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L’acte de pensée en politique

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  • L’acte de pensée en politique

    Dans un monde complexe, ce qui manque le plus en politique est l’acte de penser pour faire face aux défis de notre époque. Pourquoi le fait de raisonner est -il si peu dominant et les propagandes, bavardages et leurres si nombreux?

    Il faut revenir au chemin emprunté par les penseurs de la rive Sud comme Averroès pour traiter de la question politique, chemin singulièrement original qui mérite d’être rappelé. Le philosophe a concentré son attention sur le thème du rapport entre politique et éthique, entre morale et politique, entre raison et valeurs. Cette approche est centrale. Théoriquement, il n’y a pas de politique sans éthique. Le débat entre pouvoir et éthique, raison et morale, spécificité et universalité, fait jaillir la question de la validité de l’autonomie de la raison comme solution aux problèmes. Cette validité et cette autonomie se réalisent, pour Averroès, du fait de la nécessité de saisir la question de la relation dans la cité sur la base de l’ouverture à l’autre, sans laquelle il n’y a pas de justice.

    Pour étudier la politique chez notre philosophe, nous avons son commentaire de La République de Platon et celui de La Rhétorique d’Aristote. Averroès lui-même, dans son commentaire de La République, écrit: «La première partie de cet art, la politique, est contenue dans le livre d’Aristote intitulé Nicomachea, et la deuxième partie dans son livre intitulé Politica.»

    À propos de ces différences d’approche, on ne redira jamais trop que certains problèmes qui ont absorbé l’Occident n’ont pas forcément la même forme ni leur équivalent exact en rive Sud. L’ouverture, pour Averroès, se réalise par le fait d’interpréter, d’une manière inconditionnellement rationnelle, une réalité où rien n’est donné d’avance. Il ne s’agit pas de vouloir accorder pour accorder, ni, pire, de figer, mais de saisir et de maîtriser la tension entre les différentes dimensions du vivre ensemble où l’autre doit avoir une place éminente, sans qu’on en devienne pour autant l’otage. Cela suppose qu’il soit reconnu que la raison doit pouvoir s’exercer d’une manière inconditionnelle pour régler les questions communes. Penser vrai se fonde sur cette inconditionnalité de la raison, même si l’éclairage du bon sens a aussi pour but de participer de façon décisive à l’éclosion de l’être libre. De même, obéir à la loi morale universelle, aux principes des devoirs, c’est s’inscrire dans la liberté responsable.

    Penser c’est contribuer à la culture de la démocratie

    La politique et, partant, la relation à l’autre différent dans la Cité ont retenu l’attention d’Ibn Rochd d’une manière singulière. Il a précisé l’importance du lien entre les deux niveaux, le politique et l’autre différent: «L’homme a besoin de l’autre pour acquérir la vertu. C’est pourquoi il est un être politique par nature.» Pour Averroès, il y a du parfait dans tout individu.

    Si, selon ce philosophe, l’homme n’a pas la possibilité de percevoir directement comment organiser la Cité, il doit s’ouvrir par l’intellect pour être en accord avec l’intérêt général. Pour asseoir sa théorie, Averroès se servit de nombreux exemples de l’expérience humaine médités par les mystiques, et dont la symbolique lui était fort utile. Pour que l’être humain puisse saisir le sens de la vie en société, et qu’il puisse apprendre à vivre, il lui reste l’ouverture sur ce qui est, à commencer par l’autre, dont la présence, comme l’interpellation réciproque qu’elle permet, lui est bénéfique. L’intellect passif et la fermeture sont, au contraire, nuisibles; ils constituent des obstacles à la réalisation de la vie. Ibn Rochd démontre la nécessité du dialogue et, en somme, de la démocratie, entre les individus, les peuples et les cultures, par-delà toutes les différences, avec, comme dénominateur commun, la raison, celle-ci devant être à la fois inconditionnelle et éclairée par la sagesse qui recommande le raisonnement.

