Entretien réalisé par Tassadit Yacine Rencontré lors d’un colloque organisé à Djerba en décembre 1998, M. Khelifa Chater, professeur d’histoire à l’université Tunis 1 et auteur de nombreux ouvrages, répond à quelques-unes de ses interrogations.
Tassadit Yacine - On remarque chez les historiens tunisiens, en particulier les arabisants, une tendance à occulter le passé berbère de la Tunisie. À les entendre la Tunisie n’a d’autre identité que son arabité. C’est comme si, avant l’arrivée des conquérants arabes, le pays était entièrement vierge. Il y a chez ces historiens comme une confusion entre la langue, la culture et les origines. On sait bien que l’arabisation est un phénomène irréversible qui va de pair avec l’islamisation du Maghreb, mais pourquoi refuser d’admettre l’existence d’une minorité ibadhite spécifiquement berbère dans l’île de Djerba par exemple ? Ce qui d’ailleurs est attesté par l’intervention, lors de ce colloque, de quelques Djerbiens bien décidés à affirmer leur identité amazighe...
Khelifa Chater - Il y avait effectivement dans le passé une certaine tendance chez des intellectuels à faire démarrer l’histoire à la conquête islamique. Vous n’ignorez pas que dans la culture arabo-islamique, tout ce qui a précédé la Révélation coranique est baptisé djahiliyya, ce qui littéralement signifie l’ère de l’ignorance. Comme si la simple antériorité à ce qui est apparu comme l’illumination de l’humanité suffisait à disqualifier cette période historique, à la tenir pour nulle en quelque sorte. Cette tendance a été renforcée chez nous pendant l’ère du protectorat français, du fait qu’il fallait réagir à la falsification de l’histoire par le colonialisme qui a poussé l’outrance jusqu’à enseigner dans les colonies comme dans la métropole, que " nos ancêtres étaient des Gaulois ". Le nationalisme et le combat pour l’indépendance ont poussé les intellectuels tunisiens à rectifier cette vision quelque peu simpliste. Si bien qu’après l’indépendance l’enseignement de l’histoire appréhende le passé de notre pays dans une perspective plus globale. Cet enseignement démarre comme il se doit avec la préhistoire, puis vient l’Antiquité avec les civilisations berbère, phénicienne, carthaginoise, romaine, l’arrivée des Vandales, le Moyen Âge, la période moderne et contemporaine. Si bien qu’aujourd’hui les différents éléments du puzzle historique se sont pour ainsi dire reconstitués, sans qu’on puisse le réduire au couple arabophone-berbérophone, puisque la Tunisie étant un pays de plaines, ouvert sur la mer et aussi sur l’Afrique sub-saharienne, elle s’est imprégnée d’influences venues des quatre points cardinaux. Concernant précisément le Sahara, n’oublions pas que dans le passé c’était un lieu où les réseaux caravaniers maghrébins et africains étaient profondément imbriqués, ce qui a déterminé notre part d’identité africaine. Cela nous amène à constater que l’Afrique du Nord, contrairement à d’autres régions, a connu deux périodes de grandeur dans le passé : l’Antiquité et le Moyen Âge. La première avec les civilisations carthaginoise, grecque, romaine... et la seconde avec la civilisation arabo-musulmane. Il n’y a pas eu de déclin au cours de ces deux périodes. Quant au couple Arabes/Berbères, je pense qu’il est préférable de parler plutôt d’arabophones et de berbérophones. Car nous sommes à la fois des berbères arabisés et des arabes berbérisés. Il y a eu tant de mélanges qu’il est impossible de parler d’ethnies spécifiquement arabes ou berbères.
T. Y. - Concrètement comment se sont opérés ces mélanges ?
K. C. - Il faut préciser que les premiers conquérants arabes, venus au viie siècle étaient très peu nombreux et que forcément se sont joints à eux des éléments autochtones pour pousser la conquête jusqu’en Espagne et en Afrique sub ?saharienne. Les conquérants arabes ont donc constitué des armées dont l’essentiel était d’origine berbère. L’islam étant devenu la religion officielle, tous ceux qui se sont déclarés musulmans ont été intégrés dans les armées conquérantes. Mais cela ne veut pas dire que l’islamisation et à plus forte raison l’arabisation ont été complètes. Il demeurait encore en Afrique du Nord des populations chrétiennes, juives ou païiennes. Ce n’est qu’à partir du xI siècle et jusqu’au xve que des tribus arabes venues en grand nombre du Proche-Orient, ont progressivement arabisé et islamisé la région en profondeur. Car si les premiers conquérants se sont intéressés principalement aux populations des villes pour des raisons politiques évidentes, les tribus bédouines venues par la suite se sont implantées dans l’environnement qui leur était le plus naturel, c’est-à-dire les campagnes, là où se trouvait l’immense majorité des habitants. C’est là qu’il y a eu le plus de mélanges et que s’est véritablement créée l’identité nord-africaine, ce qui explique qu’en Tunisie par exemple le parler berbère n’a été conservé que dans l’île de Djerba et dans quelques régions montagneuses.
