Depuis sa naissance il y a deux ans, le mouvement de contestation populaire algérien évolue sans représentants et boycotte les scrutins électoraux. Une erreur stratégique, selon Luis Martinez, politologue spécialiste du Maghreb.
Le 22 février 2019 avait lieu la première manifestation donnant naissance au vaste mouvement de protestation populaire, que les Algériens nomment Hirak. Deux ans plus tard, dans un climat de crise sociale, des milliers d’Algériens ont défilé pour l’anniversaire du mouvement. Pour Luis Martinez, politologue spécialiste du Maghreb et directeur de recherche au Centre de recherches internationales, la structuration du Hirak est aujourd’hui indispensable pour peser dans le débat politique.
La libération des prisonniers politiques et la dissolution de l’Assemblée nationale annoncées jeudi 17 février par le président Tebboune peuvent-elles répondre à la crise politique ?
La libération des détenus politiques est une opération qui vise à éteindre les éventuelles critiques extérieures. La dissolution, elle, a pour objectif d’offrir le futur Parlement aux nouveaux partenaires politiques du régime, et en particulier aux islamistes. L’Algérie cherche à se rapprocher des modèles politiques égyptiens et marocains, où les islamistes gouvernent soit avec l’armée, soit avec la monarchie.
Les mobilisations, depuis la semaine dernière, pour les deux ans du Hirak représentent-elles un sursaut du mouvement ?
C’est difficile de parler de sursaut. Le contexte lié au Covid ne permet pas de revenir, comme en 2019, sur l’espace public tous les vendredis. Il s’agit plutôt d’un rappel, celui que le Hirak n’est pas mort, que le projet est toujours là, mais que les conditions ne permettent pas de l’exprimer.
Le Hirak connaît-il un essoufflement depuis le début de la crise sanitaire ?
Je ne parlerais pas d’essoufflement mais d’une suspension due au Covid. La pandémie a permis aux autorités de déployer ses ressources politiques, militaires, économiques, etc. L’Algérie n’est pas près de sortir de l’urgence sanitaire. On pense que ce ne sera pas avant 2023. Pour les autorités algériennes, c’est intéressant de ne pas se précipiter sur les vaccins, de ne pas déconfiner et de maintenir le contrôle.
Malgré cela, le mouvement est-il toujours présent sur le terrain ?
Du point de vue de l’organisation, il y a énormément d’échanges entre les différents acteurs associatifs, politiques et leaders du Hirak (même s’ils n’aiment pas le terme). Manifestement, aujourd’hui, une toute petite minorité semble encore dans un positionnement du type « qu’ils dégagent tous ». En revanche, beaucoup considèrent que les conditions de changement du régime passent, non pas par son élimination, mais par sa transformation. Il faut réfléchir en interne à comment mettre en œuvre l’état d’esprit Hirak dans tous les domaines de la société.
Dans l’histoire de l’Algérie, il y a déjà eu beaucoup de monde dans la rue, ce n’est pas pour ça que l’armée est partie. Il faut tenir compte du fait qu’il y a une armée autoritaire non démocratique et trouver comment, pacifiquement, l’amener à se transformer. C’est beaucoup moins attractif, c’est pénible, c’est moins visible, c’est un travail de longue haleine. Mais, sinon, on se retrouve dans des histoires de révolution tous les vingt ou trente ans. Si vous chassez les militaires aujourd’hui, demain vous serez chassé par des contre-révolutionnaires soutenus par l’armée qui n’aura pas accepté sa défaite. C’est un cycle sans fin.
L’élection d’Abdelmadjid Tebboune en décembre 2019 a-t-elle été source de démotivation pour les activistes ?
Il s’agit surtout d’une incompréhension. Certains croyaient naïvement qu’organiser des réunions populaires massives leur octroyait la légitimité d’être écoutés par les autorités, au point de les voir appliquer leurs revendications. Mais les autorités ont leur agenda, que le Hirak existe ou pas. La difficulté à présent c’est : comment trouver un compromis qui rassure l’armée – qui n’a aucune envie de ressembler à la Syrie, la Libye ou l’Irak – et prend en compte les aspirations démocratiques de la population (droit de regard sur la gouvernance, représentation plus juste, liberté d’association plus respectueuse, etc.). Malheureusement, les conditions ne se prêtent pas aujourd’hui à ce type de discussion.
L’élection présidentielle, avec cinq candidats proches du pouvoir précédent, n’a-t-elle pas représenté, elle, une déception ?