    Penser, c’est contribuer à la culture de la démocratie. L’originalité réside dans le fait que les injonctions de notre patrimoine fondent l’autonomie et la responsabilité de la raison. La culture vivante du respect des autres oriente l’être humain en vue de l’amener à assumer ses responsabilités. Cette voie permet d’abord d’accueillir l’autre, l’autre en tant qu’autre, l’étranger avec l’étrangeté de la différence et, par là, de réaliser la justice. Elle permet ensuite d’assumer les changements, les transformations et les bouleversements produits par la marche du temps. Elle permet enfin d’accéder, autant que faire se peut, à l’écoute de l’autre, au sens tolérant de la vie.

    La nécessité du lien social, est d’une importance capitale quand il s’agit de maîtriser et de dépasser les difficultés du vivre ensemble. Aux yeux d’Averroès, la raison est l’outil privilégié de cette réalisation, en tant qu’elle précède et détermine la communauté humaine. Nul n’a le monopole de la vérité. Avant toutes les déterminations temporelles ou subjectives, le raisonnement est le lien entre les singularités: avec l’autre, je me dois de raisonner. Averroès sait que la sagesse distingue, mais n’oppose pas le subjectif à l’objectif, l’un et le multiple. Le but du penseur est de parvenir à une culture universelle de la responsabilité et de la raison qui habite toute adresse à l’autre. Cela fait signe à ce que nous appelons aujourd’hui la rationalité universelle, fondement de la démocratie politique.

    La recherche d’Averroès s’est attaquée à ce qui résiste, cette dimension du lien, de la jonction/disjonction dont il décèle les potentialités. Dans la version de l’humain selon notre culture, on constate une exigence d’ouverture sur l’autre quand il s’agit de dépasser les tensions.

    Selon Ibn Rochd, non seulement on doit accepter la différence et la nécessité de penser, mais encore il y voit un élément central dans le dessein de la cité idéale. L’injonction que souligne Ibn Rochd, c’est celle de donner une réponse sans conditions préalables, qui ne soit soumise ni à quelque influence ni à quelque obligation de limite. La démocratie est cette réponse, nous dit le philosophe. Il faut se répondre à soi-même, répondre au monde, répondre à l’autre. Quoi que nous disions, quoi que nous fassions, nous répondons au monde et nous répondons du monde: telle est notre responsabilité. Rien ne doit donc théoriquement limiter ou conditionner notre attitude en face du monde, afin de dépasser sa relativité. Le raisonnement, est un acte de survie, un engagement, une responsabilité, une marque d’inconditionnalité qui est la négation et le refus de toutes conditions limitatives, refus des idoles et références de dépendance. Dans la fidélité à Averroès, on peut aujourd’hui affirmer qu’on ne comprendrait rien à la raison si on opposait ou confondait la raison et la responsabilité, soi-même et l’autre, le sens et la logique, le même et le différent.

  • #2
    Toute l’humanité est concernée

    Ce n’est qu’en apparence que des penseurs arabes majeurs, comme Averroès, ont évité le problème de la cité politique en donnant l’impression de ne s’intéresser qu’à la seule métaphysique et à quelques thèmes de moralité idéale sans conséquences directes sur le problème politique et éthique du rapport à l’autre. «L’interprétation vraie, l’acte de penser, nous dit Averroès est le dépôt dont fut chargé l’homme.» La différence, la distance, le rapport sont les lieux qui appellent à une lecture susceptible de nous aider à saisir le sens de notre humanité et de notre destinée. Là-dessus, la culture de la démocratie ne s’adresse pas seulement à une société particulière, mais à l’être humain; la visée est sans ambiguïté: toute l’humanité est concernée.

