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L'ombre d'Ibn-Khaldoun

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  • L'ombre d'Ibn-Khaldoun

    par Sidi Mohammed Mohammedi *

    Ibn-Khaldoun est décédé le 18 mars 1406. La commémoration du sixième centenaire de ce décès se déroule dans un monde caractérisé par un hypothétique clash des civilisations, c'est-à-dire dans un monde aussi troublé que le sien.

    Ainsi, se défilent sur la place publique des discours d'occasion (au sens propre et populaire à la fois) sur le penseur maghrébin. Les uns mettant en exergue l'homme politique et le diplomate en Occident comme en Orient, le présentant ainsi comme un homme de dialogue entre civilisations. Les autres, plus frustrés et déjà harassés par l'omnipotence de l'Occident, se lancent dans un long prêche sur l'homme et son oeuvre, le présentant comme le père ou le fondateur d'une «authentique sociologie islamique». Cette attitude défensive, cette cachette derrière les grandes personnalités intellectuelles de la civilisation musulmane, si ce n'est carrément derrière les textes sacrés de l'Islam, ne change en rien dans l'état de crise de la sociologie en Algérie (1). Elle est même une des facettes de cette crise puisqu'elle tourne le dos à l'enseignement d'Ibn-Khaldoun, c'est-à-dire analyser la société réelle.

    Le 2 mai dernier avait lieu au département de sociologie-Université d'Oran une autre journée d'étude sur Ibn-Khaldoun. C'était une occasion pour des observations étonnantes:

    à côté de quelques éclaircissements très utiles, il y avait des acrobaties intellectuelles spectaculaires jusqu'au mysticisme, contextualisation-décontextualisation à tempérament, mélange des registres, rappels partiaux d'épisodes biographiques et autres étrangetés.

    Notre propos dans cet article n'est pas de polémiquer terre-à-terre, mais de présenter une esquisse d'analyse de la société algérienne avec «ce qui reste d'Ibn-Khaldoun», selon l'expression d'un intervenant. «Ce qui reste», faut-il le rappeler, n'est pas une dépouille, mais un esprit sociologique toujours fervent.

  • #2
    L'ombre d'Ibn-Khaldoun (suite)

    ESQUISSE D'ANALYSE SOCIOLOGIQUE


    On pose toujours la question suivante: le concept khaldounien de 'Açabiyya est-il pertinent pour analyser la société algérienne actuelle? Notre réponse est: «oui, il l'est». Voici les données.

    Le regretté M'hammed Boukhobza a établi la typologie suivante: d'un côté, il y a les sociétés où «(...) le citoyen a, petit à petit, acquis son autonomie matérielle. L'Etat et le système politico-idéologique en place se sont progressivement substitués aux castes, puis à la solidarité clanique ou intra-communautaire, puis à la famille avec la généralisation de l'accès à l'école, la multiplication des crèches, l'élimination du chômage, l'insertion de la femme dans le marché de l'emploi. Avec le développement et la généralisation de la protection sociale, du système de retraite, on est arrivé à une situation où les institutions et les logiques qu'elles ont générées sont arrivées à prendre en charge les besoins à la fois matériels, éducationnels, culturels et même éthiques des individus. (...) L'homme [dans ces sociétés] tend à perdre ses attaches et ses ancrages traditionnels qui le liaient à son clan, sa parenté, sa région. Il s'insère dans d'autres groupements, tels que les syndicats, les associations ou des groupements aux mille et une finalités» (2).

    D'un autre côté, il y a les sociétés où « (...) les lois de la nature traversent toute l'organisation sociale» et «(...) l'Etat, en règle générale, n'a qu'une emprise limitée sur la dynamique qui traverse la société. Cette dernière, pour fonctionner, développe ses propres règles et ses propres systèmes de normes en marge de la légalité» (3). C'est de ce deuxième type que relève la société algérienne. Sa culture traditionnelle, avec ses relations parentales et son éthos patriarcal, régit en dernière instance, l'ensemble de l'organisation sociale. Cette culture empêche l'émergence de l'individu autonome, sinon matériellement, du moins intellectuellement; émergence nécessaire pour l'édification de toute institution moderne et rationnelle. Dans une organisation telle définie, il n'y a pas d'ascendance sociale individuelle, mais seulement collective. On mobilise tout le capital matériel et social-symbolique du groupe parental et de connaissance ('eurf) pour conquérir des postes-clefs et sensibles dans les différentes organisations et institutions afin de réaliser cet objectif d'ascendance sociale, et se lance, ainsi, la concurrence virulente entre ces groupes en présence.

