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Perpignan, un brasier mal éteint

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  • Perpignan, un brasier mal éteint

    Enquête, sur un fait qui a mal tourné.
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    Aziz ouvre sa chemise noire pour découvrir un tatouage posé sur son cœur. "Ma Gitane", dit-il, fier des boucles noires et des courbes qui s'enlacent sur sa poitrine. Hélas ! La carte de visite dessinée au henné n'a pas suffi. Le mariage mixte n'a pas permis d'éviter le meurtre. C'est chez lui, rue Llucia, en plein centre de Perpignan, que Mohamed Bey-Bachir — "l'Arabe" — s'est réfugié, dimanche 22 mai, la tête en sang. Mohamed pensait peut-être qu'Aziz et sa femme gitane le protégeraient. Mais Aziz n'a pas pu calmer la vingtaine de Gitans lancés à sa poursuite. La horde a forcé la porte et "fini" le jeune homme de 28 ans à la barre de fer.

    Aujourd'hui, Aziz a repeint son café, le Jama El Fana, en vert céladon, et lui cherche un nouveau nom. Pour se rafraîchir les idées — "trop noires". Pour éviter surtout que l'on ne reconnaisse à l'avenir une enseigne trop vue sur les écrans de télévision. Depuis le meurtre de Mohamed Bey-Bachir, puis celui de Driss Ghaïb le 29 mai, abattu à bout portant par un tireur en voiture alors qu'il prenait l'ombre sur une borne du quartier Saint-Mathieu, chacun fait attention. Les 5 000 Gitans qui vivent à Perpignan remettent le nez dehors, la ville a presque retrouvé son calme, mais "les mentalités" sont tourneboulées. Même le maire de "Perpignan-la-fraternelle", Jean-Paul Alduy (UMP), semble perdu.

    Ce qui n'aurait dû être qu'un terrible fait divers a fait naître de la colère. Celle des "Arabes", les Français d'origine maghrébine d'abord, qui sont plus de 10 000 en ville. Dès le 30 mai, ceux-ci trouvent dans leurs boîtes aux lettres des cités périphériques de Perpignan, notamment celle des Baléares, des tracts dénonçant "l'impunité" protégeant "l'enfant-roi, gâté à souhait" . Traduire : le Gitan. On y affirme qu'après la mort de Mohamed Bey-Bachir s'est "tramé un sombre projet : abattre un [autre] Arabe" . Bien tournés, presque "professionnels", ces tracts sont signés d'un "collectif spontané, populaire et citoyen" intitulé RésistanceS, une petite mouvance mi-gauchiste, mi-identitaire musulmane.

    Dans les cités qui entourent Perpignan, au Vernet par exemple, on en veut à Nicolas Sarkozy de s'être contenté d'une visite aux commerçants de la rue Foch, dévalisés le soir du 29 mai, sans même entrer à Saint-Jacques. C'est là pourtant que sont nés "les événements", comme on dit désormais en ville. Perpignan, comme Marseille ou Bastia, a gardé en son centre les populations immigrées. Assignés à résidence par un décret de Vichy, les Gitans se sont installés en 1940 dans l'ancien quartier juif, autour de la rue de l'Anguille, dans des maisons rachetées à la sauvette, alors que des familles entières fuyaient pour tenter d'échapper au camp de Rivesaltes, alors antichambre de la mort. Maquignonnage, travail du cuir, restauration de meubles, maraîchage dans les riches jardins au pied des remparts : les Gitans catalans sont restés. D'autres les ont rejoints dans les cités nord de la ville. Le soir, le dimanche, tous se retrouvent sur leur "territoire historique", la place du Puig — le "sommet", en catalan.

    Les Maghrébins arrivent peu après. D'Algérie d'abord, dès 1948, suivis par deux grandes vagues du Maroc au début des années 1980 et 1990. Les Français algériens s'installent eux aussi à Saint-Jacques, dans les vieilles maisons de passe insalubres que la loi Marthe-Richard (1946) vient de condamner à la fermeture. Comme les Gitans, ils vont louer leurs bras aux jardins Saint-Jacques. "Aucune source policière ne signale d'incidents entre les deux communautés lors de cette installation", note l'anthropologue des milieux urbains Alain Tarrius, professeur à l'université de Toulouse et auteur de Fin de siècle incertaine à Perpignan (Ed. Trabucaire, 1999). Les voilà ensemble, plutôt, contre les "paios" — "les autres" dans le langage gitan.

