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    - Pourquoi Ben Boulaïd ?
    - Pourquoi Ben Boulaïd ? Tout simplement parce que je pense que notre cinéma doit enfin s’intéresser aux illustres artisans de la Révolution algérienne. Après une longue étape, essentiellement consacrée à ce que la terminologie marxienne sacralisait sous le nom vague de « masses » et que nous, nous avons désignés sous le slogan générique de « un seul héros le peuple », ce qui a donné une histoire anonyme et sans visage, je crois, par delà toute polémique tardive et stérile, qu’il est temps et même grand temps, de remonter aux sources de la légende nationale. C’est une nécessité pour ne pas dire une urgence. Il suffit, pour se rendre à cette évidence, de parler avec les gens, particulièrement les jeunes, si vous leur demandez qui est Ben Boulaïd, ils l’ignorent. Ils savent tout au plus que c’est le nom d’une rue, d’une cité, bref d’une adresse, une plaque dans la ville. Pourquoi Ben Boulaïd ? C’est aussi, parce qu’il est atypique. Quand on chemine sur son parcours, on constate qu’il n’était pas mu par autre chose que des principes. Il était quelqu’un d’établi. Il n’était certes pas riche mais ont peut dire qu’il était aisé par rapport à beaucoup d’Algériens de la même époque que lui. Il était en outre respecté, c’est ce qu’on pouvait appeler une « notabilité » . Celui qui allait devenir le premier chef politico-militaire des Aurès avait la réputation d’être un homme d’une grande probité morale et d’une rigoureuse intégrité. Son expérience militante, sa connaissance de la situation, le contact permanent avec ses compatriotes de toutes origines et de toutes conditions et son analyse du margouillis glauque dans lequel pataugeaient l’Algérie et les Algériens, l’ont inéluctablement conduit à percevoir l’étendue limitée des solutions que proposait le mouvement national. Comme à d’autres militants de sa génération, tous aussi connus que lui, la lutte armée s’est imposée comme un appel millénariste, une évidence et l’unique moyen qui pouvait conduire à la liberté pour le peuple et le pays. Il était clair, pour eux, que l’intégration à la France, qui a fait de l’Algérie un territoire complètement cannibalisé par la puissance colonisatrice, allait fatalement mener à l’effacement total de l’esprit et de la culture de la résistance qui ont toujours singularisé l’Algérie, laquelle a, de tout temps, conjugué le verbe résister au présent. Depuis deux mille ans, ce pays s’arc-boute farouchement sur le sacro-saint principe de l’indépendance. Pourquoi Ben Boulaïd ? Parce que Ben Boulaïd n’était pas un révolutionnaire conventionnel, un militant formaté par un parti ou une idéologie. Pourtant, son engagement était entier. Le don de soi était tout aussi plénier et inconditionnel. Il y a mis son âme, sa vie, son patrimoine. Ce qu’il a fait, il l’a fait avec ses propres biens. Il a gagé tout ce qu’il possédait pour la cause. Il n’y a pas investi, il n’y a pas placé son argent. C’est une oblation pour l’organisation. En replaçant les faits dans leur contexte, on mesure le courage de ces hommes et l’ampleur du défi. Imaginez-vous, aller faire la guerre contre une des plus grandes puissances du monde ? Une puissance qui avait pris, depuis plus d’un siècle, possession de cette terre et de ses hommes. La France s’était implantée politiquement, économiquement, militairement, socialement et culturellement en Algérie. Elle lui inventait une histoire à sa convenance pour légaliser sa présence aux yeux du temps. C’était une colonie de peuplement. Un habitant sur huit, celui dont l’aïeul est venu d’ailleurs, jouissait de droits de supercitoyen. Les sept autres, parias et ilotes chosifiés, subissaient un pouvoir d’airain dont la brutalité n’a jamais connu l’apaisement même lorsque l’autochtone avait la face contre terre, une botte sur le cou. Les Algériens connaissaient