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Safwan Masri, professeur/chercheur à l’université de Columbia: “La Brutalité des régimes conduit à la Révolution"

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  • Safwan Masri, professeur/chercheur à l’université de Columbia: “La Brutalité des régimes conduit à la Révolution"

    Safwan Masri, professeur et chercheur à l’université de Columbia (USA) : “La Brutalité des régimes conduit à la Révolution

    Dans le monde arabe postcolonial, il y a eu une conspiration pour abrutir l’esprit arabe, pour le soumettre à un processus d’obéissance aveugle et de déférence à l’autorité. N’ayant pas de fondements sur lesquels fonder le nationalisme et le patriotisme, la plupart des régimes arabes adoptent la double stratégie qui consiste à obtenir leur légitimité par la création d’une armée forte et par l’endoctrinement.”




    Liberté : Dix ans après le Printemps arabe, quel regard portez-vous sur la vague de soulèvement qui a secoué cette région ?


    Safwan Masri : Tout d'abord, permettez-moi de récuser le terme “Printemps arabe”. Il y a eu un Printemps tunisien, certes, et naturellement les citoyens des pays voisins ont pensé que si cela pouvait arriver dans ce pays, cela pouvait arriver chez eux aussi. Mais l’erreur d’appréciation tient au fait que les conditions en Tunisie sont très différentes de ce qu'elles sont ailleurs. Et, bien que de nombreux griefs de manifestants, pour des raisons économiques et de liberté, soient les mêmes, rien n'unit les manifestants à Tunis à ceux du Caire ou de Damas. Il n'y avait pas de dénominateur commun, comme dans les révolutions qui ont balayé l'Europe de l'Est à la fin des années 1980 et au début des années 1990, alors que les pays se libéraient de l'emprise de l'Union soviétique. Appliquer un prisme à toute la région comme s'il s'agissait d'un bloc monolithique est à la fois trompeur et réducteur. Il n’y avait rien d’“arabe” dans les manifestations — il s’agissait de manifestations locales contre les conditions locales — et ce n’était certainement pas un “printemps”. La série de tentatives de révolte qui a suivi la révolution tunisienne a lamentablement échoué, conduisant dans certains cas — comme en Syrie, en Libye et au Yémen — à des crises humanitaires, comme nous n'en avons jamais vu dans les temps modernes. L'Égypte semblait être une exception pendant un certain temps, mais elle est maintenant en proie à une dictature militaire plus autoritaire que le régime de Hosni Moubarak que les manifestants ont destitué en 2011. Comme nous l'avons vu dans la deuxième vague du “Printemps arabe”, à partir de 2019, des gouvernements ont changé, comme dans le cas du Liban et de l'Irak, et des personnalités autoritaires ont été renversées, comme dans le cas de l'Algérie, mais les régimes et le malaise structurel profondément ancré qui les sous-tend se sont maintenus.

    Pensez-vous que cette ambition de démocratie soutenue par les peuples a porté ses fruits ? Qu’est-ce qui a bien marché et ce qui n’a pas marché ?

    Cela a porté ses fruits en Tunisie. Mais la démocratie continue de tenir à un fil et le succès est relatif. Pour de nombreux Tunisiens, qui, bien qu’ils ne puissent pas manger à leur faim, il y a un sentiment cynique qu'ils peuvent au moins s'en plaindre librement sans crainte de censure. Dans d'autres pays, cela a porté ses fruits en ce sens que les régimes ne peuvent plus tenir leurs opinions publiques pour acquises. Il y a un élément d'inquiétude qui a affecté les contrats sociaux entre les gouvernés et leurs dirigeants.
    Nous avons constaté cela au Soudan, par exemple. En Arabie saoudite, bien que toute tentative d'exiger un changement ait été brutalement réduite au silence, il y a eu un certain changement, mais il est venu strictement du sommet. Malgré les échecs qui ont abouti à des troubles civils et d'autres qui ont été écrasés ou avortés, le génie est hors de la bouteille. Les demandes des citoyens pour un avenir meilleur et plus équitable continueront à se faire entendre. Donc, le Printemps arabe n'est pas un ensemble d'événements distincts. Il s’agit d’un continuum, et j’espère que nous continuerons d’observer des changements dans la région à long terme.
    Le plus intéressant est que, malgré l'échec des citoyens, jusqu'à présent, dans leurs efforts pour se libérer de la tyrannie, les manifestations du Printemps arabe ont, peut-être, créé un élan et un espace pour se libérer. C’est ce que nous constatons à travers l’exemple de la dynamique que connaît la société civile et la lutte pour les droits des femmes.

