Le roi, les islamistes et le Sahara
MAROC - par FRANÇOIS SOUDAN, ENVOYÉ SPÉCIAL - Jeune Afrique
Tandis que Mohammed VI fait du social, cheikh Yassine teste la résistance des autorités à un an des législatives, et les provinces du Sud - presque - unanimes savourent leur nouveau statut d'autonomie.
Soleil voilé et lumière humide : journée ordinaire, à Rabat, en cette fin du mois de juin. Les touristes arrivent par petits groupes, en attendant la noria des charters de juillet. Peu de choses à lire dans la presse, si ce n’est cette étrange polémique, à longueur de colonnes, entre « makhzéniens » et « nihilistes », journalistes proches du pouvoir et critiques pavloviens du régime. La controverse envahit et contamine tout, de l’élection du patron des patrons à l’inauguration d’un musée à la gloire d’un maréchal défunt, ancien « moro » de l’armée franquiste, en passant par le contenu des programmes de télévision.
Surtout, ne pas s’y arrêter, au risque de suffoquer d’ennui !
Pourtant, sous les eaux dormantes de ce début d’été émollient, s’agitent bien des courants : islamistes, Sahara, diplômés chômeurs, morchidate (prédicatrices), perspectives électorales... La rentrée de septembre, assure-t-on, sera brûlante, avec, en ligne de mire, les législatives de 2007. Dans ce pays où l’on n’aime rien tant que jouer à se faire peur, tout change donc pour que rien ne bouge, à moins que ce ne soit l’inverse. Ainsi va le Maroc.
M6 : « Morocco first »
Pendant ce temps-là, que fait le roi ? Du social, son activité favorite. Ce 22 juin, à Rabat, Mohammed VI préside le conseil d’administration de la Fondation Mohammed V pour la solidarité. Une grosse machine caritative dotée d’un budget de 300 millions de dirhams (27,16 millions d’euros) dont toutes les actions profitent aux plus démunis.
Pendant des heures, le roi discute crayons, cartables, centres de soins, handicapés, accès à l’eau potable, foyers pour jeunes filles rurales, restos du cœur et opérations à prévoir pendant le mois de ramadan, qui commence fin septembre. « Il épluche tous les dossiers et pose des questions sur tout », raconte l’un des participants.
Pour le fils de Hassan II, rien ne compte davantage que de réduire l’énorme fracture sociale qui lézarde la « maison Maroc », une obsession, un quasi-plein temps qui laisse peu de place à la politique, qu’elle soit politicienne ou extérieure. Là où son père s’efforçait, avec des résultats d’ailleurs très inégaux, de faire exister le Maroc sur la scène internationale - en particulier au Proche-Orient -, lui se replie sur le royaume, son petit peuple et ses grandes inégalités. « Chaque fois ou presque qu’apparaît un conflit entre l’État et les gens, et qu’il doit le trancher, le roi tranche en faveur des gens. En ce sens, il est beaucoup plus le petit-fils de Mohammed V que le fils de Hassan II », explique l’un de ses proches collaborateurs.
Certes, le politique n’est jamais loin, et ce populisme royal, cette impression d’être en campagne électorale permanente que donne un homme a priori au-dessus de toute contingence élective peuvent être interprétés comme un moyen de tirer le tapis sous les pieds des islamistes. N’y voir que ce simple calcul serait pourtant une erreur. Le social et l’humanitaire sont les deux passions d’un roi persuadé que ce qui menace le plus l’avenir du royaume c’est, justement, son déficit béant en la matière. Et puis, le peuple, le contact, les mains que l’on touche, M6 aime.
« Il ne se passe pas de jour sans que je m’arrache les cheveux, confie un responsable de sa sécurité. Sans prévenir, Sa Majesté se met au volant d’un véhicule, en général décapotable, et, suivi d’une voiture avec trois gardes du corps, se perd dans les quartiers populaires de Casa ou d’ailleurs. » Pas de motards ni de gyrophares. M6 s’arrête aux feux rouges, descend, salue, prend le thé dans une gargote, puis repart.
Régulièrement, lorsqu’il est en voyage, le roi éprouve ainsi le brusque besoin de rompre avec le programme officiel et de balayer le protocole pour aller à la rencontre des « vrais gens ». À Rio de Janeiro, à Alger, à Dakar, à Libreville, à Niamey, à New York, à Brazzaville, des passants médusés l’ont croisé, à toute heure du jour ou de la nuit, en des lieux improbables. Dans la capitale congolaise, le propriétaire de l’hôtel Olympic se souvient encore l’avoir vu débouler, un soir, pour lui emprunter sa voiture. Suivi par une cohorte affolée de gardes du corps locaux et marocains qu’il s’est amusé à semer, Mohammed VI s’est ensuite perdu dans Poto Poto et Makelekele, obligé de demander son chemin à des quidams, dont certains étaient peut-être des malfrats en goguette !
