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Le Cadavre encerclé de Kateb Yacine

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  • Le Cadavre encerclé de Kateb Yacine

    Aussi, chaque spectateur découvre toutes les individualités qui font la société dans ses hauts et ses bas, c’est-à-dire tout ce qui relève de la pure abstraction ou de l’intériorité de chaque individu tels les sentiments incarnés et qui influent sur les comportements, surtout dans les moments difficiles : luttes des classes, guerres, disettes, crises économiques.

    Kateb Yacine a choisi le théâtre comme meilleur mode d’expression dont il avait la vocation ou c’est le théâtre qui l’a choisi pour immortaliser des pans considérables de notre histoire. Après avoir été une partie prenante active du 8 mai 1945, il a mis en scène des personnages représentatifs de la société algérienne combattante. Et pour ceux qui ne la connaissent pas, la pièce théâtrale retrace bien l’événement historique.

    Ce qui laisse supposer toute l’envergure du «Cadavre encerclé» pour ce qu’elle véhicule et le texte, lui, pour avoir été écrit dans un style poétique qui le rend insaisissable. A l’image de ses romans, le contenant ne facilite pas l’accès au contenu. «Les ancêtres redoublent de férocité» - une autre tragédie de la trilogie - est un modèle de pièce hermétique dont l’interprétation s’est toujours avérée insuffisante.

    Revenons à la pièce, «Le Cadavre encerclé», composée à la mémoire du 8 mai 1945 auquel Kateb avait pris une part non négligeable. Il avait à peine 16 ans, l’âge où d’autres se laissent bercer par les rêves et l’insouciance et voient la vie en rose. Au contraire, lui, il était animé d’une fougue sans précédent pour le combat juste et le sacrifice. Son intelligence lui avait permis de mieux saisir la portée politique de l’événement déclenché par les siens pour se faire reconnaître et espérer quelques égards pour avoir pris part à une guerre contre les Allemands et qui ne les concernait ni de près ni de loin. Mais au lieu de le prendre ou de le comprendre comme tel, «l’événement», qui signifiait «assez» du joug colonial, avait été aggravé par un pouvoir exploiteur et ingrat.

    Le 8 mai 1945 : déterminant pour l’avenir de l’écrivain


    La maturité politique aussi précoce est souvent le fruit d’un concours de circonstances. Kateb n’aurait peut-être pas été ce qu’il a été s’il n’y avait pas eu le 8 mai 1945, lequel lui a apporté une grande notoriété. Il aurait été jusqu’à la fin du cycle secondaire puis supérieur pour devenir un grand diplômé avec d’autres idées et la reconnaissance d’avoir fait de brillantes études.
    Le 8 mai 1945 lui a coûté une exclusion définitive du lycée de Sétif, suivie d’une errance fructueuse qui l’a mis sur la voie d’Eschyle, de Sophocle, des grands dramaturges qui ont révolutionné les sociétés et le théâtre. Donc, il lui a fallu connaître le sens de la liberté d’expression et des peuples opprimés pour découvrir les bienfaits d’un apprentissage en autodidacte.
    D’autres, avant ou après lui et doués d’une intelligence exceptionnelle, n’ont pu poursuivre leurs études à cause de leur participation aux mouvements nationalistes mais on n’a pas pu les empêcher de devenir de brillants combattants.

    Les manifestations dans les rues de Sétif, Kherrata et Constantine, qui avaient causé la mort de 45 000 Algériens, sonnèrent alors le glas de l’ère coloniale. Pourtant, ce drame qui l’avait plongé dans la tragédie nationale lui avait fait découvrir aussi sa vocation. Alors que peut-on dire : c’est le théâtre qui a pris l’homme ou c’est l’homme qui a pris le théâtre ?

    Kateb Yacine est devenu un dramaturge de l’envergure de Bertold Brecht, de Sophocle, d’Eschyle ou de Becket qu’il a trouvés admirables. D’ailleurs, on doit se poser la question, à savoir : «Pourquoi Kateb a construit «Le Cadavre encerclé» ou d’autres tragédies en s’inspirant des aînés mais dans la forme des pièces de Sophocle ?» Pourtant, il n’a jamais été un imitateur, lui qui a fait preuve d’un génie hors du commun. L’une des marques du théâtre de la Grèce antique a été l’entrée des chœurs : celui des femmes et celui des hommes. Cela se remarque même d’une manière frappante chez Brecht.
    Des pièces théâtrales de l’antiquité grecque ou des œuvres romanesques de la trempe de Kafka, Steinbeck, Joyce, Tchekov lui ont peut-être apporté de quoi affiner sa rigueur dans le style et l’organisation. On ne peut pas être un bon écrivain ou un bon historien si l’on n’a pas bu à une diversité de sources.
    L’œuvre théâtrale et romanesque de Kateb, d’une densité incomparable, reste inconnue malgré sa beauté ; cependant, elle ne risque pas de sombrer dans l’oubli pour ce qu’elle véhicule.

