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Les roses de Ba Guémou

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  • Les roses de Ba Guémou

    Debout devant sa vieille hutte, le torse nu et la main agrippant la branche d'olivier qui lui sert de canne depuis de nombreuses années déjà, Siki Taya scrutait lentement, de son regard affaibli par le poids des années, le champ de blé vert pâle. Le ciel dégagé et l'absence de brise matinale annonçaient une autre journée chaude.

    D'habitude, en ce temps de l'année, les épis étaient plus grands et d'un vert foncé et le champ parsemé d'innombrables bouquets de coquelicots ; mais cette année, il n'y a pas eu assez de pluie et le printemps tirait à sa fin. Cela fait presque six mois, se dit Siki Taya, que le ciel retient son eau et s'il ne pleut pas d'ici la pleine lune, la récolte serait perdue. A ce moment son regard fut attiré par les gestes dans lesquels semblaient se mêler l'impuissance et l'inquiétude de son ami Ba Guémou qui s'avançait vers lui d'un pas alerte.

    Je suis triste, Siki Taya, je suis abattu. Je sens l'odeur de la catastrophe ! Mes roses ne pousseront pas cette année et mes rosiers risquent même de mourir faute d'eau. Comme absorbé par une pensée profonde, le vieil homme ne répondit pas. Il continuait à regarder devant lui en inclinant d'un côté puis de l'autre la canne. Assieds-toi, finit-il par dire après un long moment de silence, à son ami et en s'asseyant lui-même.

    Tu sais que je t'ai toujours apprécié Ba et je t'apprécie encore plus depuis que tu t'es mis à cultiver les roses parce que je me dis voilà enfin quelqu'un qui ne pense pas qu'à son ventre. Les gens du village ont peur de la famine qui s'annonce et qui se confirme chaque jour un peu plus, alors que toi, tu as peur pour tes roses et tes rosiers. Les hommes hésitent longtemps avant de donner à boire une goutte d'eau à autrui alors que toi, tu as donné toute ton eau à tes plantes. Je trouve en toi cette sagesse qui manque à la majorité des hommes et c'est pour cela que je ne vais pas te laisser tomber.

    Pourquoi, demanda Ba Guémou avec une lueur dans les yeux, tu peux faire quelque chose ? Le vieillard, comme n'ayant pas entendu la question, continue son discours sans même regarder son interlocuteur. Pour toi, mais aussi pour les roses, je ne peux m'empêcher de t'aider. Je vais donc te montrer comment faire. Tu devras veiller à faire exactement ce que je te dis, mais en attendant, commence donc à leur parler à tes rosiers. Explique leur la situation et, surtout, sois sincère. Dis leur que l'eau manque cette année, que ce n'est pas de ta faute mais que tu feras de ton mieux pour les aider parce que tu sais à quel point ils ont soif et à quel point leur douleur est grande de ne pas voir leurs bourgeons éclater et envahir l'horizon de leur si douce et tendre odeur. Ne leur mens surtout pas et ne leur dis pas ce que tu ne ressens pas réellement car, les rosiers connaissent les sentiments des hommes à leur égard.

    Ba Guémou regardait le vieillard comme s'il ne l'avait jamais vu auparavant. Il savait à quel point il était sage mais, après tout, avec son âge, pensa-t-il, il peut bien lui arriver de divaguer. Comment est-ce que je vais parler aux rosiers qui n'entendent pas et qui ne comprennent pas ce que je dis ? Comment leur faire comprendre ce que je ressens pour eux ?

    Tu dois certainement te demander si j'ai encore toutes mes facultés, lui fit brusquement Siki Taya en le regardant furtivement du coin de l'oeil. Mais si tu veux voir pousser tes roses en cette période de sécheresse, tu dois bien me faire confiance.

    Va, lève-toi, va leur parler à tes rosiers !