parfaitement la puissance despotique militaire française. Tout comme ils s’étaient battus contre elle, ils avaient combattu pour la France dans toutes ses guerres, sur tous les fronts dans toutes les contrées, en Europe, en lointaine Asie, au fin fond de l’Afrique. Par milliers, leurs cadavres ont jonché des sols qui n’étaient pas les leurs, ils ont versé leur sang pour des mobiles qu’ils ignoraient, contre des ennemis étrangers qui ne leur ont rien fait. Mais un jour, comme Ben Boulaïd, ils se sont demandé pourquoi tout ce sang ne serait-il pas répandu sur et pour cette terre dont ils ont été spoliés ? Pourquoi toute cette énergie ne serait-elle pas consacrée pour une cause qui serait enfin la leur ? Je crois qu’en cela, Ben Boulaïd a été aussi précurseur. Pourquoi Ben Boulaïd ? Peut-être, me dis-je, et j’espère que ce film n’est qu’un début, qu’il sera le premier d’une série consacrée à toutes ces gloires prestigieuses de la Révolution algérienne qui sombrent inexorablement dans l’oubli. C’est vrai que ce n’est pas la mission du cinéma que d’écrire l’histoire, le cinéaste n’est pas un historien. Mais s’il peut apporter sa part de mémoire contre l’amnésie… J’ai beaucoup parlé, ces derniers mois, avec des gens qui ont connu Ben Boulaïd. Lorsque je leur dit que j’envisage de faire un film sur lui, ils me demandent immanquablement : « De quel Ben Boulaïd veux-tu traiter ? ».
    - Justement, quel Ben Boulaïd allez-vous nous montrer ?
    - Ce sera une œuvre de fiction complète qui respectera la chronologie et les faits vérifiés de l’histoire. Elle ne va pas raconter toute la vie de Ben Boulaïd mais une partie qui me parait très importante, la plus intéressante. Ben Boulaïd adulte déjà, donc déjà conscient de la dimension de son engagement. Plus nous ferons connaître ces héros de notre passé et plus clair nous verrons en nous-mêmes. Cela, j’en suis convaincu, nous conduira à une meilleure visibilité donc une meilleure lisibilité de notre histoire, une meilleure compréhension de la Révolution, une vue plus large sur l’étendue et la profondeur de cet engagement qui a fait que nous sommes, aujourd’hui, indépendants.
    - Quel homme était Ben Boulaïd ?
    - L’aspect qui m’a le plus séduit dans l’itinéraire de Ben Boulaïd, c’est qu’il se tenait volontairement en retrait par rapport aux autres. Il ne se cachait pas. Il ne cherchait pas à être un grand chef. C’est le regard porté sur lui et l’appréciation qu’avaient de lui ses compagnons qui en ont fait un chef. Il avait un charisme tel, qu’il imposait le respect et la considération. Pour moi, un chef ce n’est pas une statue d’albâtre. C’est quelqu’un qui fait que les statues de plâtre ou de pierre s’inclinent à son passage. Ce n’est pas quelqu’un qui élevait la voix. Il ne parlait pas beaucoup, il écoutait les gens. C’est ce qu’on appelle communément un sage. Loin des clichés de l’onirologie du révolutionnaire, il gérait les choses avec une certaine distance, un détachement. C’est ce qui fait que malheureusement, il n’a pas beaucoup vécu et si on en sait si peu sur lui, c’est parce que justement il était très discret, effacé non pas parce qu’il ne faisait pas confiance aux gens, mais parce qu’il préférait écouter pour mieux comprendre et analyser les choses intérieurement. Il n’affichait pas ses opinions. Ce n’était pas un leader politique. C’était un militant animé par une cause à laquelle il s’est consacré. Cette cause c’était la dignité. Pour elle, il a sacrifié sa famille, sa vie, son avenir, ses enfants, ses biens. On ne peut pas faire plus que cela. Au regard de ce qu’ils ont représenté, Ben Boulaïd comme bien d’autres parmi les « six historiques », si nous ne prenons que leur exemple, sont si peu connus. Ils ont pourtant tant et tant à nous dire et à nous enseigner. Ils n’ont, hélas, rien écrit, même ceux qui ont vécu après l’indépendance… Aucun d’entre eux n’a écrit.