Des histoires comme celle-là, Fouad Ali El Himma, ministre délégué à l’Intérieur et sans doute le plus proche collaborateur du monarque, en a par dizaines. Mais il en est une, récente et significative de la popularité intacte dont jouit Mohammed VI sept ans après son accession au trône, que son condisciple du Collège royal aime à raconter.
C’était il y a quelques mois, du côté d’Ifrane. Avec quelques amis, M6 marche dans la forêt sur un sentier de randonnée. On croise des promeneurs en ballade, on s’arrête, on discute un peu, puis on se sépare. Soudain, une jeune fille fait demi-tour et revient en courant vers le roi. « Majesté, je n’ai rien à vous demander pour moi, dit-elle, un peu essoufflée, mais ma ville de Taza se meurt. Alors, s’il vous plaît, venez nous rendre visite et tout va changer. » Quand on lui rapporte certaines remarques à propos de son manque de visibilité sur la scène internationale, Mohammed VI répond invariablement : « Ma maison d’abord. » « Morocco first », en quelque sorte. Et Taza avant Gaza…
Islamistes : en attendant le grand soir
Si Mohammed VI aura 43 ans en août, et donc, si Dieu le veut, toute une vie de règne devant lui, cheikh Abdessalam Yassine, lui, n’a plus de temps à perdre. Le guide du mouvement islamiste Justice et bienfaisance a 80 ans et des soucis pulmonaires. Entre son existence d’ascète et l’univers des « M6 boys » - jeans, tee-shirts, musique new age et Internet à gogo -, il y a tout un monde, deux conceptions du Maroc qui se frottent, se heurtent, dialoguent parfois, mais ne se rencontrent pas.
Après avoir prophétisé que 2006 serait l’année du soulèvement, le cheikh a remisé au placard son rêve de scénario à l’iranienne, avec dix millions de fidèles dans les rues, au profit d’une méthode de testing bien plus réaliste. Afin de peser sur les législatives de 2007, d’accroître son audience et de provoquer le pouvoir, Justice et bienfaisance a lancé, fin mai, une opération Portes ouvertes à travers tout le Maroc. En l’occurrence, il s’agit de multiplier les réunions aux domiciles de cadres de l’association, au cours desquelles on explique, devant un parterre de militants et de recrues potentielles (cela va de la vingtaine à la centaine de participants), les objectifs d’Al Adl Wal Ihsane. Cet activisme, joint à la publication d’un sondage pour le moins spécieux accordant 47 % des voix aux islamistes modérés du Parti de la justice et du développement (PJD) lors des prochaines législatives (l’estimation de 20 % semble beaucoup plus proche de la réalité), a fait souffler un vent de panique dans les salons bourgeois.
MAROC - par FRANÇOIS SOUDAN, ENVOYÉ SPÉCIAL - Jeune Afrique
Tandis que Mohammed VI fait du social, cheikh Yassine teste la résistance des autorités à un an des législatives, et les provinces du Sud - presque - unanimes savourent leur nouveau statut d'autonomie.
Soleil voilé et lumière humide : journée ordinaire, à Rabat, en cette fin du mois de juin. Les touristes arrivent par petits groupes, en attendant la noria des charters de juillet. Peu de choses à lire dans la presse, si ce n’est cette étrange polémique, à longueur de colonnes, entre « makhzéniens » et « nihilistes », journalistes proches du pouvoir et critiques pavloviens du régime. La controverse envahit et contamine tout, de l’élection du patron des patrons à l’inauguration d’un musée à la gloire d’un maréchal défunt, ancien « moro » de l’armée franquiste, en passant par le contenu des programmes de télévision.
Surtout, ne pas s’y arrêter, au risque de suffoquer d’ennui !
Pourtant, sous les eaux dormantes de ce début d’été émollient, s’agitent bien des courants : islamistes, Sahara, diplômés chômeurs, morchidate (prédicatrices), perspectives électorales... La rentrée de septembre, assure-t-on, sera brûlante, avec, en ligne de mire, les législatives de 2007. Dans ce pays où l’on n’aime rien tant que jouer à se faire peur, tout change donc pour que rien ne bouge, à moins que ce ne soit l’inverse. Ainsi va le Maroc.
M6 : « Morocco first »
Pendant ce temps-là, que fait le roi ? Du social, son activité favorite. Ce 22 juin, à Rabat, Mohammed VI préside le conseil d’administration de la Fondation Mohammed V pour la solidarité. Une grosse machine caritative dotée d’un budget de 300 millions de dirhams (27,16 millions d’euros) dont toutes les actions profitent aux plus démunis.
Pendant des heures, le roi discute crayons, cartables, centres de soins, handicapés, accès à l’eau potable, foyers pour jeunes filles rurales, restos du cœur et opérations à prévoir pendant le mois de ramadan, qui commence fin septembre. « Il épluche tous les dossiers et pose des questions sur tout », raconte l’un des participants.
