En poste depuis près de cinq ans - il a été nommé à la primature par Mohammed VI le 9 octobre 2002 -, Driss Jettou, le Premier ministre marocain, cultive la discrétion. Levé tous les jours aux aurores et ayant, de son propre aveu, renoncé il y a bien longtemps à toute distraction, il a le profil typique du grand commis d’État. Son rôle est souvent obscur, et il s’en accommode volontiers : c’est au roi que revient la primeur des effets d’annonce. Le chef du gouvernement est là pour exécuter. De lui, ses compatriotes savent au fond assez peu de chose, sinon « qu’il fait le boulot ». Ceux qui le connaissent, en revanche, ne tarissent pas d’éloges, et le considèrent comme le meilleur Premier ministre qu’ait jamais eu le royaume. Alors, qui est vraiment Driss Jettou ?
Nommé à la tête d’un « gouvernement d’action » aussi pléthorique qu’hétérogène, ce grand bourgeois pragmatique et consensuel a rempli et même dépassé tous les objectifs chiffrés qu’il s’était assignés lors de son discours-programme devant la Chambre des représentants, le 21 novembre 2002. Redressement et assainissement des entreprises publiques en difficulté, dont certaines, comme le Crédit industriel et hôtelier (CIH), étaient à deux doigts de la banqueroute, lancement des grands chantiers d’infrastructures, mise en œuvre des plans Azur (tourisme) et Émergence (délocalisations industrielles), construction de plusieurs centaines de kilomètres d’autoroutes, de voies ferrées, lutte contre l’habitat insalubre, programme d’électrification rurale, instauration de l’assurance maladie universelle… La liste des réalisations est impressionnante. Et la politique un métier bien ingrat. On peut le créditer, justement, d’avoir sorti le Maroc de son immobilisme. Pourtant, son action n’est certainement pas estimée à sa juste valeur, ni par les journalistes, qui préfèrent les postures (et les petites phrases) à l’aridité des bilans chiffrés, ni par une opinion impatiente et désabusée, dont les attentes, légitimes mais immenses, n’ont été que partiellement satisfaites.
Né en mai 1945 à El-Jadida, un port de pêche situé à 150 km au sud de Casablanca, Driss Jettou est le fils d’un petit commerçant austère, pieux et monarchiste. Il obtient son diplôme de physique-chimie en 1966 et commence sa carrière, dans le privé, à Bata-Maroc, filiale du célèbre fabricant de chaussures d’origine tchèque. Il parfait sa formation par un stage de deux ans à Londres, en management, au Cordwainers College, avant de rentrer au pays, pour quitter rapidement Bata et voler de ses propres ailes. Les Soussis ont le sens des affaires, et le jeune Driss ne déroge pas à la règle. Il commence dans le cuir et la chaussure, se diversifie dans le textile, devient entrepreneur, y compris en travaux publics. Il construit sa fortune totalement en dehors de l’État, en toute indépendance. En 1981, il est présenté au roi Hassan II. Il entre, sur la pointe des pieds, dans le sérail et finit par devenir ministre du Commerce, de l’Industrie et de l’Artisanat en novembre 1993, dans le « gouvernement des technocrates » de Karim Lamrani. Il y fait merveille (le poste lui allait comme un gant) et se construit une solide réputation de gestionnaire. Puis hérite des Finances, portefeuille qu’il cumule avec les trois précédents. Négocie habilement avec l’Union européenne, supervise les privatisations.
C’est en 1996 qu’il gagne ses galons d’homme politique, un peu à son corps défendant, en s’opposant au tout-puissant ministre de l’Intérieur, Driss Basri, qui avait lancé une vigoureuse campagne contre l’incivisme fiscal. Jettou, naturellement à l’écoute de la communauté des affaires, effrayée par les méthodes expéditives du ministre de l’Intérieur, intercède auprès du monarque pour qu’un terme soit mis aux excès. Le bras de fer, incertain, dure quelques mois, avant que le roi tranche finalement dans le sens du pragmatisme. Jettou a gagné, mais il a bien failli tout perdre.