    - Cinquante ans après sa mort, ce n’est pas un simple hommage, vous revisitez l’histoire. Poursuivez-vous un but autre que pédagogique et bien sûr artistique ?
    - Je retiens le mot revisiter parce que c’est exactement ça. Ce n’est pas du tout une lecture de l’histoire telle qu’elle a été écrite dans les livres. Encore moins une réécriture. Je vous disais que ce n’est pas là une mission dévolue au cinéaste. Il s’agit de revisiter ce passé récent avec les yeux de l’artiste. C’est un réalisateur de cinéma qui réexamine la réalité historique d’un personnage, mais pas n’importe quelle réalité. Qu’il soit bien clair, il ne s’agit pas d’une œuvre historique qui va définitivement fixer les esprits sur la vie et l’œuvre de Mostefa Ben Boulaïd. Je ne coule pas un bronze qui va immortaliser un personnage de l’histoire. Il s’agit plutôt de quelque chose d’approchant de la légende de Ben Boulaïd. Faire un film ce n’est pas dresser un inventaire. Le cinéma est un art qui a ses règles et ses contraintes. Celles-ci sont liées aux dimensions de temps, d’espace, de choix de situations, de continuité de l’histoire, de narration, d’écriture cinématographique... mais ça demeure un art. Si ce film peut contribuer à créer de l’appétence pour qu’on aille plus loin, pour approfondir la question, c’est que nous aurons atteint notre objectif. Mais ce n’est qu’un film. Il ne faut pas qu’on s’imagine que nous allons écrire l’histoire entière de Ben Boulaïd, de Ben M’hidi, de Krim, de Didouche, d’Ouamrane ou de Lotfi... L’artiste ne peut que saisir un moment de leur existence. Un film ne peut pas recréer la vie d’un personnage. Les Français ont fait près de 90 films sur Napoléon. Laquelle de ces 90 œuvres correspond le mieux à ce qu’il fut réellement ou ce que l’histoire a fait de lui ? Il s’agit bien souvent d’œuvres cinématographiques de fiction qui se sont inspirées du personnage. Le souci premier est de donner un visage à un personnage. Ainsi, lorsqu’on verra le visage de Ben Boulaïd du cinéma, il faut qu’il puisse correspondre au visage réel de Ben Boulaïd. Non pas un sosie physique mais une copie de ce qu’il fut.
    The truth is incontrovertible, malice may attack it, ignorance may deride it, but in the end; there it is.” Winston Churchill

  • #2
    - Lorsqu’on évoque le nom d’Ali La Pointe on ne peut détacher son visage de celui de l’acteur qui a joué son rôle dans La Bataille d’Alger. Ce visage est pourtant si différent de celui de Ali Amara. Tout comme on ne peut pas envisager l’histoire de cette période à Alger, autrement que par les événements tels qu’ils sont retracés par le film. Le cinéma peut-il, à loisir, recomposer les images de l’histoire et de ses acteurs ?
    - Généralement le cinéma s’applique à créer une nouvelle mythologie à la manière des récitants anciens, ou des auteurs de la Grèce antique. Si pour les gens Ali La Pointe a désormais le visage de feu Brahim Hadjadj, qui a interprété le rôle dans le film de Pontecorvo, pourquoi pas ? A qui cela peut-il faire du mal ? A Ali La Pointe ? Certainement pas. Ses actes, plus que son visage, plaident pour lui et son courage. L’image du visage que le cinéma a donnée d’Alexandre ou de n’importe quel autre homme historique correspond-elle à la réalité ? Cela n’a pas tellement d’importance à mon avis. En revanche, le principal, c’est que les gens vont enfin associer une image à un nom. Je me souviens que pour le film L’Opium et le Bâton, parmi les grandes discussions que j’ai eues avec Mouloud Mammeri, c’était ce qu’il considérait comme étant, de la trahison peut-être pas, mais de l’infidélité du cinéaste à l’écrivain, c’était je l’aurais dépouillé des personnages qu’il avait créés, parce que je leur ai donné un visage. Pour lui, l’écrivain, l’auteur, l’inventeur de ces personnages qui peuplent son livre n’existent plus. Le cinéaste que je suis les a vampirisés pour leur attribuer des visages en les faisant interpréter par des acteurs. Même pour lui, le père littéraire de ses héros d’encre et de papier, ont pris les traits des comédiens qui les ont interprétés. Lorsqu’il parle de Tayeb par exemple, dans le film, c’est Rouiched, Mammeri ne pouvait plus voir autrement son Tayeb que dans les traits de Rouiched. Il m’a dit : « Je ne sais plus où j’en suis avec tous ces personnages, à tel point où je me demande qui de toi ou de moi les a créés. »
    - On possède si peu d’éléments sur Ben Boulaïd par rapport aux autres qu’on appelle les « Six » historiques. Est-ce que tout cela ne revient pas à risquer de prendre un peu trop de libertés par rapport à la vérité historique ? A ce que fut la réalité du personnage ?