    Le cœur du quartier arabe, lui, bat place Cassanyes, où se tient chaque dimanche le marché. Un vrai marché populaire avec ses étals de bouquets de menthe, son bric-à-brac hétéroclite, ses robes chinoises, ses escargots étouffés dans la sauce catalane et ses grandes poêles à couscous. Pour 2 euros, on trouve, au choix, un soutien-gorge ou un demi-poulet rôti. C'est là que Mohamed Bey-Bachir,"Momo", était venu chercher sa viande, dimanche 22 mai. Là qu'il a commencé à "se chercher" avec un jeune Gitan dénommé "Ketchup".

    "Ketchup" s'applique à forcer une Clio. Momo l'aperçoit, lui conseille de ne pas toucher à la belle Mercedes garée derrière, c'est la sienne."Ketchup" réagit mal, lance un caillou sur la "Mercos" de Momo, laquelle, évidemment, n'est pas assurée. Furieux, Momo retourne dans son HLM des Bas-Vernet, prend un Opinel, revient à Saint-Jacques, et ouvre la joue d'un"cousin" de "Ketchup". La poursuite commencera là, dans les ruelles, jusqu'au café d'Aziz.

    Cinquante mètres à peine séparent la place du Puig de la place Cassanyes. Des deux côtés, c'est la vie le soir, la vie fenêtres ouvertes, la vie dans la rue, sur un pliant. A peine si l'on remarque que, chez les "Arabes", on se couche plus tôt que du côté gitan où des filles à la peau cuivrée se promènent jusqu'à minuit en pyjamas roses. Peut-être aussi que les effluves de cuisine sont plus farineuses et moins épicées place du Puig que place Cassanyes. Chez les Gitans de Saint-Jacques, c'est aussi beaucoup, beaucoup plus sale.

    Une rue seulement, un monde pourtant. Les Gitans et les Arabes. "Elevés à côté, mais pas ensemble", explique Monir Belbrini, peintre la semaine, physionomiste de boîte de nuit le week-end, et porte-parole du collectif Bey-Bachir, qui a organisé une marche de 5 000 personnes après le meurtre de Mohamed. D'une place à l'autre, on se contentait jusque-là de se moquer bruyamment. Place Cassanyes, on raconte que, dans chaque maison gitane, "il y a toujours tout le matériel derrière la porte : des battes, des clubs de golf, des fusils à pompe" . Quand passe un Gitan à bord d'une Laguna, on plaisante : "Tiens, mais ça travaille ! Ça se lève à 5 heures du matin, ça !"

    Les rumeurs les plus folles s'entretiennent, descendent les venelles, remontent amplifiées. Comment, vous ne saviez pas que le maire offrait des scooters aux Gitans ? "Il y a dix ans, on parlait de réfrigérateur, soupire Jean-Paul Alduy. Que voulez-vous que je fasse contre une malveillance à la peau aussi dure ?" Rue Llucia, on se moque des rondeurs des Gitans qui, prétend-on, "mangent de la mayonnaise et du ketchup avec le couscous pour toucher l'AAH" — l'allocation adulte handicapé.

    La suite...
    Si vous ne trouvez pas une prière qui vous convienne, inventez-la.” Saint Augustin

  • #2
    Faux aussi, mais qu'importe. On est toujours l'étranger de quelqu'un. Les Gitans sont devenus ceux des Maghrébins. "Le Gitan tient à Perpignan un rôle d'exutoire remarquable. Il est l'étranger absolu, le voleur, le danger" , note M. Tarrius. Depuis le 22 mai, pourtant, les Gitans ont cessé d'incarner le splendide objet d'étude pour spécialistes de l'altérité qu'ils étaient devenus. Perpignan n'est plus la "ville archipel" que vantait M. Alduy dans son livre, Perpignan demain. Depuis le 29 mai — 80 voitures incendiées, 70 magasins saccagés, le maire a cessé de se féliciter tout haut que sa ville n'ait jamais connu de scènes de rue à la strasbourgeoise.

    Perpignan change. Depuis quelques années, les places du quartier Saint-Jacques s'emplissent des incontournables taxiphones : "30 centimes d'euros la minute pour le Maghreb." Lentement mais sûrement, les boutiques se multiplient dans la rue Llucia, vitrines d'une économie méditerranéenne que, sous ses airs improvisés, l'on devine sacrément organisée. A Saint-Jacques, à Saint-Matthieu, les fils d'Algériens et de Marocains n'attendent plus l'inutile CAP ou le potentiel stage. Ils proposent des tapis de fausse soie afghane, des batteries de cuisine et, en ce moment, leur grande folie : les DivX — qui permettent de télécharger des films sur Internet ou de dupliquer des DVD revendus en copies pirates.