Après l’alternance de 1998, et l’arrivée à la primature du socialiste Abderrahmane Youssoufi, il quitte le gouvernement et récupère la présidence du groupe Au Derby. Patron à la fibre sociale, il crée Al-Amana, première association spécialisée dans la distribution de microcrédit. Une expérience pionnière, qui va se révéler d’une utilité inestimable en 2005 pour la mise en œuvre de l’Initiative nationale de développement humain (INDH) destinée à lutter contre l’un des fléaux du Maroc moderne, l’exclusion sociale et la grande pauvreté.
À la mort de Hassan II, en juillet 1999, il devient conseiller du nouveau roi Mohammed VI, qu’il a connu prince héritier, et auquel, avec quelques autres, il a enseigné les arcanes de l’économie. Jettou, qui n’a jamais été un courtisan et s’est toujours tenu à bonne distance des coteries, jouit de la confiance royale. Il est nommé représentant de Siger, le holding financier de la famille alaouite, dans les différents conseils d’administration des nombreuses sociétés au sein desquelles elle possède des participations. Discret mais efficace, ses conseils sont écoutés.
Le 2 août 2001, nouvelle promotion : on lui confie les clés de l’Office chérifien des phosphates. Il n’a pas vraiment le temps de prendre la mesure de la tâche : le 19 septembre de la même année, on l’appelle à l’Intérieur, où rôde encore le fantôme de Driss Basri, limogé deux ans auparavant, remplacé par l’honnête mais peu charismatique Ahmed Midaoui. Pour la première fois depuis quatre décennies, un « civil » qui n’est pas issu de l’appareil sécuritaire se retrouve propulsé à ce poste particulièrement stratégique.
Il fallait un « homme neuf » pour organiser les premières législatives « propres et transparentes » de l’histoire du royaume. C’est chose faite le 27 septembre 2002 : le scrutin est un succès. La carte politique marocaine est plus éclatée que jamais. Les socialistes de l’Union socialiste des forces populaires (USFP) ont viré en tête. Mais leur avance sur leurs rivaux traditionnels, les conservateurs de l’Istiqlal, est faible. Les islamistes du Parti de la justice et du développement (PJD) réalisent une percée et s’imposent comme la troisième force d’un Parlement, où l’on retrouve aussi les centristes du Rassemblement national des indépendants (RNI) et les berbéristes du Mouvement populaire (MP), deux formations qui ont longtemps joué le rôle de « partis de l’administration », et les ex-communistes.
Le roi, qui dispose d’une entière liberté dans le choix de son Premier ministre, prend tout le monde de court en désignant Driss Jettou, un homme sans attaches partisanes connues. Le monde des affaires lui réserve logiquement un accueil très favorable. La presse ne lui est pas hostile. Les politiques sont plus circonspects. La pilule est particulièrement difficile à avaler pour Abderrahmane Youssoufi, qui espérait bien que la primature resterait dans le giron socialiste - après tout, son parti était arrivé en tête des suffrages - et qui dénonce une entorse à la « méthodologie démocratique ». Mais après un temps de réflexion, lui et ses camarades acceptent, « par patriotisme », le principe d’une participation socialiste au gouvernement.
Jettou consulte et négocie pendant des semaines. Son équipe est le fruit de savants compromis. Pour s’assurer une large majorité à la chambre, il fait entrer un maximum de partis au gouvernement, et contente leurs leaders en leur offrant des maroquins. Chacune des grandes formations obtient une représentation plus ou moins en rapport avec son poids. Parallèlement, le nouveau Premier ministre s’entoure d’une garde rapprochée : des ministres relativement jeunes, choisis pour leur profil (ils sont majoritairement issus des grandes écoles d’ingénieurs françaises ou de prestigieuses universités américaines) et leurs compétences supposées. Ils ont pour nom Adil Douiri (Tourisme), Karim Ghellab (Équipement et Transport), Salaheddine Mezouar (Industrie, Commerce, Mise à niveau de l’économie), Toufiq Hjira (ministre délégué chargé du Logement et de l’Urbanisme). La présence de deux femmes, Yasmina Baddou (secrétariat d’État au Développement social, à la Famille et à la Solidarité) et Nezha Chekrouni (ministre déléguée en charge des Marocains résidents à l’étranger), permet de donner une touche de charme à l’ensemble. Le message est clair : malgré la présence inévitable des éléphants, la volonté de changement est là, et la relève au pied du mur.
