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Philippe Douroux anime dans Libération la discussion entre le philosophe français Alain Badiou et le directeur du quotidien Libération, Laurent Joffrin, un des principaux éditocrates de la presse française.
8 novembre 2017
Alain Badiou, quelle est votre définition de la politique ?
Alain Badiou : J’aurais peut-être dû appeler mon livre «Eloge d’une politique». Je vois en effet deux définitions possibles de la politique. La première centre la question sur la conquête et l’exercice du pouvoir d’Etat. La politique est alors définie comme une gestion réaliste des nécessités du pouvoir. La seconde définition, qui a surgi très tôt, notamment avec Platon, considère que la question clé est celle de la justice. Je m’engage dans la seconde direction et je définis la politique comme l’ensemble des procédures qui conduisent à l’organisation d’une société juste, ce qui veut dire : délivrée des rapports de force et des inégalités qui constituent la réalité collective. Ce débat existait déjà entre Aristote et Platon. Le premier a une conception très pragmatique, il analyse les conditions économiques et financières de l’existence des sociétés, il est soucieux de l’existence d’une classe moyenne, quand Platon tente d’abord de définir une société juste et ne se soucie qu’ensuite des moyens requis pour y parvenir.
Laurent Joffrin : Cette distinction me convient. Mais dans Eloge de la politique, vous allez bien plus loin. Pour vous, il n’y a de politique que si on remet en cause la propriété privée des moyens de production. La politique ne commence que lorsqu’il y a une confrontation entre deux propositions d’organisation de la société radicalement différentes, l’une fondée sur la propriété privée, l’autre sur l’appropriation collective. A mon avis, c’est faux. Il y a de la politique dans les systèmes de marché : faire ou non la guerre en Irak, c’est de la politique ; supprimer l’ISF ou le conserver, c’est de la politique ; voter Fillon ou Hamon, c’est de la politique. La question de la propriété n’est qu’une question parmi d’autres. Elle est passée au second plan à cause de l’échec du communisme.
A.B. : Mais c’est le point central. Les sociétés politiques qui ont surgi au moment de la création des Etats autour de l’agriculture sédentaire, des nouvelles techniques de production, de communication et de combat, sont entièrement liées à la division de la société en classes, fondée sur l’appropriation privée de biens qui auraient dû être considérés comme communs. La politique revient alors à régler le litige entre ceux qui possèdent et ceux qui ne possèdent pas. Nous sommes aujourd’hui dans la dernière forme, la plus perfectionnée, notamment sur le plan technique, de cette construction millénaire, que j’appelle «néolithique de la politique». Le capitalisme se présente lui-même comme l’aboutissement de cette très longue histoire de l’organisation de la société autour de l’appropriation privée de biens dont la destination naturelle concerne la collectivité. Il en résulte que la politique, aujourd’hui, au sens de la plus élémentaire justice, suppose un changement complet, une mutation systémique.
L.J.: Je ne crois précisément pas qu’il soit nécessaire de remettre en cause les règles de la propriété privée et les règles du marché pour parler de politique. Il y a bien d’autres questions importantes. C’est une vision strictement économiste des choses.
A.B. : Nous sommes en complet désaccord. Une politique qui ne pose pas la question de la propriété est une politique au premier sens, celui d’une gestion du pouvoir d’Etat, lui-même adossé à la propriété dite bourgeoise, celle qui concerne la finance, l’actionnariat, l’industrie et les médias. Il y a sans doute des nuances entre la gestion libérale et le social-libéralisme.
L.J. : Ce ne sont pas des nuances…
A.B. : Bien sûr qui si…
L.J. : Laissez-moi argumenter. Je prends un autre exemple : la place de la religion dans la société. Le choix entre une théocratie et un régime laïque détermine la vie quotidienne de millions de gens ; elle n’est pas liée à la question de la propriété privée. Réformer le code du travail dans un sens plus libéral est un choix politique qui va avoir des conséquences sur le sort de millions de travailleurs français.
A.B. : Oui, évidemment…
L.J. : Ce ne sont pas des nuances, j’appelle cela des désaccords profonds sur l’organisation de la société. Lutter ou non contre le réchauffement climatique qui met en jeu l’avenir de l’humanité tout entière, ce n’est pas une nuance.
A.B. : Précisément, la question de la dévastation de la Terre est liée à celle de la propriété. Le profit privé est un système de prédation et de destruction du bien commun. La question de l’écologie suppose la remise en cause du capitalisme.
