs persécutés par le régime de Vichy dans les années 1940.
Pour la plupart des Marocains lambda, la décision du roi Mohammed VI de normaliser les relations du royaume avec Israël n’est donc pas une surprise ; c’est tout simplement un pas naturel supplémentaire sur le chemin des relations de coopération tenues jusque-là pour secrètes.
Le royaume a toujours entretenu avec Israël des relations politiques et diplomatiques solides, qui se sont traduites par une coopération économique et culturelle remarquable.
Mohammed VI flanche devant MBZ
Les déclarations spectaculaires de Trump sur la normalisation des relations entre le Maroc et Israël et la reconnaissance de la souveraineté marocaine sur le Sahara occidental par les États-Unis sont tombées tel un couperet.
Personne ou presque ne s’attendait à ce que le royaume bascule si vite vers une normalisation, malgré la vague d’accords qui a vu ces derniers mois les Émirats arabes unis (EAU), Bahreïn puis le Soudan normaliser leurs relations avec Israël.
L’engagement déclaré du royaume à défendre la cause palestinienne, dans le cadre du Comité al-Qods, présidé par le roi Mohammed VI, ne laissait pas présager, du moins dans le court terme, un accord secret visant la normalisation en contrepartie de la reconnaissance par les États-Unis de la marocanité du Sahara occidental. En effet, il y a quelques mois encore, les officiels marocains parlaient de « rumeurs infondées ».
Après l’annonce de ce jeudi, le ministre marocain des Affaires étrangères s’est trouvé dans une situation embarrassante. Voulant se dérober à ses déclarations précédentes, il a tenté maladroitement de dissocier la reconnaissance américaine de la souveraineté marocaine sur le Sahara occidental de la normalisation du royaume avec Israël.
Suite...
La scène pourrait, à elle seule, résumer toute la complexité inextricable de la question juive au Maroc. L’un des quadragénaires pose son verre de thé sur la table avec énervement et lâche ceci : « Les bâtards [les Israéliens], ils ont écrasé les Arabes ; le nôtre [le roi Mohammed VI] aussi a signé… Je le savais bien, le Mossad [renseignements israéliens] ne rigole pas, c’est lui qui protège les gouvernants arabes… »
À ce moment-là précis débarque le serveur, la soixantaine passé, pour poser un paquet de cigarettes sur la table des deux quadra, saisissant l’occasion pour leur glisser une phrase tranchante et furtive : « La vérité, ces gens-là [les juifs] sont les vrais chorfas [descendants du prophète Mohammed], avec eux on vivait bien, dans les mellahs [quartiers juifs], aujourd’hui, nos frères musulmans, soi-disant, ils te laissent à peine un dirham de pourboire, voire rien ! »
Et c’est là qu’intervient le deuxième quadra pour prendre tout le monde à contrepied, en s’exprimant clairement, grillant doucement une cigarette, en faveur de la normalisation avec Israël : « Je suis désolé, mais chacun doit se démerder pour sauver sa tête, sidna [le roi] l’a fait pour défoncer les Algériens et le Polisario. Écoutez, chacun défend ses intérêts, mais croyez-moi, l’affaire est bien calculée par les gens du Makhzen [Palais royal]… »
En s’apprêtant à quitter les lieux, après avoir acheté quelques journaux à un kiosque adjacent du café, converti pendant un temps en plateau d’analyse politique, une voix engagée s’exprime du fond du café pour répondre aux commentaires lâchés précédemment.
Sur un ton plutôt menaçant, cet homme jeune, à peine la vingtaine, pointe du doigt la scène où l’ambassadeur israélien aux États-Unis allume la menorah (chandelier à sept branches des Hébreux) pour orienter le « débat » improvisé vers l’aspect religieux de la scène, qui coïncide d’ailleurs avec la fête juive de Hanouka, en martelant un verset coranique (sourate al-Baqara, v. 120) : « Ni les juifs, ni les chrétiens ne seront jamais satisfaits de toi, jusqu’à ce que tu suives leur religion. »
Ces commentaires improvisés lâchés spontanément sur la place publique traduisent toute la complexité qu’il y a à saisir les perceptions de la question juive par les Marocains en raison de l’imbrication du politique, du culturel et du religieux dans l’imaginaire collectif : à l’image du premier quadra, la plupart des Marocains lambda croit à la « théorie du complot » et à la superpuissance d’Israël, dont les services de renseignement seraient capables de faire et de défaire les régimes politiques arabes.