    Ba Guémou crut un instant que le vieillard lisait dans ses pensées. Il ne dit rien et se leva sans trop de conviction pourtant. Arrivé devant ses rosiers, il hésita un long moment avant de commencer à leur parler à voix basse. Mes rosiers, fit-il, mes chers rosiers... les temps sont durs et la sécheresse menace... je vous ai donné toute mon eau et il m'est difficile aujourd'hui de vous donner à boire. Je sais que vous avez soif et que vous êtes impatients, tout comme moi d'ailleurs, de voir enfin pousser puis éclater vos bourgeons qui donneront les roses aux parfums si merveilleux. Mais ne vous en faites pas... je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour vous ramener de l'eau, je vous le promets... n'ayez crainte. A ce moment, il regardait les plantes comme s'il s'attendait à recevoir une réponse, mais rien ne vint. Ils ne vont tout de même pas se mettre à parler, se dit-il avant de repartir.

    Chaque jour, Ba Guémou rappelait à Siki Taya sa promesse de l'aider et chaque jour le vieillard l'envoyait parler à ses rosiers. Un matin, ne pouvant plus contenir son impatience, il lui fit la remarque. Sage Siki Taya, voilà quelques jours que, pour seule aide, tu m'envoies tenir un discours à mes rosiers. Si tu peux vraiment m'aider c'est le moment car, je sens que les plantes vont sécher et mourir de soif, sinon dis-moi simplement que tu ne peux rien faire et je ne t'en tiendrai pas rigueur. Après tout ce n'est pas de ta faute.

    Je t'ai promis de t'aider et je maintiens ma promesse, Ba ! De ton côté, tu m'as promis de faire exactement ce que je te dis, alors à toi de tenir la tienne et cesses de me harceler avec tes reproches. Lorsqu'on aime réellement les roses et les rosiers, on doit faire preuve de patience, d'amour et de sincérité. Tu ressens peut-être de l'amour pour tes rosiers mais tu manques de patience et tu ne t'adresses pas à eux avec beaucoup de sincérité. Les roses, c'est comme nos enfants. Il ne faut jamais les élever avec le mensonge tout comme il faut se garder de leur faire des promesses qu'on ne tient pas. Nombreux sont ceux qui croient pouvoir se jouer des enfants alors que ces derniers sont la roche même sur laquelle viennent se briser, chaque jour, toutes les perversités des adultes et mourir toutes les ruses des malhonnêtes. J'apprécie que tu aimes les roses car elles me rappellent la jeunesse qui n'attend que le temps propice pour laisser exploser ses capacités et son génie et qui, à l'inverse des adultes, fait toujours confiance à ceux qui lui font des promesses.

    Regarde ces enfants qui jouent... comment crois-tu qu'ils nous considèrent ? Comme des parents ? Forcément ! parce qu'en cela, il n'y a pas de doute, mais comme des adultes responsables, je ne pense pas car ils savent que s'ils ont soif aujourd'hui, c'est parce que nous n'avons pas pensé à les mettre à l'abri de ce besoin si primordial. Tant qu'ils n'auront rien à se mettre sous la dent, ils mettront cela sur le compte de notre incapacité et si l'un d'eux n'arrive pas à gagner sa vie honnêtement, il trouvera toujours quelque part dans son raisonnement notre part de responsabilité parce que nous ne cessons de leur mentir à longueur de journées et à longueur d'années. Nous leur mentons à chaque fois que nous nous faisons prévaloir notre statut d'adulte pour décider à leur place. Nous leur mentons à chaque fois que, usant du seul prétexte de les avoir précédés dans la venue dans ce monde, nous faisons ce qui nous convient sans tenir compte de leurs besoins réels. Inutile de te dire combien nous manquons de sincérité à leur égard chaque fois que nous leur parlons de l'avenir, car nous commettons toujours l'impair de penser leur avenir à notre manière et à travers notre perception du monde alors qu'elle est, le plus souvent, différente de la leur... les roses, Ba, ressemblent beaucoup aux enfants, ne l'oublie pas... essaie alors d'être sincère avec elles et ne t'en fais pas pour le reste... je n'ai pas oublié ma promesse, n'oublie pas la tienne surtout !

  • #2
    Quelques jours étaient passés sans qu'une goutte d'eau ne tomba du ciel. Ba Guémou qui avait pris l'habitude de pointer chaque matinée devant ses rosiers et leur parler avec beaucoup d'amour et de sincérité, eut la surprise de sa vie ce matin là, en remarquant quelques bourgeons sur les branches. Dieu, s'écria-t-il, comment est-ce possible ? Il courut alors, en hurlant de toutes ses forces, vers la hutte de Siki Taya...

