« La misère, mon fils ! » Youssef
8 mai 2005
La presse algérienne, qu'elle soit auto-proclamée "indépendante" ou qu'elle relève du secteur public comme la télévision, n'a qu'une seule vraie mission : donner l'apparence de normalité et minimiser l'ampleur de la dégradation des conditions d'existence de la majorité de la population. Cette gestion de l'image va jusqu'à l'absurde quand tous les chiffres sont manipulés, les statistiques faussées et les indicateurs tronqués pour masquer le taux astronomique de chômage, le taux effarant de mortalité infantile etc... Et quand on ne parvient pas à maquiller les données on doit les taire. C'est ainsi que le président du très timide CNES a été forcé de démissionner pour avoir osé défendre des analyses modérément critiques de la situation économique et sociale. Ce témoignage décrit crûment la réalité que doivent affronter quotidiennement des millions d'algériens.
Je suis un de ces immigrés qui a dû quitter l’Algérie à contrecœur en 1992, car la situation économique et politique m’y a contraint. J’aime mon pays et je ne peux m’empêcher d’y retourner une à deux fois par an. La France, mon pays d’accueil, n’a toujours pas réussi à me faire oublier mon pays natal.
En janvier 2005, je pars pour un court séjour en Algérie : une parente est très malade et je dois aller lui rendre visite, après une opération que j’ai dû payer 60 000 dinars (l’équivalent de sept mois de salaire pour un ouvrier algérien). Dans une clinique privée, car à l’hôpital, pas de place, et quand bien même, elle a refusé de s’y rendre. La saleté et le reste l’en ont dissuadée : « Plutôt mourir que passer une nuit à l’hôpital ! », me dit-elle.
Alger, je la connais comme ma poche, j’y vais très régulièrement et plus rien ne m’étonne ou me choque. Du moins, c’est ce que je croyais avant ce petit séjour…
Ce qui me frappe à mon arrivée, c’est la maigreur et la pâleur des gens : des cernes sous les yeux et surtout le regard hagard. Même mes parents mes frères et sœurs ont ce teint blafard et ce regard vide… Que se passe-t-il ? « La misère, mon fils ! », me répond mon père.
Oui, la misère je la rencontre le lendemain de mon arrivée, dans les rues d’Alger, où les mendiants se sont multipliés et où des familles entières ont élu domicile. Les mendiants sont agressifs, ils ont faim, les poubelles sont vides. La faim est une chose terrible, qui vous rend fou, j’en prends conscience à ce moment-là. Je sors de la boulangerie, avec mes baguettes de pain sous les bras, et l’on m’agresse tout le long du trajet pour un petit morceau… Tout le monde vous agresse, hommes, femmes, enfants, jeunes, vieux… Ils sont maigres, limite décharnés. Je n’en reviens pas ! D’où viennent-ils ?
Je comprends que j’aurais dû prendre un sac pour mettre mes courses : il est indécent de nos jours de montrer que l’on peut s’offrir de quoi manger dans les rues d’Alger. La vie est tellement chère que la plupart des gens n’arrivent même plus à se payer un repas convenable. S’il y a encore un an, on pouvait s’acheter des pommes de terre et du riz, aujourd’hui on se paye seulement le minimum, un peu de lait et du pain. Les gens n’ont plus d’argent et pas de travail, on licencie à tour de bras, le chômage a atteint des proportions inimaginables… Les seuls qui peuvent prétendre faire autre chose que survivre, sont ceux qui travaillent à plusieurs dans une même famille, mais ils ne sont plus très nombreux. Eh oui… À Alger, on ne vit plus, on survit, en attendant des jours moins terribles… Il paraît que « le terrorisme est résiduel », mais une autre guerre est livrée à mes compatriotes : survivre au quotidien, trouver de quoi se payer à manger. La faim, une nouvelle arme !
J’avais remarqué que les odeurs de cuisine dans mon quartier n’étaient plus perceptibles comme avant. On m’explique que les gens ne cuisinent pratiquement plus. Ils mangent du pain avec de la mayonnaise en guise de déjeuner ou de dîner. Pour certains, cela est pire : certaines femmes, pour nourrir leurs enfants, font bouillir de l’eau en guise de repas. Je me souviens que ma grand-mère me racontait que, durant la famine des années 1940-1945, elle faisait la même chose pour que ses enfants ne souffrent pas trop de la faim. Je suis outré… Eh oui… Dans mon pays producteur de pétrole, on meurt de faim… Mais aussi de manque de soins.