Pour le fils de Hassan II, rien ne compte davantage que de réduire l’énorme fracture sociale qui lézarde la « maison Maroc », une obsession, un quasi-plein temps qui laisse peu de place à la politique, qu’elle soit politicienne ou extérieure. Là où son père s’efforçait, avec des résultats d’ailleurs très inégaux, de faire exister le Maroc sur la scène internationale - en particulier au Proche-Orient -, lui se replie sur le royaume, son petit peuple et ses grandes inégalités. « Chaque fois ou presque qu’apparaît un conflit entre l’État et les gens, et qu’il doit le trancher, le roi tranche en faveur des gens. En ce sens, il est beaucoup plus le petit-fils de Mohammed V que le fils de Hassan II », explique l’un de ses proches collaborateurs.
Certes, le politique n’est jamais loin, et ce populisme royal, cette impression d’être en campagne électorale permanente que donne un homme a priori au-dessus de toute contingence élective peuvent être interprétés comme un moyen de tirer le tapis sous les pieds des islamistes. N’y voir que ce simple calcul serait pourtant une erreur. Le social et l’humanitaire sont les deux passions d’un roi persuadé que ce qui menace le plus l’avenir du royaume c’est, justement, son déficit béant en la matière. Et puis, le peuple, le contact, les mains que l’on touche, M6 aime.
« Il ne se passe pas de jour sans que je m’arrache les cheveux, confie un responsable de sa sécurité. Sans prévenir, Sa Majesté se met au volant d’un véhicule, en général décapotable, et, suivi d’une voiture avec trois gardes du corps, se perd dans les quartiers populaires de Casa ou d’ailleurs. » Pas de motards ni de gyrophares. M6 s’arrête aux feux rouges, descend, salue, prend le thé dans une gargote, puis repart.
Régulièrement, lorsqu’il est en voyage, le roi éprouve ainsi le brusque besoin de rompre avec le programme officiel et de balayer le protocole pour aller à la rencontre des « vrais gens ». À Rio de Janeiro, à Alger, à Dakar, à Libreville, à Niamey, à New York, à Brazzaville, des passants médusés l’ont croisé, à toute heure du jour ou de la nuit, en des lieux improbables. Dans la capitale congolaise, le propriétaire de l’hôtel Olympic se souvient encore l’avoir vu débouler, un soir, pour lui emprunter sa voiture. Suivi par une cohorte affolée de gardes du corps locaux et marocains qu’il s’est amusé à semer, Mohammed VI s’est ensuite perdu dans Poto Poto et Makelekele, obligé de demander son chemin à des quidams, dont certains étaient peut-être des malfrats en goguette !
Des histoires comme celle-là, Fouad Ali El Himma, ministre délégué à l’Intérieur et sans doute le plus proche collaborateur du monarque, en a par dizaines. Mais il en est une, récente et significative de la popularité intacte dont jouit Mohammed VI sept ans après son accession au trône, que son condisciple du Collège royal aime à raconter.
C’était il y a quelques mois, du côté d’Ifrane. Avec quelques amis, M6 marche dans la forêt sur un sentier de randonnée. On croise des promeneurs en ballade, on s’arrête, on discute un peu, puis on se sépare. Soudain, une jeune fille fait demi-tour et revient en courant vers le roi. « Majesté, je n’ai rien à vous demander pour moi, dit-elle, un peu essoufflée, mais ma ville de Taza se meurt. Alors, s’il vous plaît, venez nous rendre visite et tout va changer. » Quand on lui rapporte certaines remarques à propos de son manque de visibilité sur la scène internationale, Mohammed VI répond invariablement : « Ma maison d’abord. » « Morocco first », en quelque sorte. Et Taza avant Gaza…
Islamistes : en attendant le grand soir
Si Mohammed VI aura 43 ans en août, et donc, si Dieu le veut, toute une vie de règne devant lui, cheikh Abdessalam Yassine, lui, n’a plus de temps à perdre. Le guide du mouvement islamiste Justice et bienfaisance a 80 ans et des soucis pulmonaires. Entre son existence d’ascète et l’univers des « M6 boys » - jeans, tee-shirts, musique new age et Internet à gogo -, il y a tout un monde, deux conceptions du Maroc qui se frottent, se heurtent, dialoguent parfois, mais ne se rencontrent pas.
Après avoir prophétisé que 2006 serait l’année du soulèvement, le cheikh a remisé au placard son rêve de scénario à l’iranienne, avec dix millions de fidèles dans les rues, au profit d’une méthode de testing bien plus réaliste. Afin de peser sur les législatives de 2007, d’accroître son audience et de provoquer le pouvoir, Justice et bienfaisance a lancé, fin mai, une opération Portes ouvertes à travers tout le Maroc. En l’occurrence, il s’agit de multiplier les réunions aux domiciles de cadres de l’association, au cours desquelles on explique, devant un parterre de militants et de recrues potentielles (cela va de la vingtaine à la centaine de participants), les objectifs d’Al Adl Wal Ihsane. Cet activisme, joint à la publication d’un sondage pour le moins spécieux accordant 47 % des voix aux islamistes modérés du Parti de la justice et du développement (PJD) lors des prochaines législatives (l’estimation de 20 % semble beaucoup plus proche de la réalité), a fait souffler un vent de panique dans les salons bourgeois.
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