    - Ce n’est pas un risque. C’est une liberté que s’offre l’artiste.
    - Même au détriment de l’histoire ?
    - Non, pas forcément. Je dis que cela peut contribuer à ouvrir des perspectives, des voies et créer quelque chose qui va permettre aux gens d’approfondir la question, d’aller plus loin, pour mieux connaître la vraie histoire. D’un autre côté, il y a bien évidemment le droit des gens de contester l’image qui leur est proposée. Ils ont le droit de dire : « Moi, je réfute cette image, cette idée, cette vision de son itinéraire ». Si l’artiste est libre, le critique l’est aussi.
    - Vautier que vous connaissez bien parlait à de « vérité » plutôt que « d’objectivité » quand il s’agit pour le cinéma d’intervenir sur l’histoire. L’artiste ne peut-il pas s’empêcher d’avoir sa propre vision des choses sans se soucier de vérité ni d’objectivité ? C’est-à-dire avoir une libre vision de Ben Boulaïd comme un peintre de son sujet. Les tournesols de Van Gogh sont différents des Tournesols de Monet, ils ont jailli de deux esprits et de deux palettes distinctes…
    - Même vus différemment ils demeurent des tournesols. Je crois que cette liberté doit être concédée à l’artiste sinon, il n’y a plus de création artistique. Sinon, on ne fait que des portraits qui correspondent aux biographies officielles qui sont préétablies et qui placent des gens désignés par des commissions sur des piédestaux, des personnages sélectionnés par des fonctionnaires de l’histoire. Cela éloigne plus que ça ne rapproche du sujet dont on veut traiter.
    - Depuis l’indépendance, pas plus d’une trentaine de films sur la guerre de Libération nationale ont été réalisés par le cinéma. Quelle en est la cause selon vous ? Est-ce par paresse intellectuelle ? Est-ce qu’on a voulu exorciser la douleur en la taisant ? Ou alors par mésestimation des faits et de l’importance de l’événement ?
    - Je crois qu’il y a au départ cette idée largement répandue que le cinéma algérien a réalisé beaucoup de films sur la guerre de Libération. La réalité est autre, l’idée est fausse. C’est une honte, désolé de le dire, mais honte au cinéma algérien. C’est une honte qu’une Révolution aussi importante dans le 20e siècle et dans l’histoire de l’humanité n’ait pu inspirer que trente films de cinéma, en 50 ans d’indépendance. Je crois qu’il y a derrière cela deux raisons : la première est que l’« écriture officielle » de l’histoire a imposé des orientations de manière pernicieuse, ce n’est jamais par injonctions autoritaires du genre « faites-ceci-faites-cela » mais de celles qui corrigent presque le regard des cinéastes ou des autres artistes. La seconde est liée au manque grave de témoignages crédibles, rapportés par les véritables acteurs de cette révolution. Il y a très peu de livres. Pas plus d’un millier ont été écrits pour sept ans d’une terrible guerre. On ne peut pas toujours expliquer cette aridité intellectuelle. La sécheresse qui a succédé à la guerre ne s’explique pas. Comment une telle épopée n’a-t-elle pas suscité une plus large production intellectuelle ? Il y a des aspects entiers de la guerre de Libération nationale qui demeurent jusqu’à maintenant dans l’ombre. Des personnages qui ne sont jamais apparus dans le cinéma algérien, je pense à Messali El Hadj. On peut être pour ou contre Messali, son itinéraire est connu. Il a été ce qu’il fut, ce n’est pas peu. C’est un personnage qui a occupé un espace énorme dans l’histoire contemporaine de ce pays. Dire que Messali est ignoré par le cinéma algérien n’est rien, car il a été réellement effacé. Et il n’est pas le seul. Pourquoi ont-ils été ainsi oblitérés ?