    Les logiques sociales organisant les relations inter-individuelles sont différentes selon la position de l'individu par rapport au groupe parental et du 'eurf: dans son groupe, et selon la loi du don de Marcel Mauss, l'individu est obligé «moralement» de rendre le service de soutien que lui a donné et donne son groupe d'appartenance. C'est le népotisme. Mais avec d'autres groupes que le sien, c'est la loi de l'offre et de la demande qui détermine le «montant» des services de sorte que plus le service est rare ou atteint gravement la loi en vigueur plus son équivalent en pièces ou en services sera du même rang. Ainsi, soeur jumelle du népotisme, et loin d'être un effet de facteurs économiques (faiblesse du salaire ou détérioration du pouvoir d'achat), la t'chippa est un véritable mécanisme social organisant les relations inter-individuelles dans un régime de concurrence entre groupes parentaux et de connaissances sur des organisations et des institutions modernes. Ce système socio-culturel se reproduit par tout un style éducatif. On inculque à l'individu toutes les valeurs et les connaissances qui favorisent la permanence et la continuité du groupe parental et de connaissance (prendre soin du patrimoine collectif, faire savoir le statut du groupe parmi d'autres groupes pour une éventuelle future tractation, etc.). On investit aussi toutes les possibilités que présente la modernité pour renforcer le statut du groupe d'appartenance dans la pyramide sociale et réaliser le projet constant, l'ascendance sociale, qui peut déboucher sur des abdications importantes mais non gratuites. C'est le cas, par exemple, du travail de la femme qui est considéré ordinairement comme symbole de libération de la culture traditionnelle, mais qui est en vérité un investissement du groupe parental et de connaissance de son capital social féminin dans des organisations et des institutions modernes, et ce n'est pas étonnant lorsqu'on le trouve avec force dans les secteurs de l'administration, de l'éducation et de la santé, secteurs à coordonnées spatio-temporelles constantes et donc dans l'optique de l'oeil patriarcal, en plus que ce travail de la femme est devenu une qualité très demandée dans le marché matrimonial pour faire face aux crises économiques évidemment et pour l'intérêt général du groupe d'appartenance.

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    • #3
      L'ombre d'Ibn-Khaldoun (suite)

      IBN KHALDOUN CONTEMPORAIN



      On est donc loin du premier type de société décrit par M. Boukhobza, c'est-à-dire une société régie par la catégorie de l'individu autonome. En d'autres termes, c'est la 'Açabiyya qui est en oeuvre, esprit de corps à base sanguine organisant l'ensemble de la vie sociale d'un groupe humain. Mais ajoutons cette précision: de son état primitif sanguin, biologique, la 'Açabiyya médiévale se métamorphose par les alliances en une 'Açabiyya sociale pour s'acheminer vers son état final, politique, en se basant sur une Da'wa, nous disons aujourd'hui une idéologie. Ce cheminement de la 'Açabiyya vers la conquête de l'Etat est, selon la théorie khaldounienne, un cheminement vers son dépérissement et sa mort.

      La 'Açabiyya d'aujourd'hui, quant à elle, la néo-'Açabiyya si on nous passe le mot, se déploie dans ces trois états à la fois: bio-socio-politique et mobilise sang, alliances, idéologie et autres moyens pour s'acheminer, non vers son dépérissement mais vers sa consolidation dans et par l'Etat. C'est-à-dire qu'on a ni l'ancienne 'Açabiyya ni l'Etat moderne, mais une nouvelle configuration sociale selon l'expression du sociologue Norbert Elias.

      Cette hypothèse est à contre-courant à l'hypothèse individualiste qui prenait corps, ces dernières années, en sociologie de l'Algérie (4). Cette dernière hypothèse a comme constellation de concepts: l'individu, la personne, le sujet de droit, l'autonomisation, l'individuation, la sécularisation, la stratégie, la rationalité et bien d'autres. Nous pensons, quant à nous, que c'est la néo-'Açabiyya qui prédomine et tient les bouts de l'organisation sociale et non pas l'individu autonome; et si autonomisation il y a, c'est par rapport au groupe omniprésent et elle est donc réaction à cette omniprésence primaire.

      Mais si l'utilisation du concept khaldounien se prête à discussion, ce n'est pas le cas pour la démarche d'investigation. Homme de cour, Ibn-Khaldoun observait de près la société citadine. En périodes de troubles politiques, il se retirait à Biskra où il observait de près la société bédouine. Il s'est retiré davantage de 1375 à 1378 à Frenda (Tiaret) pour conceptualiser ses observations et coucher sur papier sa fameuse Moqaddima. C'est en mettant en oeuvre cette dynamo de recherche «observation-conceptualisation» qu'on participe au remède de la sociologie en Algérie. C'est ainsi qu'on rend hommage à Ibn-Khaldoun.



      *Doctorant en sociologie

      Notes:

      (1) Pour un diagnostic de cet état de crise, voir: Abdelkader Lakjaâ (coor.), Sociologie et société en Algérie, Casbah ed., Alger, 2004.
      (2) M'hammed Boukhobza, octobre 88- Evolution ou rupture?, ed. Bouchène, Alger, 1991, pp. 29-30.
      (3) Ibid., p.31 et 32.
      (4) Souad Khodja: «Nous les Algériennes-La grande solitude», Casbah ed., Alger, 2002 ; Bellakhdar Mezouar, «Religion et lien social en Algérie», Thèse, Département de sociologie, Université de Tlemcen, 2005, entre autres.


      (Le Quotidien d'Oran)

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      • #4
        merci beaucoup Mha pour cet article , et pour ce topic .

        Ibn Khaldoun pour moi est l'une des personnalité intelectuelle que le Maghreb et le monde entier n'a jamais connu , il est le théoricien des civilisations, il est le fondateur de la sociologie ,

        On peut citer une citation d'un penseur arabe sur Ibn Khaldun :
        كما ظهر إبن خلدون بلا سلف بقي بغير خلف

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