    Pourquoi l’expérience démocratique a marché en Tunisie et pas dans les autres pays du monde arabe ?

    Pour répondre à cette question, il faut avant tout reconnaître que contrairement à d’autres pays arabes, la Tunisie a toujours eu une petite armée qui n’a pas une influence politique, ceci d’une part. D’autre part, la Tunisie a toujours eu un mouvement de la société civile florissant, ancré dans son syndicalisme qui remonte aux années 1920. Donc, contrairement à l’Égypte, il n’y avait pas d’armée pour écraser la protestation ou agir comme une force contre-révolutionnaire, mais il y avait plutôt une forte tradition d’engagement civique et d’expérience en matière d’institutions démocratiques.
    La Tunisie n’a pas non plus souffert des effets de division du sectarisme et du tribalisme; les Tunisiens ont toujours eu un très fort sentiment d’identité nationale qui les a aidés à se rassembler autour de leurs revendications collectives de changement. C’est le seul pays arabe qui peut à juste titre revendiquer une légitimité territoriale qui remonte à des millénaires. Les Tunisiens étaient Tunisiens bien avant que la Tunisie ne devienne un État-nation postcolonial. Ce n’est pas le cas de la grande majorité des pays arabes qui se sont formés à l’époque de la Première Guerre mondiale et de l’effondrement de l’Empire ottoman. La Tunisie a également été aidée par une histoire unique de réformes qui a préparé son peuple à la démocratisation. Cette réforme qui a commencé au milieu du XIXe siècle, a modernisé l’éducation, libéré les femmes, modéré le rôle de la religion dans la société et la sphère publique, et a abouti à de multiples constitutions civiles et laïques. Je dirais que la participation active des femmes à tous les aspects de la vie publique et de la société a joué un rôle important dans la préservation des acquis de la démocratisation. Les femmes n’allaient pas permettre de faire reculer les droits qui leur ont été accordés lorsque la Tunisie a accédé à son indépendance vis-à-vis de l’autorité française, en 1956. Même l’islam politique tunisien était différent, dans sa genèse et sa trajectoire, des mouvements islamistes d’ailleurs. Il a été influencé par les réformes qui ont eu lieu au sein de la mosquée Zeitouna et l’expérience de son fondateur, cheikh Rachid Ghannouchi, au cours de ses longues années d’exil sous l’ère Ben Ali.

    Les partisans de la théorie du complot font souvent un lien avec le projet du Grand Moyen-Orient dans l’émergence de ces révolutions arabes. Quelle est la part de vérité de ces assertions ?

    Je ne crois pas que les révolutions soient le résultat de l’intervention occidentale. Cela relève plus du domaine de l’Histoire que de la théorie du complot. Il faut reconnaître le rôle de l’initiative des citoyens dans les mouvements de protestation et la volonté d’opérer des changements. Je crois qu’il est réducteur de considérer ces révolutions comme un projet de l’Occident. Il s’agissait de mouvements organiquement formés, et qui ont évolué à cause du désespoir des peuples. Ce qui a conduit à ces tentatives de révolution, ce sont l’incompétence, la corruption, le népotisme et la brutalité des régimes despotiques. Mais, cela ne veut pas dire que l’Occident n’a pas joué un rôle dans certains cas. Il est indéniable que l’Occident a toujours cherché à façonner et à influencer la région. L’administration Obama a annoncé des changements importants dans la politique des États-Unis, dans toute la région. On avait l’impression que les États-Unis appuieraient davantage la démocratie et les droits de l’Homme, ce qui, sans aucun doute, a contribué à encourager les gens à descendre dans la rue. En revanche, lorsque les États-Unis, sous le président George W. Bush, ont tenté d’imposer la démocratie, comme ils l’ont fait en Irak, les résultats ont été désastreux. Sous le président Obama, les États-Unis sont intervenus de manière sélective et souvent sans aucune politique durable. Les États-Unis, la France et la Grande-Bretagne ont uni leurs forces pour éliminer Kadhafi, mais en laissant un vide, ils ont créé une situation de désordre en Libye. L’administration Obama a également échoué en Syrie pour n’avoir pas pris les mesures nécessaires, mais décidé plutôt de sous-traiter le dossier syrien à la Russie. En somme, bien que l’intervention de l’Occident ait été souvent contre-productive, je ne crois pas que les révolutions aient été le résultat de conceptions occidentales.
    ....
    Lorsque vous changez votre manière de voir les choses, les choses que vous voyez changent !

