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"Le dernier été de la raison" - Tahar Djaout

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  • "Le dernier été de la raison" - Tahar Djaout

    Un petit extrait...

    Il faut venir de nulle part

    Quelques instantanés et quelques attitudes volés au temps inexorable, quelques images soustraites à la roue qui ne connaît pas le répit et qui écrase et défigure en passant et repassant. Boualem Yekker regarde les photos, les traces laissées par les absents. Ce sont ces images arrêtées qui l’empêchent d’être un homme sans mémoire. Cela lui permet de résister à
    ce que l’on veut faire de lui : une épave ; une souche d’arbre, racines et sève coupées.
    L’ordre nouveau voudrait élaguer l’humanité mais aussi chaque être en particulier. Expurger, amputer, purifier. Ne laisser de la mémoire que ce qui célèbre la Révélation, ne laisser du savoir que ce qui ne pose pas de question, ne laisser de l’homme que la part soumise à Dieu - un Dieu dont les maîtres nouveaux ont soigneusement tracé les contours : Il ne connaît ni
    l'amour ni le pardon, ni la compassion ni la tolérance. C’est le Dieu de la vengeance et du châtiment.
    L’arrière-pays de la mémoire, avec ses chants rebelles, ses sources vives, ses dieux débonnaires, ses arbres tutélaires, ses étendues âpres ou fertiles, ses hommes faits d’amour et de conflits - l’arrière-pays est effacé, il s’est engouffré dans la béante de la foi dévoratrice.
    Pour être membre du troupeau des croyants soumis, du troupeau d’esclaves enchaînés par la Parole de Vérité et qui ne possède même pas dans sa mémoire un ancien rêve de liberté, il faut ne venir de nulle part. II faut être une simple greffe qui peut à tout moment être tranchée. Car la hache de la foi ne transige pas, ne tremble ni n’hésite un instant. Ce que cette hache
    voudrait d’abord couper, c’est le chemin qui mène à l’enfant, le cordon ombilical qui sert de fil d’Ariane. Le petit Boualem bourré de rêves, de désirs sans frein et d’horizons sans limites doit disparaître pour faire place à l’homme bridé par le mors de la piété, entravé par le boulet de la Vérité révélée.
    Homme chassé de ses territoires antérieurs, des terres giboyeuses où gambadaient des bêtes imprévisibles. Homme à la racine tranchée, sans enfance et sans paradis à rechercher : il n’y a plus d’éden derrière, il n’y a qu’un paradis devant, promis à ceux qui redoublent de prières, de zèle et de sacrifices dans la voie du Tout-Puissant. Boualem est sommé de renoncer à ses trésors cachés, de se départir de ses secrets et de ses blessures, de ses joies exubérantes et de ses larmes. Il doit tout abdiquer : les demeures habitées ; les départs qui serrent le coeur; les aubes de brouillard où le chemin vers l’école ressemble à une aventure ; les randonnées dans
    les champs à la recherche des fruits sauvages et des nids d’oiseaux ; la mer haletante que le soleil déclinant incendie ; les paysages déshabillés et meurtris par l’hiver; les livres lus, la gorge serrée, la poitrine gonflée ou le coeur palpitant; les musiques qui vous enveloppent, vous remplissent la tête de ramages et vous propulsent vers les astres.
    Il faut, pour accéder à la voie de Dieu, devenir orphelin de tout cela. Se boucher les oreilles, domestiquer ses yeux, brider les élans de son coeur, déchirer ses livres trop hardis, casser tout ce qui vibre et qui chante. Il faut devenir orphelin, déchu de toute appartenance.
    Se débarrasser du père charnel. Il faut se séparer de la mère, non seulement de sa chair mais aussi du souvenir de sa tendresse. Boualem n’a pas pensé depuis bien longtemps à ses parents. Le souvenir qu’il garde d’eux est des plus désagréables, et il n’éprouve nullement le besoin de l’exhumer et de le raviver. Il a jeté tout ce qui se rapporte à ses parents dans un puits d’oubli
    où il a aussi précipité son enfance peu réjouissante et les lieux qui l’ont abritée - le tout en un ballot bien ficelé et lesté d’une pierre afin qu’il ne surnage plus jamais. Il a souvent été horrifié à l’idée que ses enfants agiront peut-être de la même façon à son endroit, enfouissant sa mémoire dans quelque lieu sombre et répugnant qu’on n’aurait même pas envie d’approcher. Le père mourut le premier, à un âge qui dépasse à peine l’âge actuel de