De ce point de vue, la normalisation du Maroc avec Israël bénéficierait avant tout à la monarchie, qui parviendrait, grâce au soutien d’Israël et ses alliés, à garantir la stabilité politique du régime, au regard de la montée éventuelle de la protestation dans le royaume.
Le second personnage, le serveur de café, inscrit quant à lui ses propos dans le cadre d’une réflexion nostalgique émanant d’un héritage culturel et identitaire commun entre le Maroc et Israël.
Quant au troisième commentateur, il traduit pour sa part la position officielle du régime, lequel prône la normalisation avec Israël en vue de défendre les intérêts politiques du royaume dans un contexte de crise mondiale et d’incertitudes dans la région.
Le dernier commentateur, lui, représente une bonne partie des jeunes Marocains ayant subi les effets d’une vague d’islamisation transnationale, qui inscrit le conflit entre les pays arabes et Israël dans le cadre d’une guerre religieuse inéluctable.
Hassan II aurait mieux négocié la normalisation
Dans l’imaginaire collectif, la plupart des Marocains considèrent que les rois alaouites ont toujours été des amis privilégiés d’Israël, à commencer par Hassan II (1929-1999), qui accorda un intérêt particulier à la communauté marocaine d’origine juive, dont certains membres furent nommés à des postes à responsabilités de haut niveau, à l’instar du conseiller du roi, André Azoulay.
En 1986, dans un contexte de tensions extrêmes entre Israël et les pays arabes, le roi Hassan II accueillit officiellement le Premier ministre Shimon Peres. Il essuya d’ailleurs de nombreuses critiques à ce propos, lui reprochant une certaine compromission avec Israël.
Il y a quelques années, un ex-haut responsable sécuritaire juif a publié un livre où il atteste de l’implication du roi Hassan II dans des affaires d’espionnage au profit d’Israël, dont notamment les discussions secrètes qui se sont déroulées au Maroc entre les dirigeants de la Ligue arabe.
Nombreux sont les Marocains qui se rappellent en outre l’engagement du roi Mohammed V (1909-1961) à protéger les juifs persécutés par le régime de Vichy dans les années 1940.
Pour la plupart des Marocains lambda, la décision du roi Mohammed VI de normaliser les relations du royaume avec Israël n’est donc pas une surprise ; c’est tout simplement un pas naturel supplémentaire sur le chemin des relations de coopération tenues jusque-là pour secrètes.
Le royaume a toujours entretenu avec Israël des relations politiques et diplomatiques solides, qui se sont traduites par une coopération économique et culturelle remarquable.
Mohammed VI flanche devant MBZ
Les déclarations spectaculaires de Trump sur la normalisation des relations entre le Maroc et Israël et la reconnaissance de la souveraineté marocaine sur le Sahara occidental par les États-Unis sont tombées tel un couperet.
Personne ou presque ne s’attendait à ce que le royaume bascule si vite vers une normalisation, malgré la vague d’accords qui a vu ces derniers mois les Émirats arabes unis (EAU), Bahreïn puis le Soudan normaliser leurs relations avec Israël.
L’engagement déclaré du royaume à défendre la cause palestinienne, dans le cadre du Comité al-Qods, présidé par le roi Mohammed VI, ne laissait pas présager, du moins dans le court terme, un accord secret visant la normalisation en contrepartie de la reconnaissance par les États-Unis de la marocanité du Sahara occidental. En effet, il y a quelques mois encore, les officiels marocains parlaient de « rumeurs infondées ».
Après l’annonce de ce jeudi, le ministre marocain des Affaires étrangères s’est trouvé dans une situation embarrassante. Voulant se dérober à ses déclarations précédentes, il a tenté maladroitement de dissocier la reconnaissance américaine de la souveraineté marocaine sur le Sahara occidental de la normalisation du royaume avec Israël.
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