    Ne cédez donc plus à la tentation de victimisation, si vous voulez êtes l’acteur principal de votre vie.

  • #2
    Qu’en est-il de l’influence des états de la région notamment dans les pays où le printemps a tourné aux conflits armés, comme c’est le cas au Yémen, en Syrie et en Libye ?

    Les principaux facteurs qui ont permis à la Tunisie de se démocratiser sont sa petite superficie, sa situation géographique et son manque de ressources naturelles. Cela signifie que le pays ne faisait pas l’objet de visées et n’était pas dans les agendas des interventions étrangères. Toutefois, une fois que le processus de démocratisation a été mené à bien, son succès est devenu une menace pour les pays voisins, qui ne veulent pas que leurs peuples partagent les mêmes aspirations. Nous voyons donc la concurrence entre la Turquie et le Qatar, d’une part, pour faire avancer l’agenda islamique et, d’autre part, l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis pour soutenir les traditionnelles forces contre-révolutionnaires.

    Malgré leur influence limitée en Tunisie, les acteurs régionaux ont mené des guerres par procuration à grande échelle, notamment en Syrie, au Yémen et en Libye. La poursuite du conflit au Yémen et la crise humanitaire croissante sont le résultat direct des bombardements militaires de l’Arabie saoudite et des Émirats arabes unis. Et bien que le conflit entre la Syrie et la Libye n’ait peut-être pas été provoqué par les puissances régionales, ces dernières sont rapidement entrées en scène pour exercer leur influence et faire avancer leurs programmes. Nous le voyons clairement en Libye, où l’Arabie saoudite, l’Égypte et les Émirats arabes unis soutiennent le général Khalifa Haftar à l’Est, y compris militairement, tandis que la Turquie et le Qatar soutiennent le Gouvernement de Tripoli, alors que la France et l’Italie rivalisent pour leur influence en soutenant des camps opposés.

    La Syrie a servi de champ de bataille typique d’une guerre par procuration menée principalement le long de la ligne de faille sectaire entre l’Iran, l’Arabie saoudite et le Qatar, avec la participation d’acteurs internationaux tels que la Russie et la Turquie. L’ingérence régionale est responsable des conflits armés et, je crois, constitue la plus grande menace pour les perspectives démocratiques de la région, conduisant directement à l’échec de l’État et indirectement à la mise en garde d’autres personnes qui envisagent de se rebeller ou de demander des changements dans leur pays.

    Quelles sont, d’après vous, les conditions qu’il faut réunir pour réussir le processus de démocratisation des pays arabes ?

    Premièrement, il n’y a aucune formule qui puisse être appliquée partout. J’ai fait valoir dans mon livre Tunisie : une anomalie arabe que ce pays ne peut pas servir de modèle pour le reste du monde arabe, parce que les conditions et les ingrédients de succès qui étaient présents en Tunisie lui étaient spécifiques et manquaient ailleurs. Deuxièmement, dans le monde arabe, ce qui est exigé à un pays est différent de ce qui pourrait l’être dans un autre, et ce qui pourrait fonctionner dans un pays pourrait ne pas l’être dans un autre. Le Liban, où la corruption et les accords sectaires de partage du pouvoir ont mis à mal l’économie, présente un cas très différent de celui de l’Algérie, où le régime hégémonique a siphonné les richesses pétrolières du pays. De même, la situation à Bahreïn, petit pays où la majorité chiite est opprimée par une minorité sunnite, est très différente de celle de l’Égypte, un pays pauvre de 100 millions d’habitants et gouverné par un régime militaire autoritaire, qui a constamment violé les droits de l’Homme et étouffé les libertés individuelles. Il existe toutefois des exigences fondamentales pour que tout processus de démocratisation s’installe.

    D’abord et avant tout, c’est l’éducation. Celle-ci dans la région a été en grande partie planifiée et dirigée vers l’obéissance et la loyauté envers le régime, ainsi que la rhétorique nationaliste et religieuse.
    Un système éducatif qui adopte les valeurs démocratiques de liberté de pensée et de pensée critique et qui encourage le débat est une condition nécessaire au développement d’une société démocratique.

    Troisièmement, l’engagement civique et l’insistance sur l’espace pour l’activisme de la société civile sont essentiels à la pratique de la représentation et de la participation. Dans ce sens, une société démocratique et libre doit comptabiliser une moitié de sa population – les femmes –, émancipée et capable de participer pleinement à la société.
    Rappelons-nous que la démocratie n’est pas seulement les élections. Il s’agit des libertés – d’expression et de pensée –, de droits de l’Homme et de dignité pour tous les citoyens.