Les membres du Hirak ne se sont pas présentés. Ils ont boycotté. Ils se sont mis eux-mêmes hors-jeu. Ils n’ont pas appelé à participer à cette élection. Ils ont également boycotté le référendum sur la constitution [1er novembre 2020]. Et là, ils s’interrogent. Il va y avoir des élections législatives et municipales anticipées. Le Président vient de recevoir tous les partis politiques et le Hirak se rend bien compte que, s’il continue comme ça, la place vide va être occupée par les acteurs traditionnels. Les élections posent une vraie difficulté car on sait qu’elles ne seront pas transparentes.
Est-ce que ce n’est pas justement à cause d’un procédé qu’il sait d’avance non démocratique que le Hirak boycotte les scrutins ?
Oui, mais l’Algérie n’est pas le Danemark. Il n’y aura jamais de conditions de transparence maximale. L’Algérie est plus proche du Maroc, de la Tunisie, de la Grèce ou de la Turquie. Des pays dans lesquels les élections ont des marges de flottement. Il faut l’accepter. Plus on fera le jeu institutionnel et plus on aura une capacité à le moderniser de l’intérieur, à le transformer dans la longue durée. Mais si on attend de voir l’Algérie ressembler au Danemark, on va attendre très longtemps.
Cela sous-entend une structuration du mouvement. Quelle est la position du Hirak sur cette question ?
Sur le plan de la communication, le mouvement est porté par des acteurs extrêmement revendicatifs, qui exigent une alternance radicale. Ça ne correspond manifestement pas à une grande partie du réservoir de soutiens du Hirak pour qui le « qu’ils partent tous » n’est qu’un slogan. Car, en fait, personne n’est parti. Et ils ne sont pas près de partir. Cette frange radicale a un côté jusqu’au-boutiste qui, finalement, peut nuire à son propre mouvement. Ça l’entraîne dans une impasse. On le voit avec la Biélorussie ou le Venezuela. Ce n’est pas parce que des leaders alternatifs sont soutenus que le régime tombe et que la démocratie arrive. L’Europe n’est pas toute seule. Le premier client de l’Algérie, c’est la Chine. Son premier fournisseur d’armes, c’est la Russie. Ces États n’encourageront jamais un changement de régime soutenu par l’Europe et les États-Unis.
La répression s’est-elle amplifiée depuis le début de la pandémie ?
En Algérie, le mot répression renvoie plutôt aux années 1990 quand on mettait 30 000 personnes dans des camps et qu’on arrêtait tout le monde. Aujourd’hui, on a plutôt ce que l’on appelle en Algérie un harcèlement judiciaire. Aujourd’hui, pour pas grand-chose, on peut vous mettre en prison. Pas trop longtemps. Vous pouvez être condamné à un an ou deux, mais sortir au bout de six mois. Par contre, vous avez deux ou trois ans de sursis sur votre tête, ce qui complique votre vie au niveau familial et professionnel.
Comment le Hirak pourrait-il se structurer et participer à des élections alors qu’il subit ce harcèlement judiciaire ?
C’est un vrai combat. Le Hirak est conscient qu’il est dans un territoire inamical. Le pouvoir militaire ne veut pas de lui. Sa capacité à se transformer d’un mouvement social en acteur politique est un défi majeur. Il faut qu’il y parvienne, car il y a un électorat considérable prêt à rejoindre un parti aspirant à des changements pacifiques significatifs en Algérie. Cependant, il y a des résistances à l’intérieur du Hirak, de peur de se banaliser sur la scène politique. Mais je pense que, dans les mois ou les années à venir, on assistera vraiment à une mutation de ce mouvement en parti politique.
Pour beaucoup d’Algériens, la chute de Bouteflika ne représente pas un grand changement, tout comme la réforme de la Constitution n’est pas porteuse d’espoir…
Et c’est à juste titre. Il n’y a pas d’avancées. Du point de vue des libertés publiques, il n’y a pas grand-chose. La mise à l’écart de Bouteflika, l’arrivée de Tebboune et la « Nouvelle Algérie » qu’il a proposée n’offrent rien. Les petits enjeux qu’on attend concernent les législatives. La réforme de la Constitution donne un rôle plus important au Parlement et au Premier ministre. Mais cela suppose que les forces qui accèdent au Parlement soient assez diversifiées, représentatives. On aura, peut-être, ce que l’on appelle au Maroc un pluralisme contrôlé. C’est-à-dire un Parlement diversifié, pluraliste, mais contrôlé par le cabinet royal. Ici, l’équivalent serait l’Armée. Ce serait déjà une avancée à l’échelle de l’Algérie.
ouestfrance
Le 22 février 2019 avait lieu la première manifestation donnant naissance au vaste mouvement de protestation populaire, que les Algériens nomment Hirak. Deux ans plus tard, dans un climat de crise sociale, des milliers d’Algériens ont défilé pour l’anniversaire du mouvement. Pour Luis Martinez, politologue spécialiste du Maghreb et directeur de recherche au Centre de recherches internationales, la structuration du Hirak est aujourd’hui indispensable pour peser dans le débat politique.