Les hôpitaux débordent de gens malades, souffrant de malnutrition, agonisant, attendant la mort qu’ils trouvent plus douce que cette vie qu’ils mènent, où aucun espoir ne se profile à l’horizon. Je les ai vus dans les grands hôpitaux d’Alger, entassés dans les couloirs parce que plus de place, entourés de chats qui rôdent pour trouver de quoi manger, une véritable cour des miracles.
Ce jour-là, à l’hôpital Mustapha, une femme pleure dans les couloirs : un chat vient de lui dévorer son bébé de deux ou trois jours. Un homme est désespéré : sa femme va accoucher, le bébé se présente mal, mais l’hôpital ne peut la prendre, il n’y a pas de place. Il parlemente, et après intervention, les médecins acceptent, mais renvoient le mari à la maison pour ramener un matelas…
Je raconte à un ami médecin mon effarement par rapport à ce que je viens de voir et il me répond : « Mais c’est rien ça, ici on “pique” les gens quand ils deviennent trop encombrants… Quand ils ont des maladies incurables ou quand ils traînent dans les hôpitaux… Car certains y ont élu domicile : s’ils sortent de l’hôpital, c’est la rue qui les attend. »
Je suis éberlué : « Et que faites-vous des corps ? » Il me répond très froidement : « La fosse commune !!! Rares sont les familles qui réclament les corps… » J’en ai les larmes aux yeux ! Comment en sommes-nous arrivés là ? Qu’est-ce qui les a autant endurcis ? Qu’est-ce qui les a rendus aussi amers, aussi violents ? Oui, tout n’est que violence ici, violence dans les propos, violence dans les gestes, violence dans les rapports entre les gens… On boit de l’alcool à longueur de journée, pour oublier la vie de chien qu’on mène, on se drogue avec tout ce qui tombe sous la main (colle, éther…). Et quand le désespoir se fait trop grand, on se suicide… Mon Dieu, ne les laisse pas tomber !!! Plus d’issue, plus d’espoir, plus d’avenir, plus rien… Certains de mes amis que je connaissais être de fervents croyants doutent de l’existence de Dieu, remettent leur croyance religieuse en doute : « Dieu nous a maudits, s’il y a un Dieu ! »
Aucune issue dans ce pays, pas de visa, pas de possibilité de partir. Et quand ils arrivent à partir, ils ne reviennent plus… Car il n’y a même plus de possibilité de faire du « trabendo » : les riches rapportent de la marchandise par conteneurs… Comment un pauvre trabendiste peut-il rivaliser avec ses quatre valises de marchandises, quand des conteneurs entiers attendent d’être vidés de leurs marchandises dans le port d’Alger ?
Ces nouveaux trabendistes à grande échelle se font des fortunes colossales, ils circulent dans des voitures que ne peut même pas s’offrir un cadre supérieur français. Des jeunes loups aux dents longues jouent avec des milliards de dinars par jour. Ils « investissent », disent-ils. C’est le mot à la mode à Alger : « investir »… Dans l’immobilier, dans tout, investir même sur la mort, investir toujours et encore… Investir sur le dos des malheureux. J’en ai la nausée…
Cependant, il y a de la résistance. Même le ventre vide et la tête pleine de problèmes, les gens résistent dans tous les coins et recoins de l’Algérie. Ils bougent, ils manifestent. La police ne les épargne pas, elle leur tire dessus à bout portant. « Ce sont les ordres… », me dit un policier. Même si la presse ne dit mot des morts, ce policier me confirme qu’il y en a régulièrement. « Dégoûté », dit-il, d’avoir à tirer sur ces pauvres gens qui ne font que réclamer qu’on n’augmente pas le gaz, qu’on leur donne la possibilité de manger à leur faim. « Admiratif », confie-t-il, de voir ces gens résister et revenir le lendemain manifester encore, malgré les morts de la veille. « Écœuré », conclut-il, au point de se saoûler tous les soirs pour oublier son « boulot d’assassin », comme il dit.