Nommé à la tête d’un « gouvernement d’action » aussi pléthorique qu’hétérogène, ce grand bourgeois pragmatique et consensuel a rempli et même dépassé tous les objectifs chiffrés qu’il s’était assignés lors de son discours-programme devant la Chambre des représentants, le 21 novembre 2002. Redressement et assainissement des entreprises publiques en difficulté, dont certaines, comme le Crédit industriel et hôtelier (CIH), étaient à deux doigts de la banqueroute, lancement des grands chantiers d’infrastructures, mise en œuvre des plans Azur (tourisme) et Émergence (délocalisations industrielles), construction de plusieurs centaines de kilomètres d’autoroutes, de voies ferrées, lutte contre l’habitat insalubre, programme d’électrification rurale, instauration de l’assurance maladie universelle… La liste des réalisations est impressionnante. Et la politique un métier bien ingrat. On peut le créditer, justement, d’avoir sorti le Maroc de son immobilisme. Pourtant, son action n’est certainement pas estimée à sa juste valeur, ni par les journalistes, qui préfèrent les postures (et les petites phrases) à l’aridité des bilans chiffrés, ni par une opinion impatiente et désabusée, dont les attentes, légitimes mais immenses, n’ont été que partiellement satisfaites.
Né en mai 1945 à El-Jadida, un port de pêche situé à 150 km au sud de Casablanca, Driss Jettou est le fils d’un petit commerçant austère, pieux et monarchiste. Il obtient son diplôme de physique-chimie en 1966 et commence sa carrière, dans le privé, à Bata-Maroc, filiale du célèbre fabricant de chaussures d’origine tchèque. Il parfait sa formation par un stage de deux ans à Londres, en management, au Cordwainers College, avant de rentrer au pays, pour quitter rapidement Bata et voler de ses propres ailes. Les Soussis ont le sens des affaires, et le jeune Driss ne déroge pas à la règle. Il commence dans le cuir et la chaussure, se diversifie dans le textile, devient entrepreneur, y compris en travaux publics. Il construit sa fortune totalement en dehors de l’État, en toute indépendance. En 1981, il est présenté au roi Hassan II. Il entre, sur la pointe des pieds, dans le sérail et finit par devenir ministre du Commerce, de l’Industrie et de l’Artisanat en novembre 1993, dans le « gouvernement des technocrates » de Karim Lamrani. Il y fait merveille (le poste lui allait comme un gant) et se construit une solide réputation de gestionnaire. Puis hérite des Finances, portefeuille qu’il cumule avec les trois précédents. Négocie habilement avec l’Union européenne, supervise les privatisations.
C’est en 1996 qu’il gagne ses galons d’homme politique, un peu à son corps défendant, en s’opposant au tout-puissant ministre de l’Intérieur, Driss Basri, qui avait lancé une vigoureuse campagne contre l’incivisme fiscal. Jettou, naturellement à l’écoute de la communauté des affaires, effrayée par les méthodes expéditives du ministre de l’Intérieur, intercède auprès du monarque pour qu’un terme soit mis aux excès. Le bras de fer, incertain, dure quelques mois, avant que le roi tranche finalement dans le sens du pragmatisme. Jettou a gagné, mais il a bien failli tout perdre.
Après l’alternance de 1998, et l’arrivée à la primature du socialiste Abderrahmane Youssoufi, il quitte le gouvernement et récupère la présidence du groupe Au Derby. Patron à la fibre sociale, il crée Al-Amana, première association spécialisée dans la distribution de microcrédit. Une expérience pionnière, qui va se révéler d’une utilité inestimable en 2005 pour la mise en œuvre de l’Initiative nationale de développement humain (INDH) destinée à lutter contre l’un des fléaux du Maroc moderne, l’exclusion sociale et la grande pauvreté.
