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Fort Irwin : antichambre du voyage au bout de l'enfer en Irak

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  • Fort Irwin : antichambre du voyage au bout de l'enfer en Irak

    Une route chaotique fend une plaine désertique brûlée par le soleil. Sur le bas-côté, tous les 500 mètres, des voitures calcinées réduites à l'état de carcasse rompent la monotonie du paysage. Elles ont été déposées là pour l'ambiance. La chaleur est d'autant plus accablante que l'air est immobile. De loin en loin, des hélicoptères volant en rase-mottes perturbent le silence.

    À l'approche de Wasl, un village chiite dominé par un imposant croissant vert, un convoi militaire américain transportant une brigade de soldats secouristes de l'infanterie ralentit. Les rues du village sont désertes. Le calme est trop insolite pour n'être pas inquiétant. Soudain, alors que le convoi entre dans Wasl, l'un des véhicules explose, dégageant une fumée noire et âcre. Trois soldats en sont expulsés. Ils gisent, sanguinolents, sur la chaussée. L'un d'eux, blessé à la jambe, commence à gémir.

    Le vacarme de l'explosion a entraîné le chaos. En quelques minutes, des dizaines d'Irakiens en tenue traditionnelle, et invisibles jusque-là, ont envahi la rue principale, compliquant ainsi la mission des Américains. Sympathisants ? Insurgés ? Qui sait ? Un Irakien, touché par un éclat, est étendu sur le bitume défoncé. Une ambulance, sirène hurlante, s'arrête devant lui.

    Bientôt, une équipe de télévision de la chaîne fictive International News Network est sur les lieux, filmant le carnage. Jouant le rôle d'une correspondante de guerre, Ann Batson court d'un blessé à l'autre, recueillant des impressions. Quelques heures plus tard, son reportage sera diffusé sur le circuit intérieur. Il servira à analyser les erreurs commises aujourd'hui. « Qu'est-ce que je m'amuse ! On se croirait sur un tournage. En même temps, on peut s'imaginer l'Irak. C'est pas réaliste, ça ? », demande John Flagstaffe, le jovial responsable des affaires publiques de Fort Irwin, le plus grand camp d'entraînement militaire du monde, tandis que le major Ramsey, ganté comme un chirurgien, se faufile entre les soldats pour placer membres déchiquetés et tripes en silicone sur la chaussée. « Il faut qu'ils s'habituent à ces visions, qu'ils apprennent à ne pas se laisser perturber. Là-bas, ils doivent récupérer les membres des blessés », explique-t-il. La brigade a dix minutes pour évacuer les blessés, en fait des robots télécommandés si sophistiqués qu'ils ont un pouls, une respiration, la capacité de saigner et d'enfler.

    Passé ce délai, elle deviendra la cible de francs-tireurs sunnites qui tireront aveuglément sur tout ce qui bouge, renforçant ainsi la complexité d'une situation déjà critique. « Nous n'avons jamais affronté d'ennemis aussi intelligents. Leur capacité d'adaptation est phénoménale, commente le lieutenant-colonel Hatcher, 38 ans. Nous ne nous battons pas contre une armée conventionnelle, mais contre des bandes de criminels, de voyous, de terroristes et de pauvres diables qui ne portent pas l'uniforme. »

    Pour être soumis à un véritable effet de surprise, les membres de la brigade ignorent tout du scénario concocté par les stratèges de Fort Irwin, où, chaque mois, passent 4 000 soldats en partance pour Bagdad.

    À tout moment du jour et de la nuit, ils peuvent être appelés à remplir une mission dont ils ne savent rien à l'avance, et qui sera compliquée à l'extrême, au fur et à mesure de son déroulement. L'objectif du séjour de deux semaines est de préparer les nouvelles recrues comme les vétérans à tous les scénarios possibles sur le terrain miné qu'est l'Irak. L'endroit ne pourrait pas être mieux choisi. À trois heures de Los Angeles, Fort Irwin est au coeur du désert Mojave, à l'abri des regards. Les conditions climatiques y sont similaires à celles de l'Irak. « Le conflit s'est métamorphosé et nos objectifs ont changé, raconte Lynette Muray, 33 ans, chef de brigade qui s'apprête à repartir pour un an. Il s'agit maintenant pour nous de conquérir les coeurs et les esprits des Irakiens. Ici, on nous entraîne non seulement au combat, mais aussi au dialogue et à la négociation. »

    Dans un souci de réalisme, l'état-major a construit 12 villages qu'il a peuplés de 250 figurants irakiens des deux sexes. Ils vivent là 15 jours par mois, certains depuis trois ans. Pour ces derniers, Fort Irwin est devenu une résidence secondaire. Bassam Kalasho, le « maire » de Wasl, élève même des chèvres à l'orée du village.

    Isolés de la population américaine du camp, les figurants sont conduits deux fois par semaine au centre de la base pour prendre une douche et faire leurs courses. Ils se relaient pour cuisiner. Les soirées sont généralement occupées à jouer au poker, entre hommes. Les femmes vivent séparément, de l'autre côté de la rue principale. En principe, les deux sexes ne se mélangent pas. « Ca ne fait pas partie de nos coutumes », explique Khaleb, 65 ans.

    Rémunérés entre 20 et 25 dollars de l'heure, les Irakiens sont à la disposition de l'armée, jour et nuit. À tout moment, les soldats américains peuvent s'introduire dans leurs baraquements rudimentaires pour simuler un interrogatoire ou une fouille. Se prêtant de bonne grâce aux exercices, ils assurent tous avoir accepté cet emploi par idéalisme. « Ils croient en notre cause. Ils sont même plus royalistes que le roi », commente John. « Je suis ici pour familiariser les Américains avec notre culture. Ils nous aident en Irak, il est normal de les aider ici. Et puis nous préférons qu'ils nous prennent comme cobayes ici pour commettre leurs erreurs. C'est moins grave que de les commettre là-bas », avoue, en effet, un Irakien qui refuse de donner son vrai nom. Comme la plupart de ses compatriotes, le jeune homme craint les représailles en s'exposant aux journalistes : « On avait un copain qui travaillait ici. Il a été filmé, sa photo a circulé sur le Web et, du coup, deux de ses frères ont été assassinés à Bagdad. »


    Par le Figaro
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