L.J. : Quand la propriété privée a été abolie, on a assisté à une destruction plus violente encore des ressources naturelles.
A.B. : C’est une autre question. Après des millénaires de gestion centrée sur la propriété privée, on a eu une expérience de collectivisation qui a duré soixante-dix ans ! Comment s’étonner que cette très courte expérience, menée en Russie et en Chine pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, n’ait pas trouvé immédiatement sa forme stable et qu’elle échoue provisoirement ? On s’attaquait là à un tabou millénaire, et il fallait tout inventer sans aucun modèle préalable.
L.J. : Vous défendez «l’hypothèse communiste», soit. Vous parlez souvent, vous publiez des livres. Pourquoi cette «hypothèse» a-t-elle si peu d’échos ? Parce que personne n’en veut. Personne ne souhaite reprendre l’expérience communiste, qui a débouché sur un désastre historique.
A.B. : Personne ne souhaite s’engager à poursuivre ce qui a échoué ! Mais, voyez-vous, abandonner une hypothèse parce que les toutes premières tentatives pour la valider n’ont pas été concluantes est une méthode fort peu rationnelle. Heureusement que ni les physiciens ni les artistes ne vous suivent dans ce type d’argument !
Alain Badiou, pourquoi se faire l’avocat des expériences russe et chinoise si ce sont des échecs ?
Alain Badiou : Je ne m’en fais pas l’avocat. Je dis tout au contraire que sauver l’hypothèse d’une juste appropriation collective des richesses doit constater les échecs, inévitables quand il s’agit des premières décennies d’une expérience de cette envergure, et inventer les nouvelles solutions. Mais pour Laurent Joffrin et l’opinion procapitaliste dominante, tout est réglé, cette forme de justice est criminelle.
L.J. : Mais le communisme a échoué dans son essence même, pas seulement dans ses modalités. Vous dites que ces expériences ont raté parce qu’on ne les a pas poussées assez loin. Mais c’est justement quand on a été le plus loin que l’échec a été le plus net. Je prends l’exemple du Grand Bond en avant, à la fin des années 50 en Chine. L’appropriation collective est allée aussi loin que possible. On a collectivisé non seulement la terre, mais aussi les outils, les engrais, la vie quotidienne des paysans, qui prenaient leurs repas dans des cantines collectives et devaient rendre leurs propres outils. Résultat : en un an, la production agricole s’est effondrée. Et comme la Chine des campagnes était au seuil de subsistance, ce communisme extrême a créé une famine épouvantable. Sur l’ordre de Mao, le système a été maintenu pendant deux ans, de manière criminelle. On a constaté que la collectivisation aboutissait à une catastrophe, entre 10 et 30 millions de morts. Le même processus s’est vérifié partout.
A.B. : Absolument pas.
L.J. : Donnez-moi des exemples.
A.B. : Dans les années 70, l’URSS est considérée comme la deuxième puissance mondiale, et l’Allemagne de l’Est était au septième rang des puissances industrielles.
L.J. : Mais les chiffres étaient faux, on l’a compris à la chute du mur de Berlin ! Il suffit de comparer l’Allemagne de l’Ouest et l’Allemagne de l’Est pour constater que la première a mieux réussi que la seconde sur le plan économique, notamment pour les salariés. Et je ne parle pas des libertés publiques !
A.B. : Quand ils vous dérangent, les chiffres sont faux ! Mais ce n’est pas le fond du problème. On peut et on doit penser, classer, rectifier tout ce qui explique qu’une hypothèse émancipatrice dont dépend le devenir de l’humanité et qui propose une organisation de toutes choses sans précédent dans les millénaires antérieurs traverse, lors de ses débuts de réalisation, de très importantes crises. C’est le contraire qui serait étrange ! J’en reviens au destin d’un problème très difficile en mathématiques. Les erreurs, commises par de très grands esprits, n’invalident pas la nécessité de trouver la solution.
L.J. : Vous utilisez une métaphore qui n’a aucune valeur de démonstration. Ce qui se passe dans le domaine des mathématiques ne s’applique pas ipso facto à la société. On a fait toutes sortes d’expériences sur les peuples, comme sur des cobayes. A un moment, ils en ont eu assez, des expériences ! D’autant qu’elles ont abouti à des massacres à grande échelle.
A.B. : Ils en ont tout autant assez du libéralisme. Si on compte les morts, comptons tous les morts.