À la mort de Hassan II, en juillet 1999, il devient conseiller du nouveau roi Mohammed VI, qu’il a connu prince héritier, et auquel, avec quelques autres, il a enseigné les arcanes de l’économie. Jettou, qui n’a jamais été un courtisan et s’est toujours tenu à bonne distance des coteries, jouit de la confiance royale. Il est nommé représentant de Siger, le holding financier de la famille alaouite, dans les différents conseils d’administration des nombreuses sociétés au sein desquelles elle possède des participations. Discret mais efficace, ses conseils sont écoutés.
Le 2 août 2001, nouvelle promotion : on lui confie les clés de l’Office chérifien des phosphates. Il n’a pas vraiment le temps de prendre la mesure de la tâche : le 19 septembre de la même année, on l’appelle à l’Intérieur, où rôde encore le fantôme de Driss Basri, limogé deux ans auparavant, remplacé par l’honnête mais peu charismatique Ahmed Midaoui. Pour la première fois depuis quatre décennies, un « civil » qui n’est pas issu de l’appareil sécuritaire se retrouve propulsé à ce poste particulièrement stratégique.
Il fallait un « homme neuf » pour organiser les premières législatives « propres et transparentes » de l’histoire du royaume. C’est chose faite le 27 septembre 2002 : le scrutin est un succès. La carte politique marocaine est plus éclatée que jamais. Les socialistes de l’Union socialiste des forces populaires (USFP) ont viré en tête. Mais leur avance sur leurs rivaux traditionnels, les conservateurs de l’Istiqlal, est faible. Les islamistes du Parti de la justice et du développement (PJD) réalisent une percée et s’imposent comme la troisième force d’un Parlement, où l’on retrouve aussi les centristes du Rassemblement national des indépendants (RNI) et les berbéristes du Mouvement populaire (MP), deux formations qui ont longtemps joué le rôle de « partis de l’administration », et les ex-communistes.
Le roi, qui dispose d’une entière liberté dans le choix de son Premier ministre, prend tout le monde de court en désignant Driss Jettou, un homme sans attaches partisanes connues. Le monde des affaires lui réserve logiquement un accueil très favorable. La presse ne lui est pas hostile. Les politiques sont plus circonspects. La pilule est particulièrement difficile à avaler pour Abderrahmane Youssoufi, qui espérait bien que la primature resterait dans le giron socialiste - après tout, son parti était arrivé en tête des suffrages - et qui dénonce une entorse à la « méthodologie démocratique ». Mais après un temps de réflexion, lui et ses camarades acceptent, « par patriotisme », le principe d’une participation socialiste au gouvernement.
Jettou consulte et négocie pendant des semaines. Son équipe est le fruit de savants compromis. Pour s’assurer une large majorité à la chambre, il fait entrer un maximum de partis au gouvernement, et contente leurs leaders en leur offrant des maroquins. Chacune des grandes formations obtient une représentation plus ou moins en rapport avec son poids. Parallèlement, le nouveau Premier ministre s’entoure d’une garde rapprochée : des ministres relativement jeunes, choisis pour leur profil (ils sont majoritairement issus des grandes écoles d’ingénieurs françaises ou de prestigieuses universités américaines) et leurs compétences supposées. Ils ont pour nom Adil Douiri (Tourisme), Karim Ghellab (Équipement et Transport), Salaheddine Mezouar (Industrie, Commerce, Mise à niveau de l’économie), Toufiq Hjira (ministre délégué chargé du Logement et de l’Urbanisme). La présence de deux femmes, Yasmina Baddou (secrétariat d’État au Développement social, à la Famille et à la Solidarité) et Nezha Chekrouni (ministre déléguée en charge des Marocains résidents à l’étranger), permet de donner une touche de charme à l’ensemble. Le message est clair : malgré la présence inévitable des éléphants, la volonté de changement est là, et la relève au pied du mur.
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