    - Selon vous, l’écriture de l’histoire devrait se faire par étapes. Par quoi commencer ?
    - Inévitablement par l’hommage aux acteurs et la glorification des faits. Il nous faut créer une nouvelle mythologie. On viendra, le plus tard sera le mieux et une fois ancrées les racines mères, à l’analyse profonde des faits, des causes des dissensions internes et autres points de discorde. Evidemment qu’il y en a eu. Tout le monde le sait. C’étaient des hommes qui agissaient et en tant que tels, ils éprouvaient des sentiments humains et ils étaient sujets aux faiblesses humaines. Ce n’étaient pas des envoyés de Dieu. Il y a chez nous une espèce d’occultation — je ne la qualifie pas de volontaire, d’involontaire ou de maladroite — qui nous a paralysés au point de négliger notre devoir à l’égard de cette page importante de notre histoire contemporaine. Qu’on le veuille ou non, avec toutes les insuffisance qu’il peut comporter, nous sommes dans un Etat indépendant et ça c’est le produit du sacrifice considérable de gens comme Ben Boulaïd. Il y a donc une étape dans notre évocation et enseignement de l’histoire qui consiste en la glorification de leur combat pour ressouder les générations entre elles. Tramer plus serrées les fibres nationales, mieux jointoyer les agrégats du patriotisme. La tendance aujourd’hui, est que lorsqu’on parle de la guerre de Libération nationale, on s’en tient aux points de discorde, aux déchirements qui ont marqué telle ou telle autre phase, aux dissentiments entre tel ou tel autre personnage, à la mésintelligence et aux querelles. Lorsqu’on écrit sur Abane Ramdane ou lorsqu’on parle de lui, ce n’est pas pour relever qu’il a milité sans relâche de toute son âme pour la liberté de l’Algérie. Ce n’est pas pour dire qu’il a été placé, cinq années durant en prison, dans l’isolement total et que dès sa sortie il s’est de nouveau engagé dans le combat libérateur. Cette volonté de salir est autant curieuse qu’immorale. Depuis l’indépendance les Algériens ont plus injurié Abane Ramdane que le général Jacques Massu. Il y a forcément des relents, des traces qui s’inscrivent dans les jeunes esprits qui écoutent ce discours. Ils finissent par se dire que c’était « tous des gens intéressés par le gain peut-être, le pouvoir certainement, qui ont mené pour leur propre compte une guerre contre la France. Que ces gens qui prétendent nous avoir libérés n’étaient pas aussi saints que ça, puisqu’ils passaient leur temps à régler des arriérés entre eux ».