Philippe Douroux anime dans Libération la discussion entre le philosophe français Alain Badiou et le directeur du quotidien Libération, Laurent Joffrin, un des principaux éditocrates de la presse française.
8 novembre 2017
Alain Badiou, quelle est votre définition de la politique ?
Alain Badiou : J’aurais peut-être dû appeler mon livre «Eloge d’une politique». Je vois en effet deux définitions possibles de la politique. La première centre la question sur la conquête et l’exercice du pouvoir d’Etat. La politique est alors définie comme une gestion réaliste des nécessités du pouvoir. La seconde définition, qui a surgi très tôt, notamment avec Platon, considère que la question clé est celle de la justice. Je m’engage dans la seconde direction et je définis la politique comme l’ensemble des procédures qui conduisent à l’organisation d’une société juste, ce qui veut dire : délivrée des rapports de force et des inégalités qui constituent la réalité collective. Ce débat existait déjà entre Aristote et Platon. Le premier a une conception très pragmatique, il analyse les conditions économiques et financières de l’existence des sociétés, il est soucieux de l’existence d’une classe moyenne, quand Platon tente d’abord de définir une société juste et ne se soucie qu’ensuite des moyens requis pour y parvenir.
Laurent Joffrin : Cette distinction me convient. Mais dans Eloge de la politique, vous allez bien plus loin. Pour vous, il n’y a de politique que si on remet en cause la propriété privée des moyens de production. La politique ne commence que lorsqu’il y a une confrontation entre deux propositions d’organisation de la société radicalement différentes, l’une fondée sur la propriété privée, l’autre sur l’appropriation collective. A mon avis, c’est faux. Il y a de la politique dans les systèmes de marché : faire ou non la guerre en Irak, c’est de la politique ; supprimer l’ISF ou le conserver, c’est de la politique ; voter Fillon ou Hamon, c’est de la politique. La question de la propriété n’est qu’une question parmi d’autres. Elle est passée au second plan à cause de l’échec du communisme.
A.B. : Mais c’est le point central. Les sociétés politiques qui ont surgi au moment de la création des Etats autour de l’agriculture sédentaire, des nouvelles techniques de production, de communication et de combat, sont entièrement liées à la division de la société en classes, fondée sur l’appropriation privée de biens qui auraient dû être considérés comme communs. La politique revient alors à régler le litige entre ceux qui possèdent et ceux qui ne possèdent pas. Nous sommes aujourd’hui dans la dernière forme, la plus perfectionnée, notamment sur le plan technique, de cette construction millénaire, que j’appelle «néolithique de la politique». Le capitalisme se présente lui-même comme l’aboutissement de cette très longue histoire de l’organisation de la société autour de l’appropriation privée de biens dont la destination naturelle concerne la collectivité. Il en résulte que la politique, aujourd’hui, au sens de la plus élémentaire justice, suppose un changement complet, une mutation systémique.
L.J.: Je ne crois précisément pas qu’il soit nécessaire de remettre en cause les règles de la propriété privée et les règles du marché pour parler de politique. Il y a bien d’autres questions importantes. C’est une vision strictement économiste des choses.
A.B. : Nous sommes en complet désaccord. Une politique qui ne pose pas la question de la propriété est une politique au premier sens, celui d’une gestion du pouvoir d’Etat, lui-même adossé à la propriété dite bourgeoise, celle qui concerne la finance, l’actionnariat, l’industrie et les médias. Il y a sans doute des nuances entre la gestion libérale et le social-libéralisme.
L.J. : Ce ne sont pas des nuances…
A.B. : Bien sûr qui si…
L.J. : Laissez-moi argumenter. Je prends un autre exemple : la place de la religion dans la société. Le choix entre une théocratie et un régime laïque détermine la vie quotidienne de millions de gens ; elle n’est pas liée à la question de la propriété privée. Réformer le code du travail dans un sens plus libéral est un choix politique qui va avoir des conséquences sur le sort de millions de travailleurs français.
A.B. : Oui, évidemment…
L.J. : Ce ne sont pas des nuances, j’appelle cela des désaccords profonds sur l’organisation de la société. Lutter ou non contre le réchauffement climatique qui met en jeu l’avenir de l’humanité tout entière, ce n’est pas une nuance.
A.B. : Précisément, la question de la dévastation de la Terre est liée à celle de la propriété. Le profit privé est un système de prédation et de destruction du bien commun. La question de l’écologie suppose la remise en cause du capitalisme.