T Y - Dans ce cas, parler d’arabisme ou d’arabité a-t-il encore un sens ?
K. C. - En réalité l’arabité n’est pas un fait ethnique. Pour vous donner un exemple, nous avons retrouvé un document datant du XVIIe siècle dont l’auteur, un Andalou fraîchement débarqué à Tunis, raconte qu’ayant besoin de connaître le contenu d’une lettre écrite en arabe et se trouvant à proximité de la grande mosquée de la Zitouna à Tunis, il n’a trouvé personne sachant lire cette langue pour la lui déchiffrer. Ceci va à l’encontre de l’opinion commune selon laquelle les Andalous étaient arabisés. En réalité nombreux étaient les Andalous qui étaient devenus chrétiens et qui ignoraient la langue de leurs ancêtres. Ce n’est que lorsqu’ils furent de retour en Afrique du Nord qu’ils réapprirent et l’islam et l’arabe. Pour revenir au témoignage de cet Andalou, n’oublions pas qu’au XVIIe siècle, à Tunis ainsi que dans d’autres cités du Maghreb, il y avait un afflux important de Turcs " par profession " pour ainsi dire, c’est-à-dire des gens qui étaient liés de près ou de loin à la Course maritime en Méditerranée. Ces gens pouvaient être grecs, albanais, macédoniens, andalous... Ils ne parlaient donc pas l’arabe. L’Afrique du Nord était un creuset de peuples dont la synthèse a produit l’identité maghrébine. Cette identité résulte de l’accumulation d’un patrimoine d’une extrême richesse.
T.Y - Comment expliquez-vous dans ce cas que les États du Maghreb continuent à occulter le caractère original et spécifique de leur patrimoine pour n’en retenir que l’élément arabe, comme si entre un pays du Maghreb et l’Arabie il n’y avait pas de différence ? En Tunisie par exemple l’histoire montre que plusieurs dynasties berbères ont été à l’origine de grandes civilisations. C’est le cas des Zirides, des Fatimides... Pourtant qu’est-ce qui est fait pour mettre en valeur le génie proprement maghrébin qui a donné naissance à ces civilisations ? Pourquoi un Tunisien ou un Algérien continuent-ils à se proclamer arabes au même titre qu’un habitant de la péninsule Arabique ?
Tassadit Yacine - On remarque chez les historiens tunisiens, en particulier les arabisants, une tendance à occulter le passé berbère de la Tunisie. À les entendre la Tunisie n’a d’autre identité que son arabité. C’est comme si, avant l’arrivée des conquérants arabes, le pays était entièrement vierge. Il y a chez ces historiens comme une confusion entre la langue, la culture et les origines. On sait bien que l’arabisation est un phénomène irréversible qui va de pair avec l’islamisation du Maghreb, mais pourquoi refuser d’admettre l’existence d’une minorité ibadhite spécifiquement berbère dans l’île de Djerba par exemple ? Ce qui d’ailleurs est attesté par l’intervention, lors de ce colloque, de quelques Djerbiens bien décidés à affirmer leur identité amazighe...
Khelifa Chater - Il y avait effectivement dans le passé une certaine tendance chez des intellectuels à faire démarrer l’histoire à la conquête islamique. Vous n’ignorez pas que dans la culture arabo-islamique, tout ce qui a précédé la Révélation coranique est baptisé djahiliyya, ce qui littéralement signifie l’ère de l’ignorance. Comme si la simple antériorité à ce qui est apparu comme l’illumination de l’humanité suffisait à disqualifier cette période historique, à la tenir pour nulle en quelque sorte. Cette tendance a été renforcée chez nous pendant l’ère du protectorat français, du fait qu’il fallait réagir à la falsification de l’histoire par le colonialisme qui a poussé l’outrance jusqu’à enseigner dans les colonies comme dans la métropole, que " nos ancêtres étaient des Gaulois ". Le nationalisme et le combat pour l’indépendance ont poussé les intellectuels tunisiens à rectifier cette vision quelque peu simpliste. Si bien qu’après l’indépendance l’enseignement de l’histoire appréhende le passé de notre pays dans une perspective plus globale. Cet enseignement démarre comme il se doit avec la préhistoire, puis vient l’Antiquité avec les civilisations berbère, phénicienne, carthaginoise, romaine, l’arrivée des Vandales, le Moyen Âge, la période moderne et contemporaine. Si bien qu’aujourd’hui les différents éléments du puzzle historique se sont pour ainsi dire reconstitués, sans qu’on puisse le réduire au couple arabophone-berbérophone, puisque la Tunisie étant un pays de plaines, ouvert sur la mer et aussi sur l’Afrique sub-saharienne, elle s’est imprégnée d’influences venues des quatre points cardinaux. Concernant précisément le Sahara, n’oublions pas que dans le passé c’était un lieu où les réseaux caravaniers maghrébins et africains étaient profondément imbriqués, ce qui a déterminé notre part d’identité africaine. Cela nous amène à constater que l’Afrique du Nord, contrairement à d’autres régions, a connu deux périodes de grandeur dans le passé : l’Antiquité et le Moyen Âge. La première avec les civilisations carthaginoise, grecque, romaine... et la seconde avec la civilisation arabo-musulmane. Il n’y a pas eu de déclin au cours de ces deux périodes. Quant au couple Arabes/Berbères, je pense qu’il est préférable de parler plutôt d’arabophones et de berbérophones. Car nous sommes à la fois des berbères arabisés et des arabes berbérisés. Il y a eu tant de mélanges qu’il est impossible de parler d’ethnies spécifiquement arabes ou berbères.