    The truth is incontrovertible, malice may attack it, ignorance may deride it, but in the end; there it is.” Winston Churchill

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    • #3
      - On a parlé de guerre plutôt que de libération…
      - Si nous ne le faisons pas nous, les autres le feront à notre place. Une histoire écrite par d’autres pour nous. Les services spéciaux français ont publié un livre qui s’intitule La Piscine dans lequel ils racontent tout ce qu’ils ont fait durant la guerre de libération, pour brouiller les pistes. Ils parlent des opérations qu’ils ont menées, des faux numéros d’El Moudjahid qu’ils ont imprimés et diffusés. Ils se targuent par exemple de l’opération qui a conduit à l’assassinat de Ben Boulaïd. Ils en donnent moult détails. Leurs assertions sont devenues la vérité historique. C’est la version officielle des faits. Celle que nous trouvons dans les livres d’histoire algériens. Est-ce que c’est ça la vérité ? Est-ce une manipulation ? Qui le sait ? Qui peut le dire ? Je dis que ce qui est dangereux, en l’absence de nos propres sources, de nos propres informations, de nos propres investigations, nous finissons par épouser les thèses de l’ennemi d’hier. Nous finissons par faire que ces sources sont crédibles puisque nous les admettons et en les admettant, nous les authentifiions en quelque sorte. Alors, pour ne pas tomber dans ces dangereux travers, peut-être, me dis-je, qu’à défaut de l’histoire, il faut écrire la légende. L’histoire s’arrête au pied de la légende. Je crois que le mieux est de recourir à l’imagination si cela est nécessaire sans affirmer qu’il s’agit de la dernière vérité. Cela ne demeure qu’un point de vue, un lieu de regard personnalisé sur l’itinéraire d’un personnage de l’histoire de l’Algérie. D’autres se situeront ailleurs et donneront d’autres points de vue. Et peut-être qu’avec tous ces points de vue nous finirons bien par nous faire une petite idée de ce qu’il en a été.
      - Le cinéma peut-il avoir un regard critique sur l’histoire ?
      - Evidemment, le regard est celui du cinéaste. Un regard formé, tendu par une opinion qu’il a fini par se faire pendant qu’il réfléchissait à son sujet avant de se saisir de sa caméra. Il faut, dans le cadre d’un film, finir par se faire une conviction, se dire que nous allons construire un personnage mythique pas forcément selon les différents témoignages, les différentes sources, mais par des recoupements dans le cadre d’un film, encore une fois ce ne sont que deux heures de cinéma dans le respect des obligations techniques, écriture du scénario, de narration. Surtout montrer que ces personnages quelle que soit leur grandeur étaient des êtres humains. Qu’ils étaient ce que tous les hommes sont. Ils mangeaient, ils dormaient, ils avaient faim, ils avaient froid, ils avaient peur, ils avaient des doutes, ils avaient des interrogations. Ils n’avaient pas les réponses à toutes les questions. Ils avançaient, ce qui est important c’est qu’ils avançaient. Et quand nous les analysons froidement, nous nous demandons si ces gens n’étaient pas portés par quelque chose à l’intérieur d’eux-mêmes que nous ne pouvons pas expliquer. C’est ça que le cinéma doit apporter. Qu’est-ce qui a porté de l’intérieur Ben Boulaïd ? C’était sa profondeur humaine. Ben Boulaïd aimait sa femme. Ça paraîtrait incongru lorsqu’on parle d’un héros. Mais pourquoi n’aimerait-il pas son épouse ? Pourquoi ne serait-il pas tendre avec sa femme ? Ben Boulaïd était ouvert et assez conservateur à la fois, parce qu’il pensait qu’il fallait rester attaché à des traditions séculaires qui ont fait que nous avons sauvegardé une part de notre visage sans quoi nous aurions été effacés. Ben Boulaïd n’avait aucun problème avec les membres de Djemaïat El Oulama, il y avait de nombreux amis, tout comme il en comptait beaucoup au sein du Parti communiste algérien. C’était un être humain, dans toute sa complexité. Ce n’était pas un dieu. Il avait ses faiblesses et ses forces.
      - Pourquoi avoir attendu 50 ans pour aller interroger ces gens qui disparaissent chaque jour un peu plus nombreux ?
      - C’est pour moi une grande douleur de voir mourir autant de livres d’histoire, sans les avoir interrogés, sans les avoir lus, pas même feuilletés. C’est une grande douleur pour nous tous Algériens. Mais c’est aussi un événement pour moi, chaque fois que l’un d’entre eux prend sa plume. Un danger menace notre mémoire. Volontairement ou pas, se propage l’idée que nous sommes un peuple amnésique. Que nous n’avons plus de mémoire parce que nous l’effaçons. Un peuple qui n’aime pas sa mémoire, n’est-ce pas une étrange curiosité ? J’ai rarement vu des peuples aussi peu fiers de leur histoire. Nous sommes en plein dans l’Alzheimer. Est-ce que il n’y a pas une thérapie ? Moi, je pense que ceux qui ont été acteurs — qui sont peu nombreux maintenant — qui s’en vont sans laisser de témoignage sont quelque part blâmables.