La libération des prisonniers politiques et la dissolution de l’Assemblée nationale annoncées jeudi 17 février par le président Tebboune peuvent-elles répondre à la crise politique ?
La libération des détenus politiques est une opération qui vise à éteindre les éventuelles critiques extérieures. La dissolution, elle, a pour objectif d’offrir le futur Parlement aux nouveaux partenaires politiques du régime, et en particulier aux islamistes. L’Algérie cherche à se rapprocher des modèles politiques égyptiens et marocains, où les islamistes gouvernent soit avec l’armée, soit avec la monarchie.
Les mobilisations, depuis la semaine dernière, pour les deux ans du Hirak représentent-elles un sursaut du mouvement ?
C’est difficile de parler de sursaut. Le contexte lié au Covid ne permet pas de revenir, comme en 2019, sur l’espace public tous les vendredis. Il s’agit plutôt d’un rappel, celui que le Hirak n’est pas mort, que le projet est toujours là, mais que les conditions ne permettent pas de l’exprimer.
Le Hirak connaît-il un essoufflement depuis le début de la crise sanitaire ?
Je ne parlerais pas d’essoufflement mais d’une suspension due au Covid. La pandémie a permis aux autorités de déployer ses ressources politiques, militaires, économiques, etc. L’Algérie n’est pas près de sortir de l’urgence sanitaire. On pense que ce ne sera pas avant 2023. Pour les autorités algériennes, c’est intéressant de ne pas se précipiter sur les vaccins, de ne pas déconfiner et de maintenir le contrôle.
Malgré cela, le mouvement est-il toujours présent sur le terrain ?
Du point de vue de l’organisation, il y a énormément d’échanges entre les différents acteurs associatifs, politiques et leaders du Hirak (même s’ils n’aiment pas le terme). Manifestement, aujourd’hui, une toute petite minorité semble encore dans un positionnement du type « qu’ils dégagent tous ». En revanche, beaucoup considèrent que les conditions de changement du régime passent, non pas par son élimination, mais par sa transformation. Il faut réfléchir en interne à comment mettre en œuvre l’état d’esprit Hirak dans tous les domaines de la société.
Dans l’histoire de l’Algérie, il y a déjà eu beaucoup de monde dans la rue, ce n’est pas pour ça que l’armée est partie. Il faut tenir compte du fait qu’il y a une armée autoritaire non démocratique et trouver comment, pacifiquement, l’amener à se transformer. C’est beaucoup moins attractif, c’est pénible, c’est moins visible, c’est un travail de longue haleine. Mais, sinon, on se retrouve dans des histoires de révolution tous les vingt ou trente ans. Si vous chassez les militaires aujourd’hui, demain vous serez chassé par des contre-révolutionnaires soutenus par l’armée qui n’aura pas accepté sa défaite. C’est un cycle sans fin.
L’élection d’Abdelmadjid Tebboune en décembre 2019 a-t-elle été source de démotivation pour les activistes ?
Il s’agit surtout d’une incompréhension. Certains croyaient naïvement qu’organiser des réunions populaires massives leur octroyait la légitimité d’être écoutés par les autorités, au point de les voir appliquer leurs revendications. Mais les autorités ont leur agenda, que le Hirak existe ou pas. La difficulté à présent c’est : comment trouver un compromis qui rassure l’armée – qui n’a aucune envie de ressembler à la Syrie, la Libye ou l’Irak – et prend en compte les aspirations démocratiques de la population (droit de regard sur la gouvernance, représentation plus juste, liberté d’association plus respectueuse, etc.). Malheureusement, les conditions ne se prêtent pas aujourd’hui à ce type de discussion.
L’élection présidentielle, avec cinq candidats proches du pouvoir précédent, n’a-t-elle pas représenté, elle, une déception ?