Et dans tout ce chaos, mon neveu de cinq ans me tend un papier sur lequel il a dessiné des fleurs et des cœurs. Un dessin d’enfant normal, mais dans ses yeux, je lis la détresse, la peur… le désespoir. Un immense sentiment de culpabilité m’envahit, je ne sais quoi lui dire… Parce qu’il n’y a rien à dire ! Je n’ai rien à lui donner, même pas l’espoir en des jours meilleurs.
d'après le site Voix Algérienne
8 mai 2005
La presse algérienne, qu'elle soit auto-proclamée "indépendante" ou qu'elle relève du secteur public comme la télévision, n'a qu'une seule vraie mission : donner l'apparence de normalité et minimiser l'ampleur de la dégradation des conditions d'existence de la majorité de la population. Cette gestion de l'image va jusqu'à l'absurde quand tous les chiffres sont manipulés, les statistiques faussées et les indicateurs tronqués pour masquer le taux astronomique de chômage, le taux effarant de mortalité infantile etc... Et quand on ne parvient pas à maquiller les données on doit les taire. C'est ainsi que le président du très timide CNES a été forcé de démissionner pour avoir osé défendre des analyses modérément critiques de la situation économique et sociale. Ce témoignage décrit crûment la réalité que doivent affronter quotidiennement des millions d'algériens.
Je suis un de ces immigrés qui a dû quitter l’Algérie à contrecœur en 1992, car la situation économique et politique m’y a contraint. J’aime mon pays et je ne peux m’empêcher d’y retourner une à deux fois par an. La France, mon pays d’accueil, n’a toujours pas réussi à me faire oublier mon pays natal.
En janvier 2005, je pars pour un court séjour en Algérie : une parente est très malade et je dois aller lui rendre visite, après une opération que j’ai dû payer 60 000 dinars (l’équivalent de sept mois de salaire pour un ouvrier algérien). Dans une clinique privée, car à l’hôpital, pas de place, et quand bien même, elle a refusé de s’y rendre. La saleté et le reste l’en ont dissuadée : « Plutôt mourir que passer une nuit à l’hôpital ! », me dit-elle.
Alger, je la connais comme ma poche, j’y vais très régulièrement et plus rien ne m’étonne ou me choque. Du moins, c’est ce que je croyais avant ce petit séjour…
Ce qui me frappe à mon arrivée, c’est la maigreur et la pâleur des gens : des cernes sous les yeux et surtout le regard hagard. Même mes parents mes frères et sœurs ont ce teint blafard et ce regard vide… Que se passe-t-il ? « La misère, mon fils ! », me répond mon père.
Oui, la misère je la rencontre le lendemain de mon arrivée, dans les rues d’Alger, où les mendiants se sont multipliés et où des familles entières ont élu domicile. Les mendiants sont agressifs, ils ont faim, les poubelles sont vides. La faim est une chose terrible, qui vous rend fou, j’en prends conscience à ce moment-là. Je sors de la boulangerie, avec mes baguettes de pain sous les bras, et l’on m’agresse tout le long du trajet pour un petit morceau… Tout le monde vous agresse, hommes, femmes, enfants, jeunes, vieux… Ils sont maigres, limite décharnés. Je n’en reviens pas ! D’où viennent-ils ?
Je comprends que j’aurais dû prendre un sac pour mettre mes courses : il est indécent de nos jours de montrer que l’on peut s’offrir de quoi manger dans les rues d’Alger. La vie est tellement chère que la plupart des gens n’arrivent même plus à se payer un repas convenable. S’il y a encore un an, on pouvait s’acheter des pommes de terre et du riz, aujourd’hui on se paye seulement le minimum, un peu de lait et du pain. Les gens n’ont plus d’argent et pas de travail, on licencie à tour de bras, le chômage a atteint des proportions inimaginables… Les seuls qui peuvent prétendre faire autre chose que survivre, sont ceux qui travaillent à plusieurs dans une même famille, mais ils ne sont plus très nombreux. Eh oui… À Alger, on ne vit plus, on survit, en attendant des jours moins terribles… Il paraît que « le terrorisme est résiduel », mais une autre guerre est livrée à mes compatriotes : survivre au quotidien, trouver de quoi se payer à manger. La faim, une nouvelle arme !
J’avais remarqué que les odeurs de cuisine dans mon quartier n’étaient plus perceptibles comme avant. On m’explique que les gens ne cuisinent pratiquement plus. Ils mangent du pain avec de la mayonnaise en guise de déjeuner ou de dîner. Pour certains, cela est pire : certaines femmes, pour nourrir leurs enfants, font bouillir de l’eau en guise de repas. Je me souviens que ma grand-mère me racontait que, durant la famine des années 1940-1945, elle faisait la même chose pour que ses enfants ne souffrent pas trop de la faim. Je suis outré… Eh oui… Dans mon pays producteur de pétrole, on meurt de faim… Mais aussi de manque de soins.