T. Y. - Concrètement comment se sont opérés ces mélanges ?
K. C. - Il faut préciser que les premiers conquérants arabes, venus au viie siècle étaient très peu nombreux et que forcément se sont joints à eux des éléments autochtones pour pousser la conquête jusqu’en Espagne et en Afrique sub ?saharienne. Les conquérants arabes ont donc constitué des armées dont l’essentiel était d’origine berbère. L’islam étant devenu la religion officielle, tous ceux qui se sont déclarés musulmans ont été intégrés dans les armées conquérantes. Mais cela ne veut pas dire que l’islamisation et à plus forte raison l’arabisation ont été complètes. Il demeurait encore en Afrique du Nord des populations chrétiennes, juives ou païiennes. Ce n’est qu’à partir du xI siècle et jusqu’au xve que des tribus arabes venues en grand nombre du Proche-Orient, ont progressivement arabisé et islamisé la région en profondeur. Car si les premiers conquérants se sont intéressés principalement aux populations des villes pour des raisons politiques évidentes, les tribus bédouines venues par la suite se sont implantées dans l’environnement qui leur était le plus naturel, c’est-à-dire les campagnes, là où se trouvait l’immense majorité des habitants. C’est là qu’il y a eu le plus de mélanges et que s’est véritablement créée l’identité nord-africaine, ce qui explique qu’en Tunisie par exemple le parler berbère n’a été conservé que dans l’île de Djerba et dans quelques régions montagneuses.
T Y - Dans ce cas, parler d’arabisme ou d’arabité a-t-il encore un sens ?
K. C. - En réalité l’arabité n’est pas un fait ethnique. Pour vous donner un exemple, nous avons retrouvé un document datant du XVIIe siècle dont l’auteur, un Andalou fraîchement débarqué à Tunis, raconte qu’ayant besoin de connaître le contenu d’une lettre écrite en arabe et se trouvant à proximité de la grande mosquée de la Zitouna à Tunis, il n’a trouvé personne sachant lire cette langue pour la lui déchiffrer. Ceci va à l’encontre de l’opinion commune selon laquelle les Andalous étaient arabisés. En réalité nombreux étaient les Andalous qui étaient devenus chrétiens et qui ignoraient la langue de leurs ancêtres. Ce n’est que lorsqu’ils furent de retour en Afrique du Nord qu’ils réapprirent et l’islam et l’arabe. Pour revenir au témoignage de cet Andalou, n’oublions pas qu’au XVIIe siècle, à Tunis ainsi que dans d’autres cités du Maghreb, il y avait un afflux important de Turcs " par profession " pour ainsi dire, c’est-à-dire des gens qui étaient liés de près ou de loin à la Course maritime en Méditerranée. Ces gens pouvaient être grecs, albanais, macédoniens, andalous... Ils ne parlaient donc pas l’arabe. L’Afrique du Nord était un creuset de peuples dont la synthèse a produit l’identité maghrébine. Cette identité résulte de l’accumulation d’un patrimoine d’une extrême richesse.
T.Y - Comment expliquez-vous dans ce cas que les États du Maghreb continuent à occulter le caractère original et spécifique de leur patrimoine pour n’en retenir que l’élément arabe, comme si entre un pays du Maghreb et l’Arabie il n’y avait pas de différence ? En Tunisie par exemple l’histoire montre que plusieurs dynasties berbères ont été à l’origine de grandes civilisations. C’est le cas des Zirides, des Fatimides... Pourtant qu’est-ce qui est fait pour mettre en valeur le génie proprement maghrébin qui a donné naissance à ces civilisations ? Pourquoi un Tunisien ou un Algérien continuent-ils à se proclamer arabes au même titre qu’un habitant de la péninsule Arabique ?
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