    Boualem. Ombre à la fois furtive et pesante qui a laissé si peu de traces sur le fils - juste quelques zébrures dans la mémoire, pareilles à des plaies cicatrisées. Homme rogue et taciturne. Langage réduit au minimum. Une avarice d’usurier : « Tu n’entends pas ce qu’on te dit ? », « Tu n’es pas encore prêt ? », « La nourriture n’est pas à ton goût ? ». Il ne vous
    regardait même pas en vous parlant. Pourquoi s’était-il brouillé avec les mots ? Il devait parler en son dedans une langue tellement âpre qu’elle aurait déchiré la gorge en sortant. La mère, menue et acariâtre, était plus imposante ; elle était envahissante jusqu’à la submersion et
    l’écrasement. Elle concevait tous ses rapports avec autrui en termes de domination. Boualem avait souvent pensé qu’elle avait fait des enfants sans le moindre amour uniquement pour avoir à sa disposition des êtres prêts à la servir. A la fin de ses jours, elle était devenue insupportable, et Boualem avait hâte de la voir débarrasser le plancher d’une maison qu’elle
    avait rendue invivable. Boualem se demande si ses enfants n’ont pas aujourd’hui à son adresse des sentiments encore plus hostiles - sans doute beaucoup de mépris en sus de la haine proprement dite.
    Il regarde les photos. Les prises de vue possèdent une valeur particulière, car il n’en aura peut-être jamais d’autres représentant ces personnes. Êtres sans doute à jamais disparus, mais pas emportés par ces maladies de la pauvreté et de la vieillesse à l’image du père et de la mère; ils ont sombré en pleine jeunesse, sans avoir eu le temps de devenir pesants, indésirables ou
    défigurés par les infirmités. Quelque part, au fond de lui, il sait que ces visages ne seront plus jamais retrouvés ; il a maintenant acquis assez de courage pour ne pas refuser la réalité.
    Il regarde les portraits. Déjà sépares. Chacun enferme dans son cadre. Aucune photo d’ensemble où l’on verrait une famille heureuse d’être réunie. En dehors de ces photos, il ne restera bientôt dans la mémoire de Boualem que quelques épisodes dont il ne saura même pas s’ils constituent des rêves ou des souvenirs.
    Le portrait qui le touche le plus est celui de Kenza à l’âge de quatre ou cinq ans (il a la flemme de se lever pour vérifier, car chaque portrait comporte une date). Un être indépendant et fragile, une petite femme à la fois décidée et désarmée, avec un regard étrangement dur comme s’il était déterminé à affronter sans ciller les incongruités du monde. Les lèvres charnues sont serrées, mais on se demande si ce n’est pas pour réprimer un rire trop insistant.
    Visage d’enfant - déjà indéchiffrable. Visage hésitant entre la moue et le rire, entre l’espièglerie et la gravité. Petit corps avançant dans la vie, se tenant sur ses gardes, commençant déjà à interroger le monde, à l’observer, le jauger, le braver et l’ausculter pour en déceler les pièges et les grandes plages de bonheur. Tout le sens, tout le poids, toute l’allégresse et toute la douleur du monde tiennent dans ce visage qui devrait être insouciant
    mais qui déjà se tient en éveil comme une petite bête traquée.
    Boualem sait qu’il doit renoncer à ces visages. C’est peut-être l’unique manière de libérer son chagrin, de le laisser s’en aller, se dissoudre afin que lui-même retrouve un sens à ce qui l’environne, à ce qui continue à I’accompagner, à ce qui lui reste à vivre.
    Il aurait voulu dormir - sombrer dans un sommeil profond, comme celui, ultime, dont on n’émerge pas. Cela fait si longtemps qu’il passe des nuits pénibles, la conscience en état d’alerte, refusant d’être distraite par un moment de repos. Il se retrouve parfois dans une sorte d’antichambre du
    sursis, hésite entre le seuil de l’anéantissement et celui de la veille douloureuse ; mais c’est presque toujours dans la seconde chambre qu’il s’engage.
    Il n'ose plus dormir dans le lit où il dormait avec sa femme. Il avait opté pour la canapé du salon, mais comme l'endroit manque de confort, il a installé un matelas à une place. Il campe là, en attendant de partir vers une contrée et vers un temps plus hospitaliers.
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