Les hôpitaux débordent de gens malades, souffrant de malnutrition, agonisant, attendant la mort qu’ils trouvent plus douce que cette vie qu’ils mènent, où aucun espoir ne se profile à l’horizon. Je les ai vus dans les grands hôpitaux d’Alger, entassés dans les couloirs parce que plus de place, entourés de chats qui rôdent pour trouver de quoi manger, une véritable cour des miracles.
Ce jour-là, à l’hôpital Mustapha, une femme pleure dans les couloirs : un chat vient de lui dévorer son bébé de deux ou trois jours. Un homme est désespéré : sa femme va accoucher, le bébé se présente mal, mais l’hôpital ne peut la prendre, il n’y a pas de place. Il parlemente, et après intervention, les médecins acceptent, mais renvoient le mari à la maison pour ramener un matelas…
Je raconte à un ami médecin mon effarement par rapport à ce que je viens de voir et il me répond : « Mais c’est rien ça, ici on “pique” les gens quand ils deviennent trop encombrants… Quand ils ont des maladies incurables ou quand ils traînent dans les hôpitaux… Car certains y ont élu domicile : s’ils sortent de l’hôpital, c’est la rue qui les attend. »
Je suis éberlué : « Et que faites-vous des corps ? » Il me répond très froidement : « La fosse commune !!! Rares sont les familles qui réclament les corps… » J’en ai les larmes aux yeux ! Comment en sommes-nous arrivés là ? Qu’est-ce qui les a autant endurcis ? Qu’est-ce qui les a rendus aussi amers, aussi violents ? Oui, tout n’est que violence ici, violence dans les propos, violence dans les gestes, violence dans les rapports entre les gens… On boit de l’alcool à longueur de journée, pour oublier la vie de chien qu’on mène, on se drogue avec tout ce qui tombe sous la main (colle, éther…). Et quand le désespoir se fait trop grand, on se suicide… Mon Dieu, ne les laisse pas tomber !!! Plus d’issue, plus d’espoir, plus d’avenir, plus rien… Certains de mes amis que je connaissais être de fervents croyants doutent de l’existence de Dieu, remettent leur croyance religieuse en doute : « Dieu nous a maudits, s’il y a un Dieu ! »
Aucune issue dans ce pays, pas de visa, pas de possibilité de partir. Et quand ils arrivent à partir, ils ne reviennent plus… Car il n’y a même plus de possibilité de faire du « trabendo » : les riches rapportent de la marchandise par conteneurs… Comment un pauvre trabendiste peut-il rivaliser avec ses quatre valises de marchandises, quand des conteneurs entiers attendent d’être vidés de leurs marchandises dans le port d’Alger ?
Ces nouveaux trabendistes à grande échelle se font des fortunes colossales, ils circulent dans des voitures que ne peut même pas s’offrir un cadre supérieur français. Des jeunes loups aux dents longues jouent avec des milliards de dinars par jour. Ils « investissent », disent-ils. C’est le mot à la mode à Alger : « investir »… Dans l’immobilier, dans tout, investir même sur la mort, investir toujours et encore… Investir sur le dos des malheureux. J’en ai la nausée…
Cependant, il y a de la résistance. Même le ventre vide et la tête pleine de problèmes, les gens résistent dans tous les coins et recoins de l’Algérie. Ils bougent, ils manifestent. La police ne les épargne pas, elle leur tire dessus à bout portant. « Ce sont les ordres… », me dit un policier. Même si la presse ne dit mot des morts, ce policier me confirme qu’il y en a régulièrement. « Dégoûté », dit-il, d’avoir à tirer sur ces pauvres gens qui ne font que réclamer qu’on n’augmente pas le gaz, qu’on leur donne la possibilité de manger à leur faim. « Admiratif », confie-t-il, de voir ces gens résister et revenir le lendemain manifester encore, malgré les morts de la veille. « Écœuré », conclut-il, au point de se saoûler tous les soirs pour oublier son « boulot d’assassin », comme il dit.
Et dans tout ce chaos, mon neveu de cinq ans me tend un papier sur lequel il a dessiné des fleurs et des cœurs. Un dessin d’enfant normal, mais dans ses yeux, je lis la détresse, la peur… le désespoir. Un immense sentiment de culpabilité m’envahit, je ne sais quoi lui dire… Parce qu’il n’y a rien à dire ! Je n’ai rien à lui donner, même pas l’espoir en des jours meilleurs.
d'après le site Voix Algérienne
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