    Averroès a démontré la nécessité de reconnaître que le fait de penser ne devait souffrir aucune limite préalable et, en même temps, que la relation avec les autres différents était la condition incontournable de la recherche de la vérité: «Ce serait un devoir pour nous de commencer par l’étude et, pour le chercheur suivant, de demander secours au précédent, cela jusqu’à ce que la connaissance fût parfaite (...) Il est clair que c’est un devoir pour nous de nous aider dans notre étude de ce qu’ont dit, sur ce sujet, ceux qui l’ont étudié avant nous, qu’ils appartiennent ou non à la même religion que nous (...) Il suffit qu’ils remplissent les conditions de validité.» Les conditions de validité, d’accès à l’universel, c’est encore, de nos jours, le problème des problèmes.

    En cherchant à cerner la question du rapport à l’autre, de l’étranger, de la différence des noms et des lieux de chacun, donc de la démocratie, Averroès a pour souci de cerner la question de la validité universelle et, par là, le dépassement des antagonismes produits par les différences entre les civilisations, les cultures, les savoirs. En traitant du rapport entre philosophie et démocratie, il ne cherche pas seulement à les accorder, comme la tradition et l’orientalisme le répètent. Il y a là un moment majeur de la pensée confrontée à la difficulté de la validité de la vérité: «La vérité ne saurait être contraire à la vérité; elle s’accorde avec elle et témoigne en sa faveur», proclame Averroès. L’accès à la vérité universelle passe par une sorte de comparution devant l’autre, le même, le différent. N’est pas universel qui veut.

    La pensée d’Averroès remet en cause, du même coup, ceux qui imposent des conditions, pratiquent la fermeture, l’opposition et le rejet, et ceux qui se complaisent dans une prétendue conciliation qui n’assume pas la cohérence universelle. Les termes décisifs, dans cette oeuvre, sont les verbes lier, joindre, mettre en rapport (wasl), et distinguer, séparer (fasl). Il s’agit bien, pour la pensée, de distinguer sans opposer, ou de joindre sans confondre, l’autre et moi, l’intérêt général et particulier, tout ce qui, dans l’articulation, peut faire sens. L’acte de penser a pour tâche de prendre conscience simultanément de ces mouvements et de les mettre en relation, de manière à garder une perspective objective. Averroès considère que respecter l’Etat, l’autre et soi-même, s’ouvrir à l’autre sans condition et sans préalable est le bon moyen de connaître la stabilité en société. Il s’agit de permettre à chacun de dépasser les limites et les conditions imposées par la subjectivité, sans violenter ce niveau naturel.

    Averroès montre que non seulement la culture invite à la connaissance rationnelle, mais encore qu’elle en fait une condition sine qua non pour que les humains correspondent, dans la mesure du possible, à ce qui est requis d’eux dans la cité. Sa pensée est plus que jamais d’actualité; elle nous aide à faire face à la difficulté complexe de vivre de manière responsable.

    Pour Averroès, la raison est équilibre, lieu de la jonction, de la rencontre entre les droits et les devoirs, les dimensions essentielles de la vie. L’accueil de l’opinion, de la réflexion de l’autre, de la raison, de l’universel est un acte de l’humanité libre. Raisonner, ce n’est point abdiquer ou renoncer à la démocratie, c’est, au contraire, accueillir le risque du vivre, l’étrangeté de la vie, de manière responsable, en faisant le lien entre nos droits et nos devoirs. Une raison qui n’est pas responsable et hospitalière, qui ne fait pas le lien, est en rupture à la fois avec ce qui est requis de la vie et de la condition humaine.

    Averroès avait pour souci de maintenir vivant un point de contact entre la raison et la liberté. Il s’agissait pour lui de conjoindre la singularité, la différence et le même. La liberté comme acte de confiance en l’autre et l’acte de raisonner comme risque que l’on doit prendre pour assumer la vie. Le peuple n’est pas dupe, il reconnaît les discours si peu raisonnables et démagogiques de ceux qui cherchent à faire illusion et tromper, de ceux, au contraire, qui appellent à la réflexion et à la responsabilité. Penser le monde aujourd’hui nécessite de revenir à plus d’objectivité, de sagesse et d’humilité, d’autant que tous les problèmes se posent en même temps.

    Par Mustafa Cherif, L'Expression

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