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Les poètes, ces merveilleux cauchemars

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  • Les poètes, ces merveilleux cauchemars

    Un poète est un prophète non déclaré, non admis, impopulaire qui, à la différence des autres, n’apporte aucun message rédempteur à l’humanité pour leur offrir l’Eden sur un plat délabré et les sauver d’une damnation, pourtant méritée !

    Les poètes, à travers le monde, prêchent la délivrance et, ensuite, la liberté. Car, en poésie, la liberté n’est plus un beau rêve nous tenant compagnie dans nos nuits d’insomnie mais un projet réalisable. Selon le poète, l’homme mérite de s’affranchir parce qu’il est fait pour s’affranchir. Sa condition inférieure n’étant qu’un stimulateur d’énergie pour qu’il aille, en lui, trouver ce qu’il possède de plus précieux. Le poète n’est qu’un messager de mauvaise réputation qui s’arrange toujours pour donner à ses semblables ce qu’il ne possède pas, pour leur apprendre à lutter et préserver l’espoir alors que lui, dans son coin obscur, il se laisse dépérir par sa mélancolie et son étrangeté. Le poète est comme ce père qui s’acharne à procurer à ses enfants tout ce dont il a été privé. On peut appeler cela : noblesse mais c’est plutôt un euphémisme.

    Quand on lit Baudelaire par exemple, on perçoit dans ses vers un semblant de misanthropie qui paraîtra aux imbéciles une simple façon de se distinguer et de prouver sa supériorité par rapport aux mortels. Ce qui est totalement faux. Baudelaire, à travers son aversion du genre humain, n’aspire qu’à les secouer et les provoquer pour qu’ils se tournent enfin vers eux-mêmes au lieu de passer leur vie dans d’insignifiants combats de survie et de futiles conquêtes éphémères. Le poète ne peut détester ses semblables. Il est poète parce qu’il ne peut s’empêcher de vouloir les sauver. Vouloir sauver quelqu’un c’est d’abord l’aimer. Aimer quelqu’un c’est, par extension, aimer les autres… Ce sentiment de partage, cet engagement à ouvrir les yeux des dormeurs, cette envie obsessionnelle de pousser les humains jusqu’au plus profond d’eux-mêmes, cette vocation de meneur d’émeutes maudit, font que le poète n’est pas seulement un marchand de vocables et de belles formules mais aussi un martyr méconnu, une éternelle victime de l’incompréhension et de l’ingratitude. Quand un poète fabrique des litanies pour sa patrie, pour une femme ou pour un paysage, tout est ok ! Mais quand il dépasse ces restrictions classiques, quand il commence à taquiner l’amour-propre des hommes, quand il remue le couteau dans la plaie qu’ils ont fini par oublier, quand il anéantit d’un seul regard leurs masques et leurs déguisements et les met brutalement devant un miroir… A ce moment-là, rien ne va plus ! Parce que tout simplement, un poète, un artiste en général, il sait seulement exprimer la beauté et inciter les humains à la savourer. Déterrer la laideur, les fausses notes et les lacunes du monde, cela devient drôlement menaçant car cela prouve, non seulement sa supériorité, mais aussi sa capacité de dénuder ses semblables et de leur faire voir, en un élan de vers, tout ce qu’ils feignaient d’oublier, d’enterrer et de tuer…

    Une femme laide évite, tant que possible, de croiser un miroir. Le genre humain, incomplet et inférieur, tâche donc de faire la sourde oreille… aux chants étranges et stridents de la vérité. Cette déesse impitoyable qui les regarde avec dédain et s’amuse souvent à les confronter à leur drame par le biais de messagers inconnus et éloquents nommés : poètes !

    Dans la poésie arabe, un nom flamboyant vient répondre à cette thèse : Al Mutanabbi (un surnom qui veut dire : celui qui a prétendu à la prophétie). Ce poète bédouin et ambitieux, quoiqu’on raconte sur son amour pour le pouvoir et son côté "vendu", a su, plus que tous les autres poètes de l’époque, titiller la sensibilité et la conscience de la populace et des gouverneurs. Usant d’une langue arabe parfaite et d’un extraordinaire talent poétique, il a réussi à ouvrir à ses compatriotes une large fenêtre sur eux-mêmes, sur leur statut d’esclaves et leur condition de troupeaux égarés. Le ressentiment dont il a été victime ne prouve qu’une chose : il a réussi ! Car "quand un génie apparaît dans ce monde, on le distingue à une seule marque : tous les sots se soulèvent contre lui !” Ce poète a dit ce qu’il avait à dire. Ses satires amères et acides ont eu un effet dévastateur. Peu importe s’ils n’ont pas changé grand-chose à la réalité mesquine des arabes, l’essentiel est qu’ils aient pu pousser un grand nombre d’autistes à recouvrir leur conscience et leur sens critique. Al Mutanabbi avait des ennemis comme tout prophète porteur d’une nouvelle religion, mais il s’en moquait, sachant pertinemment qu’un homme n’a des ennemis que quand il a raison !

    Un dormeur qui fait de beaux rêves s’obstine naturellement à s’accrocher à son sommeil, le plus longtemps possible, pour ne pas se réveiller sur une réalité odieuse et grise. Le poète est le cauchemar des dormeurs qui les fait sursauter et les oblige à se lever pour prendre un verre d’eau. Ce verre d’eau qui parait tellement banal est une manifestation suprême de la vie, de sa beauté et de toutes ces jolies petites choses que l’on voit furtivement sans regarder, que l’on tâche d’ignorer parce que cela peut écorcher le rythme mortuaire dans lequel nous nous sommes moulés et qui nous procure le confort nécessaire pour continuer à mourir en douce !

    Ceci dit, il serait d’une grande utilité de rappeler aux pseudo poètes d’aujourd’hui, Algériens surtout, tout ce qu’ils oublient de la poésie en croyant l’exercer ! Savent-ils en moins que la poésie n’est pas seulement une succession insignifiante de rimes, de charmes féminins et de printemps ? Savent-ils se transformer en cauchemars pour faire effraction dans l’éternel sommeil de leurs semblables ? Ou bien, sont-ils, eux aussi, de pauvres dormeurs avec, pour seule différence, une capacité de délirer ?!

    Par la Dépêche de Kabylie
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