    «Le Cadavre encerclé» chargé d’histoires

    Ecrite au lendemain de la guerre de Libération en même temps que «La poudre d’intelligence» et «Les ancêtres redoublent de férocité, «Le Cadavre encerclé «a pris à bras-le- corps le 8 mai 1945 pour dire au monde : voilà ce qu’est l’œuvre civilisationnelle et coloniale française. Cette trilogie a d’ailleurs été jouée en 1958 en Belgique. «Le Cadavre encerclé» est une reconstitution de l’événement par des personnages choisis parmi ceux qui en ont été de vrais acteurs et pour donner l’exacte mesure des faits historiques relatés. Chacun d’eux est représentatif d’un état d’esprit ou de l’idéal pour lequel on cherche à se battre.

    Lakhdar, c’est la nouvelle génération décidée à affûter les armes pour abattre le système d’exploitation. «Nedjma» est un personnage insaisissable, symbolique ; c’est le personnage féminin dont on se revendique tous parce que c’est la mère ou la mère-patrie, c’est l’identité nationale. Mustapha, Hassan et le messager sont des compagnons de combat, de route. Il y a enfin un retour cyclique des chœurs. Et toute la pièce baigne dans une musique porteuse elle-même de repères historiques et puisée du répertoire national.
    La pièce théâtrale nous apporte des preuves indiscutables sur les liens existant avec l’histoire. on n’a qu’à lire attentivement la longue tirade de Lakhdar qui se situe à l’ouverture : «Ici est la rue des Vandales. C’est une rue d’Alger ou de Constantine, de Sétif ou de Guelma, de Tunis ou de Casablanca. Ah! L’espace manque pour montrer dans toutes ses perspectives la rue des mendiants et des éclopés, pour entendre les appels des vierges somnambules, suivre des cercueils d’enfants et recevoir la musique des maisons closes, le bref murmure des agitateurs! Ici je suis né, ici je rampe encore pour apprendre à me tenir debout, avec la même blessure ombilicale qu’il n’est plus temps de recoudre ; et je retourne à la sanglante source, à notre mère incorruptible, jamais en défaut, tantôt génératrice de sang et d’énergie, tantôt pétrifiée dans la combustion solaire qui m’emporte à la cité lucide au sein frais de la nuit, homme tué pour une cause apparemment inexplicable tant que ma mort n’a pas donné de fruit, comme un grain de blé dur tombé sous la faux pour onduler plus haut à l’assaut de la prochaine aire à battre, joignant le corps écrasé à la conscience de la force qui l’écrase, en un triomphe général, où la victime apprend au bourreau le maniement des armes…»

    Ce n’est là qu’un extrait de la longue tirade par laquelle l’auteur, à la faveur de son talent, plante le décor en polychrome où chaque ensemble signifiant incite à une longue réflexion tant l’analyse doit être méthodiquement menée pour avoir le contenu.

    L’auteur use beaucoup des illusions, des non-dits ; ce qui ne facilite guère la compréhension.

    Une pièce théâtrale originale qui est aussi un long poème

    Il s’agit d’un poème, mais d’un poème polyphonique qu’il faut savoir lire pour mieux apprécier sa beauté formelle et sémantique. On dit d’ailleurs que Kateb est l’auteur d’une seule œuvre. De l’une à l’autre, les mêmes «Nedjma», «Lakhdar» et autres qui reviennent pour d’autres thèmes.

    Une des particularités qu’on ne trouve pas chez d’autres écrivains, c’est le fait qu’un roman appartienne à d’autres genres. «Nedjma» et «Le polygone étoilé» sont aussi à la fois des pièces théâtrales et des poèmes, et ce qui fait la poésie c’est son art de la reconstitution du vécu. Il choisit à chaque péripétie, à chaque rôle, des images qui les mettent mieux en valeur.
    Quand Kateb avait de l’inspiration, la poésie coulait chez lui comme de source. D’ailleurs, il prenait la précaution de s’enfermer pour écrire. Il disait lui-même lorsqu’ il écrivait qu’il était comme un torrent sous un orage inattendu.

    Cependant, la poésie de Kateb Yacine que l’on trouve partout, y compris dans sa prose composée à la manière de Baudelaire, se traduit aussi en vers libres difficiles à déchiffrer.

    Cette poésie, dans la langue de Lakhdar ou d’un autre personnage, est donnée dans un style de haute tenue littéraire. Jugez-en par cet exemple de tirade donnée à une femme intervenant dans l’anonymat après que Lakhdar, luttant contre le délire, a fini de parler.

    Une femme :
    «Moi, j’avais un fils dont le nom seul m’est odieux.
    Revenu jusqu’à mon délicat secret de jeune fille,
    le nom du fils perdu pèse bien plus à mes entrailles,
    bien plus qu’au temps où il dormait à l’abri
    avant d’être coupé de la sphère charnelle,
    contraint à l’atterrissage
    en ce désert où il manque sa faim à ma bouche,
    et je hais jusqu’au nom qu’on lui donne
    pour le ravir encore à mon secret,
    et je ne guette plus la course des années
    vec l’ancien désir de plénitude,
    moi qui perdis trois saisons sur quatre
    pour accoucher d’un monstre fugitif.»

    Dommage qu’on n’ait jamais joué ce théâtre de Kateb, ne serait-ce que «Le Cadavre encerclé» à l’occasion du 8 mai, pour redonner confiance et épanouir.

    Par La nouvelle République
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