    C'est vrai qu'ils comprennent, fit-il de sa voix haletante, c'est vrai... comment est-ce possible ? Le vieux Siki Taya ne laissa apparaître aucune émotion. Il ne prononça pas un mot, se contentant de lever les yeux vers le ciel en murmurant quelque phrases que Ba ne comprit pas. Je te remercie, ajouta ce dernier, sans toi je ne sais ce qu'il en serait advenu.

    Maintenant, fit sèchement Siki Taya, je peux dire que tu as su être sincère avec tes rosiers et que tu vas pouvoir aller jusqu'au bout, jusqu'à la floraison totale. Mais méfie-toi de trop faire des promesses et de ne jamais faire des promesses que tu ne saurais tenir. La sécheresse est effective comme tu le vois cette année. Tu sais bien que tu ne peux avoir d'eau à leur donner. Dis-le leur... Comment le leur dire maintenant ? fit étonné Ba Guémou, maintenant que les bourgeons sont là, que je meurs d'envie de... Siki Taya le prit calmement par le bras et, le regardant dans le yeux, lui fit remarquer qu'il avait promis de faire exactement ce qu'il lui demandait.

    Ce n'est pas maintenant que tu vas faillir à ta promesse, Ba ! Maintenant qu'il ne te reste plus rien à faire !...Ecoute-moi bien, Ba, tu as donné tout ce que tu avais comme amour et comme patience à tes rosiers. Tu ne leur as pas menti jusque-là. Et sais-tu pourquoi tu as eu ce résultat ? Parce que tes plantes ont eu confiance en toi, parce qu'elles ont cru en tes paroles. Il t'appartient, à toi maintenant, d'avoir confiance en elles. De croire qu'elles ne sont pas ingrates et qu'elles sauront être à la hauteur de tes attentes parce que tu as su être à la hauteur des leurs au moment où elles avaient besoin de toi. Tu ne diras à tes rosiers que la vérité. Que tu comptes sur eux pour qu'ils te prouvent que l'espoir placé en eux ne serait pas vain... Que tu attends d'eux un effort de plus, un sursaut d'amour et de gratitude, afin que les bourgeons éclatent en belles et grandes roses. Que tu as confiance en leur aptitude à être forts et à répondre à l'espoir par l'espoir... va, va maintenant à tes rosiers et garde-toi d'informer les autres pour le moment...

    Depuis ce jour, Ba Guémou, a changé son discours matinal. Il avait tellement confiance en ces rosiers qu'il était persuadé de les voir faire l'effort qu'il leur demandait. Si vous m'avez écouté jusque-là, vous savez à quel point je suis désolé de ne pouvoir vous donner de l'eau, et il me sera encore plus difficile de vous en procurer car il n'a pas plu cette année. Vous n'allez pas me laisser tomber maintenant que les bourgeons sont là... j'aime vous voir fleuris et vivants... j'aime sentir les parfums dont vous remplissez le monde... un effort, rien qu'un effort et on y sera...

    Jour après jour, Ba visitait ses quelques rosiers pour leur parler. Sa conviction grandissait avec le temps jusqu'au jour où, stupeur, une rose s'ouvrit ! Siki Taya, Siki Taya, cria-t-il devant la hutte de ce dernier, mes roses sont là, viens voir...

    S'appuyant sur la canne, le vieillard sortit. Alors, elles sont là, tes roses ? Demanda-t-il avec sourire. Oui, hurla Ba Guémou, elles sont là ! Encore une fois, Siki Taya leva les yeux vers le ciel et prononça quelques mots avant de s'asseoir en demandant à son ami de faire de même.

