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Les pensionnés du logis vert de Leila Aslaoui

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    Les pensionnés du logis vert de Leila Aslaoui - Première partie

    Majnoun”, — ainsi l’avaient surnommé certains de ses collaborateurs tandis qu’il était leur responsable — regarde les nombreux platanes qui longent l’allée ombragée menant vers la porte d’entrée de la maison de retraite. Il semble furieux.

    — As-tu remarqué toute cette verdure ? dit-il à sa femme. Heureuse de se débarrasser enfin de quarante ans de tyrannie conjugale, de soumission, d’obéissance absolue et soulagée de le laisser dans cette pension, l’épouse jure en son for intérieur, que pour la première fois, elle ne céderait pas à ses caprices.

    — J’ai vu, répond-elle, ce jardin est fort bien entretenu d’où sa beauté.

    — Comment oses-tu dire cela ? N’était-il donc pas suffisant d’appeler ces lieux “Le logis vert” ? Fallait-il encore nous imposer ce tapis de verdure ? Pour quelles raisons ne leur as-tu pas dit que je n’aimais pas la couleur verte. Je hais le vert, je suis allergique au vert et tu le sais fort bien mais tu l’as fait volontairement. Il hurle. Elle ne répond pas. Surtout pas le contrarier, il serait capable de changer d’avis.

    — De toutes les façons, lorsque je me familiariserai avec les lieux, j’ordonnerai l’arrachage de tous les arbres et notamment les platanes.

    — Pourquoi les platanes ?

    — Parce qu’ils sont grands, et je n’aime pas cela. Je n’aime pas la couleur verte. J’ai des crises de tétanie, de folie, lorsque mes yeux rencontrent le vert.

    — Sois raisonnable, lui dit-elle doucement. Ici tu seras en compagnie d’autres pensionnés. L’endroit est confortable puisque tu auras toutes les commodités. Tu oublies ta phobie du vert et le passé. Profite de ta présence ici pour te reposer l’esprit et le corps. Oublie donc, tes rancœurs, ton amertume. Il y a des vieux qui rêveraient d’être ici. Toi, tu as cette chance. L’Etat s’occupe enfin des anciens responsables. Cette pension est pour vous et seulement pour vous. Profite donc de ta vieillesse et de ta retraite.

    — Mais enfin, ne comprends- tu donc pas que mon aversion au vert est viscérale ? Ne comprends-tu donc pas que cette couleur est source de mes échecs professionnels ? Moi je réussis absolument tout ce que j’entreprends, parce que j’incarne la victoire, le succès, la chance. Mais si j’ai échoué, c’est à cause de cette couleur. C’est entièrement de sa faute. Elle a tellement entendu cette rengaine qu’elle ne juge plus nécessaire de répondre.

    — Profite donc de ta présence ici pour écrire tes mémoires, cela te fera beaucoup de bien.

    — Mes mémoires ? Et puis quoi encore ? Serai-je donc hors course ? On peut encore faire appel à moi, on doit me solliciter car je serai le sauveur de mon pays, à condition qu’on éloigne de ma vue la couleur verte.

    — On ne l’a pas surnommé “Majnoun” (le fou) pour rien, se dit-elle. La porte d’entrée s’ouvre. Une dame élégante entre deux âges vient à leur rencontre. Elle est souriante. Tandis qu’elle s’apprête à leur faire visiter les lieux, il l’interpelle : “Pourquoi n’avez-vous jamais pensé à enlever tous ces platanes et cette verdure inutiles ?”

    — Pour mettre du béton à la place ? Et d’ailleurs, en quoi vous gênent-ils “mes” platanes ?

    — Je hais la couleur verte

    — C’est votre droit monsieur, mais ici voyez-vous, le personnel comme les pensionnés ont contrairement à vous, une profonde affection pour le jardin et ses platanes. Des arbres qui vous protégeront du soleil, des intempéries et il n’est pas question de les arracher. Nous, nous les aimons.

    — Il la regarde et ses yeux disent sa colère, peut-être a-t-il même envie de la gifler... Il se maîtrise. Sa femme tremble à l’idée qu’il puisse repartir à la maison. Elle l’entend dire :
    — Puisque c’est ainsi, je ne sortirai pas dans le jardin.

    — Comme vous voulez monsieur, répond la directrice de la pension. Des mois passent, des années s’écoulent, majnoun ne quitte pas sa chambre, il n’a pas de compagnons, il noircit des feuilles et des feuilles qu’il ne publiera jamais. Lorsque son épouse lui rend visite, les nouvelles sur sa santé sont toujours les mêmes : il se réveille toutes les nuits secoué par un affreux cauchemar et hurle : “Vert... vert... le vert me poursuit... Le vert veut ma peau... Au secours le vert...


    Par Leila Aslaoui, le Soir

    Nouvelle inspirée par le billet de Hakim Laâlam du 5 août 2007 : “En Algérie, on ne protège pas assez les vieux.”
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