L.J. : Quand la propriété privée a été abolie, on a assisté à une destruction plus violente encore des ressources naturelles.
A.B. : C’est une autre question. Après des millénaires de gestion centrée sur la propriété privée, on a eu une expérience de collectivisation qui a duré soixante-dix ans ! Comment s’étonner que cette très courte expérience, menée en Russie et en Chine pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, n’ait pas trouvé immédiatement sa forme stable et qu’elle échoue provisoirement ? On s’attaquait là à un tabou millénaire, et il fallait tout inventer sans aucun modèle préalable.
L.J. : Vous défendez «l’hypothèse communiste», soit. Vous parlez souvent, vous publiez des livres. Pourquoi cette «hypothèse» a-t-elle si peu d’échos ? Parce que personne n’en veut. Personne ne souhaite reprendre l’expérience communiste, qui a débouché sur un désastre historique.
A.B. : Personne ne souhaite s’engager à poursuivre ce qui a échoué ! Mais, voyez-vous, abandonner une hypothèse parce que les toutes premières tentatives pour la valider n’ont pas été concluantes est une méthode fort peu rationnelle. Heureusement que ni les physiciens ni les artistes ne vous suivent dans ce type d’argument !
Alain Badiou, pourquoi se faire l’avocat des expériences russe et chinoise si ce sont des échecs ?
Alain Badiou : Je ne m’en fais pas l’avocat. Je dis tout au contraire que sauver l’hypothèse d’une juste appropriation collective des richesses doit constater les échecs, inévitables quand il s’agit des premières décennies d’une expérience de cette envergure, et inventer les nouvelles solutions. Mais pour Laurent Joffrin et l’opinion procapitaliste dominante, tout est réglé, cette forme de justice est criminelle.
L.J. : Mais le communisme a échoué dans son essence même, pas seulement dans ses modalités. Vous dites que ces expériences ont raté parce qu’on ne les a pas poussées assez loin. Mais c’est justement quand on a été le plus loin que l’échec a été le plus net. Je prends l’exemple du Grand Bond en avant, à la fin des années 50 en Chine. L’appropriation collective est allée aussi loin que possible. On a collectivisé non seulement la terre, mais aussi les outils, les engrais, la vie quotidienne des paysans, qui prenaient leurs repas dans des cantines collectives et devaient rendre leurs propres outils. Résultat : en un an, la production agricole s’est effondrée. Et comme la Chine des campagnes était au seuil de subsistance, ce communisme extrême a créé une famine épouvantable. Sur l’ordre de Mao, le système a été maintenu pendant deux ans, de manière criminelle. On a constaté que la collectivisation aboutissait à une catastrophe, entre 10 et 30 millions de morts. Le même processus s’est vérifié partout.
A.B. : Absolument pas.
L.J. : Donnez-moi des exemples.
A.B. : Dans les années 70, l’URSS est considérée comme la deuxième puissance mondiale, et l’Allemagne de l’Est était au septième rang des puissances industrielles.
L.J. : Mais les chiffres étaient faux, on l’a compris à la chute du mur de Berlin ! Il suffit de comparer l’Allemagne de l’Ouest et l’Allemagne de l’Est pour constater que la première a mieux réussi que la seconde sur le plan économique, notamment pour les salariés. Et je ne parle pas des libertés publiques !
A.B. : Quand ils vous dérangent, les chiffres sont faux ! Mais ce n’est pas le fond du problème. On peut et on doit penser, classer, rectifier tout ce qui explique qu’une hypothèse émancipatrice dont dépend le devenir de l’humanité et qui propose une organisation de toutes choses sans précédent dans les millénaires antérieurs traverse, lors de ses débuts de réalisation, de très importantes crises. C’est le contraire qui serait étrange ! J’en reviens au destin d’un problème très difficile en mathématiques. Les erreurs, commises par de très grands esprits, n’invalident pas la nécessité de trouver la solution.
L.J. : Vous utilisez une métaphore qui n’a aucune valeur de démonstration. Ce qui se passe dans le domaine des mathématiques ne s’applique pas ipso facto à la société. On a fait toutes sortes d’expériences sur les peuples, comme sur des cobayes. A un moment, ils en ont eu assez, des expériences ! D’autant qu’elles ont abouti à des massacres à grande échelle.
A.B. : Ils en ont tout autant assez du libéralisme. Si on compte les morts, comptons tous les morts.
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