    Maintenant, je vais t'expliquer Ba ! Dans la vie, il n'y a pas que la nourriture pour maintenir en vie. Il y a même mieux que la nourriture... c'est l'espoir. On peut se passer d'eau et de pain mais jamais d'espoir car celui qui perd l'espoir n'a plus de raison de vivre. Tu as donné espoir à tes rosiers pour pallier à leur manque d'eau et tu as su leur parler avec amour et sincérité. Ils ont cru en toi, et c'est pour cela qu'ils ont besoin que tu croient en eux aussi parce que savoir que les autres ont confiance en nous nous donne des forces et nous pousse à nous surpasser. La confiance, tant qu'elle n'est pas réciproque ne peut pas servir à beaucoup de choses. Regarde comment nous nous comportons avec nos enfants... Nous leur demandons de croire en nous, c'est-à-dire de nous faire confiance, sans que nous leur fassions confiance à notre tour ! Nous avons toujours l'excuse de l'âge à leur brandir à la face, celle de l'expérience ou, encore, celle du droit d'aînesse. Crois-tu que notre comportement à leur égard est honnête ? Nous les nourrissons aux ordres et aux promesses impossibles, nous omettons de leur donner l'espoir, mieux encore, nous leur avons ôté tout espoir du moment que nos enfants ne deviennent responsables qu'une fois leurs pères décédés. Autrement dit, tant que nous sommes en vie, ils n'ont aucun espoir d'être eux-mêmes. Ils devront se plier à nos ordres, à notre vision du monde et à notre manière de faire. Si tu avais agi de la sorte avec tes roses, tu les aurais laissées à l'abandon et cela n'aurait même pas été de ta faute puisque tu n'es pas responsable de la sécheresse, mais tu as voulu les voir pousser, grandir et libérer leurs parfums... tu étais conscient que les roses sont faites pour vivre et non pour mourir... tu as agi avec la sagesse du cœur, et tu as récolté des roses au moment où les autres n'ont même pas récolté un seul épi.

    Je t'avais promis de faire quelque chose pour t'aider, j'ai tenu ma promesse. Toi aussi tu as tenu la tienne... maintenant va informer les autres de ce que tu as vécu... dis-leur combien l'espoir peut remplacer le pain et l'eau... dis-leur que ce qui manque dans notre village c'est la confiance en les jeunes... et dis surtout aux jeunes qu'il faut garder l'espoir car, les hivers finissent toujours par céder la place au printemps, que la nuit finit toujours par s'effriter au lever du jour... dis-leur qu'il faut surtout veiller à arroser l'amour pour leur village avec l'espoir et l'ambition en attendant que passe la sécheresse et les temps difficiles... dis-leur de semer l'espoir, surtout l'espoir, avant même de semer le blé et les plantes...

    Le soir, un autre bourgeon de Ba éclata, puis le lendemain deux autres, ensuite plusieurs autres... et les branches furent bientôt recouvertes de belles et grandes roses au parfum plus fort que jamais.

    Un matin, Ba Guémou décida de cueillir ses premières roses et en faire un bouquet pour Siki Taya. Il en choisit les plus belles et de toutes les couleurs. Une fois terminé le bouquet confectionné avec beaucoup d'affection, il se dirigea vers la hutte du vieillard qu'il se mit à appeler.

    Le fils de Siki Taya sortit. Mon père est mort cette nuit fit-il, il m'a chargé de te dire qu'il faut toujours garder l'espoir. Jetant le bouquet par terre et après l'avoir piétiné, Ba regarda le fils du vieux sage et éclata en sanglot... mais c'est lui l'espoir, arriva-t-il à prononcer à peine, c'est lui l'espoir et il est mort...

    Non Ba, détrompe-toi, l'espoir ne meurt jamais... viens, je vais t'expliquer pourquoi... Ba crut, un instant, entendre son vieil ami mais il comprit rapidement que celui-ci a laissé la relève. Il l'a laissée en cultivant l'espoir chez son propre fils. Ne piétine jamais les roses Ba, poursuivit le fils de Siki Taya, elles sont le symbole de la vie, de l'amour, de l'innocence et de la sincérité... si tu les piétines, c'est la vie que tu écrases et c'est l'espoir que tu assassines... et n'oublie jamais que les bourgeons ont besoin d'amour et de confiance pour faire éclater leur belles roses et remplir l'air des belles odeurs, c'est exactement comme la jeunesse, il faut l'aimer et lui faire confiance pour qu'elle fasse exploser ses capacités et son génie au profit de son peuple.

    Par Aïssa Hireche, le Quotidien d'Oran

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