    Depuis la fin des années 1960, les Gitans, au contraire, se replient sur eux-mêmes. Paul Alduy, père du maire actuel, avait, dit-on, "échangé" une promesse de tranquillité aux Gitans contre leur inscription sur les listes électorales. "Dans les années 1960, le vote gitan n'existe pas. Dans les années 1970, il passe à 80 %" , note, en tout cas, Alain Tarrius. Les Gitans peuvent faire basculer le canton de Saint-Jacques, et donc le conseil général des Pyrénées-Orientales. Jacques Farran, président de la chambre de commerce et d'industrie et conseiller général du canton, fut l'artisan de cette conquête clientéliste, avant de se retrouver condamné, en 1995, pour détournement — 500 000 francs — des recettes de l'aéroport de Perpignan.

    Quand Jean-Paul Alduy succède à son père, en 1993, les Gitans ne font pas parler d'eux. Ils ne descendent plus se marier en ville dans les belles calèches et les costumes amidonnés. Les belles heures sont passées. Leur taux d'alphabétisation, qui dépassait naguère 50 %, s'est effondré. Quatre sur dix touchent le RMI, 92 % des autres, le chômage. "Il n'y a pas de travail. Les patrons ne veulent pas embaucher les Gitans. On vit abandonnés" , dit Nick Gimenes, l'un des "chefs de famille" de Saint-Jacques, employé au service de la propreté de la ville. La drogue, surtout, est passée par là. Le haschich a débarqué à la fin des années 1970, l'héroïne quelques années après. Rue Llucia, les ventes devenues quasi publiques au milieu des années 1980 touchent d'abord le quartier gitan. Les mélanges sont mauvais, pas chers, et déciment les pères et les chefs de clan. "Les jeunes qui ont été arrêtés dans les jours qui ont suivi les drames sont tous de cette génération perdue", note un observateur.

    Pourquoi a-t-on tué Driss Ghaïb, ancien barman aux Esplanades, devenu "RMiste et un peu alcoolique" selon ses copains, le 29 juin, à l'heure du thé à la menthe ? La gauche a immédiatement dénoncé la "politique de ghetto" , l'indifférence de la mairie aux "logements insalubres" . Mais, "si le maire avait vendu le centre-ville à des promoteurs, tout le monde aurait crié au loup" , remarque Bruno Gaudelet, le pasteur réformé de Perpignan. "Alduy a mis en œuvre un programme de rénovation urbaine important, et reconquis un centre-ville négligé par son père. Il a réussi à débloquer depuis deux ans des crédits considérables" , reconnaît Fabrice Thomas, rédacteur en chef du Petit Journal, qui n'a pourtant jamais ménagé le maire.

    Toute la ville salue la nouvelle Casa musicale, où l'on entend aussi bien du raï que des chants tsiganes. "A l'automne, nous ouvrirons la troisième mosquée de France, son architecte est juif", salue aussi le chirurgien Ahmad Akkari, adjoint au maire et président du collectif des musulmans de la ville. "Pour le maire, les communautés ne peuvent être que religieuses. Il a donné aux imams, pasteurs, rabbins un rôle inédit en France", note Fabrice Thomas. "Que les pasteurs défilent avec les imams, très bien", confirme M. Gaudelet. "Mais la médiation doit être politique. C'est à la République de faire son travail. Si elle fait appel aux responsables religieux, elle risque de tomber dans le clanisme et le pouvoir tribal", ajoute le pasteur. "Il y a eu des rixes, des problèmes de voisinage, des conflits commerciaux. Mais, quand ces événements se sont produits, le message immédiat du maire a été de dire : c'est une communauté qui s'affronte à une autre, explique M. Tarrius. La réponse des Gitans et des Maghrébins a été immédiate. On les a mis en scène ? Ils ont rendu la monnaie de leur pièce. Ils ont fait 'communauté'."

    Des deux côtés, aujourd'hui, on essaie de calmer les esprits. "Les Français d'origine arabe sont dégoûtés que M. Sarkozy les ait montrés du doigt" , note Monir Belbrini, "laïque" pratiquant, qui tente de prévenir les discours radicaux. "Tous les jours, avec le pasteur, on fait du porte-à-porte. J'ai tapé [à la porte de la police] pour rendre les armes" , s'est vanté de son côté Nick Gimenes, le 5 juin, sur Europe 1. Le lendemain, avec l'autorisation du commissaire, la presse locale a photographié une trentaine de pétoires et la population s'est rassurée. A Saint-Jacques, on se marre. "Ils ne rendent jamais les bonnes armes. Ils donnent des clous rouillés" , soupire Miloud Houssairy, un sage entre les sages, un imam de quartier. "Les Arabes ont dit qu'ils n'avaient pas peur de la police. Ils vont venir violer nos femmes", assurent en retour trois Gitans gaillards, comme définitivement plongés dans ces scénarios d'un autre âge.

    Ariane Chemin
    22.06.07. Le Monde
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