    Les efforts sur l’éducation sont au cœur de votre analyse dans l’explication, en partie, d’un certain échec des pays arabes à aller vers une véritable démocratisation...

    Dans le monde arabe postcolonial, il y a eu une conspiration pour abrutir l’esprit arabe, pour le soumettre à un processus d’obéissance aveugle et de déférence à l’autorité. N’ayant pas de fondements sur lesquels fonder le nationalisme et le patriotisme, la plupart des régimes arabes adoptent la double stratégie qui consiste à obtenir leur légitimité et l’assentiment de leurs populations par la création d’une armée forte et en endoctrinant leurs citoyens par une propagande hypernationaliste, un discours exclusif et des enseignements religieux dogmatiques. Le résultat a été un système “paroissial” de connaissances et de valeurs qui favorisent les méthodes passives d’apprentissage par cœur et découragent le débat et la pensée critique.

    Les étudiants sont ainsi privés de la possibilité de développer des facultés de raisonnement, d’acquérir des compétences sociolinguistiques, de former leurs propres opinions et d’apprendre à coexister avec différents points de vue et modes de vie. Cette forme de despotisme intellectuel a conduit des générations d’Arabes à être non seulement privés d’une bonne éducation, mais qui ont aussi appris à être bornés, intolérants, incapables de se remettre en question et non outillés pour un monde globalisé et démocratique.

    En revanche, le système éducatif tunisien, basé sur les arts, les sciences humaines, la philosophie et les valeurs pluralistes, a contribué à façonner des générations de citoyens capables de construire et de participer à des processus et à des institutions démocratiques. Le reste de la région a besoin de plus d’une réforme de l’éducation. Le changement démocratique doit avoir comme point de départ la révolution de l’éducation et les valeurs que ses systèmes adoptent.

    Pensez-vous que c’en est fini du rêve des Égyptiens de se doter un jour d’une vraie démocratie, face à un régime militaire qui s’est renforcé ?

    Le régime égyptien actuel a une emprise ferme sur les institutions du pays et a réussi à consolider son pouvoir, souvent brutalement, sur sa population. Les perspectives, du moins à court terme, sont assez sombres. Jusqu’à présent, les Frères musulmans, seule alternative au militarisme, ont été gravement affaiblis, et leur soutien aux Égyptiens s’est presque évanoui dans la foulée des pratiques antidémocratiques du gouvernement Morsi, démocratiquement élu. Sous Sissi, il n’y a pas de place pour que la maturité politique prenne forme au niveau local et pour que des alternatives viables émergent. La société civile, qu’elle soit locale ou internationale, est pratiquement inexistante. Fort de l’argent du Golfe, et avec le soutien continu de l’Occident, il ne semble pas qu’un changement positif soit en cours de sitôt. Je ne m’attends pas à ce que les Égyptiens soient si imprudents qu’ils prennent la rue et se soumettent à ce qui sera certainement une répression brutale par les forces de Sissi.

    Mais le régime de fermeture politique et sécuritaire, ne risque-t-il pas de provoquer à nouveau des révoltes ?

    La seule dynamique qui pourrait éventuellement changer en faveur des aspirations égyptiennes à la démocratie se fait sur les scènes régionale et internationale. Les administrations occidentales qui pourraient faire pression ou sanctionner le gouvernement pour ses violations des droits de l’Homme peuvent contribuer à créer un espace pour des libertés limitées. Mais ce scénario est peu probable à court terme, surtout compte tenu des conditions actuelles dans l’Ouest et qui sont susceptibles de limiter sa bande passante et son attention vers la région. Au niveau régional, l’incertitude économique et la chute du prix du pétrole pourraient limiter l’aide dont dépend le régime Sissi pour sa survie. Cela pourrait ouvrir des possibilités d’instabilité localement Comme je l’ai mentionné plus haut, il est difficile d’imaginer que le génie peut être remis dans la bouteille. Les circonstances actuelles ne peuvent être maintenues indéfiniment, et les aspirations des jeunes Égyptiens sont susceptibles de trouver des moyens significatifs d’expression et une voie vers le changement. Mais ce n’est probable qu’à long terme et seulement avec la diminution de l’ingérence étrangère qui conforte le statu quo.
    Réalisé par : Amar Rafa

    Journal LIBERTE Algérie
    Dernière modification par Pomaria, 02 février 2021, 18h35.
    Lorsque vous changez votre manière de voir les choses, les choses que vous voyez changent !

    Ne cédez donc plus à la tentation de victimisation, si vous voulez êtes l’acteur principal de votre vie.

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