Les membres du Hirak ne se sont pas présentés. Ils ont boycotté. Ils se sont mis eux-mêmes hors-jeu. Ils n’ont pas appelé à participer à cette élection. Ils ont également boycotté le référendum sur la constitution [1er novembre 2020]. Et là, ils s’interrogent. Il va y avoir des élections législatives et municipales anticipées. Le Président vient de recevoir tous les partis politiques et le Hirak se rend bien compte que, s’il continue comme ça, la place vide va être occupée par les acteurs traditionnels. Les élections posent une vraie difficulté car on sait qu’elles ne seront pas transparentes.
Est-ce que ce n’est pas justement à cause d’un procédé qu’il sait d’avance non démocratique que le Hirak boycotte les scrutins ?
Oui, mais l’Algérie n’est pas le Danemark. Il n’y aura jamais de conditions de transparence maximale. L’Algérie est plus proche du Maroc, de la Tunisie, de la Grèce ou de la Turquie. Des pays dans lesquels les élections ont des marges de flottement. Il faut l’accepter. Plus on fera le jeu institutionnel et plus on aura une capacité à le moderniser de l’intérieur, à le transformer dans la longue durée. Mais si on attend de voir l’Algérie ressembler au Danemark, on va attendre très longtemps.
Cela sous-entend une structuration du mouvement. Quelle est la position du Hirak sur cette question ?
Sur le plan de la communication, le mouvement est porté par des acteurs extrêmement revendicatifs, qui exigent une alternance radicale. Ça ne correspond manifestement pas à une grande partie du réservoir de soutiens du Hirak pour qui le « qu’ils partent tous » n’est qu’un slogan. Car, en fait, personne n’est parti. Et ils ne sont pas près de partir. Cette frange radicale a un côté jusqu’au-boutiste qui, finalement, peut nuire à son propre mouvement. Ça l’entraîne dans une impasse. On le voit avec la Biélorussie ou le Venezuela. Ce n’est pas parce que des leaders alternatifs sont soutenus que le régime tombe et que la démocratie arrive. L’Europe n’est pas toute seule. Le premier client de l’Algérie, c’est la Chine. Son premier fournisseur d’armes, c’est la Russie. Ces États n’encourageront jamais un changement de régime soutenu par l’Europe et les États-Unis.
La répression s’est-elle amplifiée depuis le début de la pandémie ?
En Algérie, le mot répression renvoie plutôt aux années 1990 quand on mettait 30 000 personnes dans des camps et qu’on arrêtait tout le monde. Aujourd’hui, on a plutôt ce que l’on appelle en Algérie un harcèlement judiciaire. Aujourd’hui, pour pas grand-chose, on peut vous mettre en prison. Pas trop longtemps. Vous pouvez être condamné à un an ou deux, mais sortir au bout de six mois. Par contre, vous avez deux ou trois ans de sursis sur votre tête, ce qui complique votre vie au niveau familial et professionnel.
Comment le Hirak pourrait-il se structurer et participer à des élections alors qu’il subit ce harcèlement judiciaire ?
C’est un vrai combat. Le Hirak est conscient qu’il est dans un territoire inamical. Le pouvoir militaire ne veut pas de lui. Sa capacité à se transformer d’un mouvement social en acteur politique est un défi majeur. Il faut qu’il y parvienne, car il y a un électorat considérable prêt à rejoindre un parti aspirant à des changements pacifiques significatifs en Algérie. Cependant, il y a des résistances à l’intérieur du Hirak, de peur de se banaliser sur la scène politique. Mais je pense que, dans les mois ou les années à venir, on assistera vraiment à une mutation de ce mouvement en parti politique.
Pour beaucoup d’Algériens, la chute de Bouteflika ne représente pas un grand changement, tout comme la réforme de la Constitution n’est pas porteuse d’espoir…
Et c’est à juste titre. Il n’y a pas d’avancées. Du point de vue des libertés publiques, il n’y a pas grand-chose. La mise à l’écart de Bouteflika, l’arrivée de Tebboune et la « Nouvelle Algérie » qu’il a proposée n’offrent rien. Les petits enjeux qu’on attend concernent les législatives. La réforme de la Constitution donne un rôle plus important au Parlement et au Premier ministre. Mais cela suppose que les forces qui accèdent au Parlement soient assez diversifiées, représentatives. On aura, peut-être, ce que l’on appelle au Maroc un pluralisme contrôlé. C’est-à-dire un Parlement diversifié, pluraliste, mais contrôlé par le cabinet royal. Ici, l’équivalent serait l’Armée. Ce serait déjà une avancée à l’échelle de l’Algérie.
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