      - Ben Boulaïd va-t-il apporter à Ali le personnage récurant de vos films, longtemps en quête de son identité, de son histoire, de sa place dans la société, dans le temps et l’espace, les clés qui, enfin, lui apporteront des réponses à ses investigations ?
      - J’ai besoin de dire à Ali : « Voici une des clés, pas toutes les clés. » Ben Boulaïd n’est pas tout le trousseau. Je dis à Ali : Voici une des clés que te donne un personnage qui a permis l’accouchement de l’histoire. Mais pas toutes les clés. Je ne peux pas donner toutes les clés en un film. C’est en faisant 40 films sur 40 personnages différents, que je pourrai fournir autant de clés qui permettraient à Ali de se positionner à l’intérieur de quelque chose qui est cette énorme, cette fantastique lutte de Libération nationale. Elle ne peut même pas s’expliquer par quarante, cent ou deux cents clés. C’est ça la mission du cinéaste. L’historien peut donner des clés pour essayer de comprendre les choses. Le cinéaste, pour sa part, peut ouvrir des petites fenêtre et chaque lucarne peut contenir une grande quantité de ciel mais ce n’est pas tout le ciel de l’Univers. C’est un petit bout de ciel qu’il convient d’ajouter à d’autres pour arriver à une vision globale, exhaustive... Disons, peut-être, au bout du quarantième Ali. Je n’en suis qu’au cinquième. J’ai l’espoir de pouvoir faire d’autres Ali pour, peut-être, lui procurer d’autres clés. C’est l’ensemble de cette œuvre qui pourra dire si j’ai contribué à l’écriture de l’histoire, à la revisiter ou à la fausser, la travestir.
      - Si Ali pouvait parler à Ben Boulaïd que lui dirait-il ?
      - S’il pouvait lui parler, il lui dirait : « Explique-moi comment tout cela a commencé pour toi ? Comment es-tu arrivé à cette conviction que seule la lutte armée pouvait sortir le pays de sa situation ? Comment, toi qui était le meilleur ami d’un curé ? » (il est toujours vivant), « Comment as-tu construit une mosquée ? » « Comment en es-tu arrivé à sacrifier tout ce que tu possédais jusque, y compris, ta propre vie, pour que moi aujourd’hui je puisse parler ? Quelle est la clé que tu ne m’as pas encore donnée ? Quelle est donc cette clé ? »

      - Filmographie d’Ahmed Rachedi
      - 1962 - Référendum. CMD (court métrage documentaire)/Dimanche pour l’Algérie. CMD/Comité de gestion. CMD/Tébessa année zéro. CMD
      - 1963 - Peuple en marche. LMD (long métrage documentaire)
      - 1964 - Problèmes de la jeunesse. CMD / Centre national de la cinématographie (CNC)/Des mains comme les oiseaux. CMC/CNC/Cuba si ! CMD/CNC/Campagne de l’arbre. CMD/CNC Les Ouadhias. CMD/CNC
      - 1965 - L’Aube des damnés. LMD/CNC
      - 1966 - La commune. CMD/CNC
      - 1967 - Les élections. CMD/(ONCIC)
      - 1969 - L’Opium et le Bâton. Long métrage de fiction (LMF)/ ONCIC.
      - 1972 - Pour que vive l’Algérie. LMD/ONCIC
      - 1980 - Ali au pays des mirages. LMF/ONCIC
      - 1981 - Es Silène. Feuilleton/RTA
      - 1983 - Le Moulin de M. Fabre. LMF/ONCIC/ Tanit d’argent. Carthage 1986
      - 1993 - C’était la guerre. Antenne 2 (France)/ENTV/Télécinex. FIPA d’or Cannes. Sources : Images et visages du cinéma algérien. Ministère de la Culture et du Tourisme/ONCIC. Alger 1984.

      Boukhalfa Amazit
      The truth is incontrovertible, malice may attack it, ignorance may deride it, but in the end; there it is.” Winston Churchill

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