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Mon cher et lointain garçon...

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  • Mon cher et lointain garçon...

    Je me rends chez vous, Sabato. J'ai choisi de prendre le train en raison de cette nostalgie dont m'emplissent les gares et de l'illusion que le progrés n'est rien d'autre que cette locomotive innocente. J'emporte ces choses que, nous qui écrivons, nous avons toujours avec nous : un carnet et un livre et un coeur à nu.
    J'écoute la musique du train (si mélancolique comparée au bruit des automobiles) et je vois passer les arbres et les années et je pense à vous.
    Il y a sept ans à peu près, j'étais allé vous voir à Santos Lugares pour la première fois. J'avais alors écrit quelques poèmes et quelques nouvelles que vous avez accepté de lire. Peu m'importe ce que vous m'avez dit ce jour-là, mais je sais que pour cela sans doute, et parce que vous êtes plus qu'un homme qui vit, et qu'un écrivain de romans, nous avons entamé une amitié. Cela arrive au théâtre. Quand on est trop près de la scène, on se laisse distraire par des détails futiles : les costumes, une erreur dans le décor, le complet défraîchi de l'acteur.
    C'est ce qui m'est parfois arrivé dans la vie : l'intimité m'a fait découvrir certaines misères pouvant accabler n'importe qui, des racommodages comme ceux que nous remarquons sur les bas d'une "girl" dans un music-hall minable.
    Mais avec vous Sabato, cela se passe comme dans votre oeuvre : se rapprocher, se lier, ce n'est pas entrer dans votre intimité, c'est découvrir de nouveaux symboles.
    C'est pourquoi maintenant, en route vers chez vous, dans ce wagon à moitié vide, j'ouvre ce livre de vous et à voix trés basse je me dédie ce passage que je connais par coeur :

    Mon cher et lointain garçon,
    tu me demandes conseil, mais ces conseils je ne puis te les donner dans une simple lettre, ni même sous la forme des idées contenues dans mes essais, qui correspondent moins à ce que je suis véritablement qu’à ce que je voudrais, si je n’étais incarné dans cette charogne putride, ou si proche de la putréfaction, qu’est mon corps. Je ne peux t’aider par ces seules idées, ballottées dans le tumulte de mes romans comme les bouées amarrées à la côte et que secouent les fureurs de la tempête. Je pourrais plutôt t'aider (et peut-être l’ai-je fait) par ce pêle-mêle de fantômes vociférants ou silencieux que j’entends en moi et que j’ai fait entrer dans mes romans, qui se détestent ou s’aiment, se soutiennent ou se détruisent, et ce faisant me soutiennent ou me détruisent moi-même.
    Je ne refuse pas de te tendre la main, comme tu me le demandes de si loin. Mais ce que je peux te dire dans une lettre ne vaut pas cher, peut-être moins que ce que je pourrais te donner en un regard, autour d’un café pris ensemble ou au cours d’une promenade dans ce labyrinthe qu’est Buenos Aires.
    Tu te décourages parce que je ne sais qui t’a dit je ne sais quoi. Mais l’ami ou la connaissance en question (quel mot trompeur !) est trop proche pour te juger, il tend à penser qu’il est ton égal parce que vous mangez à la même table; ou plutôt, puisqu’il te contredit, qu’il est, d’une certaine façon, supérieur à toi. C’est une tentation bien compréhensible : si l’on partage le repas d’un homme qui a fait l’ascension de l’Himalaya, en observant à loisir sa façon de tenir son couteau, on a la tentation de se considérer égal ou supérieur à lui en oubliant (en essayant d’oublier) que ce qui est en jeu dans ce domaine, c’est l’Himalaya, et non pas un dîner.
    Tu auras à pardonner cette sorte d’insolence un nombre infini de fois dans ta vie.
    La vraie justice, tu ne la recevras que de quelques êtres exceptionnels, dotés de modestie et de sensibilité, de lucidité et de compréhension généreuse. Sainte-Beuve, cet aigri, a pu affirmer qu’un clown comme Stendhal ne pourrait jamais produire un chef d’oeuvre , Balzac, lui, a dit le contraire, et c’est naturel : Balzac a écrit la Comédie humaine, tandis que l’autre n’a produit qu’un petit roman dont j’ai oublié le titre.
    Ce sont aussi des gens dans le genre de Sainte-Beuve qui se sont moqués de Brahms. Et Schumann, le merveilleux Schumann, Schumann le plus malheureux, a déclaré que Brahms était le musicien du siècle. Mais pour admirer, il faut de la grandeur, même si cela semble paradoxal. C’est pour cela qu’il est si rare qu’un créateur soit reconnu par ses contemporains, c’est presque toujours la postérité qui le fait ou du moins cette espèce de postérité contemporaine que représente l’étranger. Les gens qui sont loin, ceux qui ne savent pas comment tu t’habilles. Si tout cela est arrivé à Stendhal ou à Brahms, comment peux-tu te décourager à la suite de ce que te dit une simple connaissance, un simple voisin ? Lors de la parution du premier volume de Proust (après que Gide eut jeté les manuscrits à la corbeille), un dénommé Henri Ghéon écrivit que cet auteur s’était "acharné à faire ce qui est diamétralement opposé à l’oeuvre d’art, à savoir l’inventaire de ses sensations, le recensement de ses connaissances, dans un cadre successif, sans aucun ensemble, aucune totalité de la mobilité des paysages et des âmes". Ce présomptueux critiquait en fait l’essence même du génie proustien.
    Quelle banque de la justice universelle remboursera jamais à Brahms la douleur qu’il a éprouvée, qu’il a certainement du éprouver le soir où il jouait lui-même au piano son premier concerto pour piano et orchestre ? Le soir où il a été sifflé et bombardé d’ordures ? Mais point n’est même besoin de parler de Brahms; sous une seule et modeste chanson de Discépolo, combien de douleurs, combien de tristesses accumulées, combien de désolation !
    Mais - la condition humaine est si surprenante - ces bassesses ne sont pas seulement l’apanage de ratés insignifiants : Lope n’a-t-il pas dit que Don Quichotte était le plus mauvais livre qu’il avait jamais lu ? Goethe n’imposait-il pas silence à des poètes plus importants que lui, tout en faisant l’éloge d’autres, assez minables, afin de placer en dessous d’eux des esprits qu’il enviait en fin de compte. Mais revenons à tes doutes. Il me suffit de lire une de tes nouvelles pour savoir que tu arriveras un jour à être important. Mais es-tu disposé à subir tant d’horreurs ? Tu me dis que tu te sens perdu, hésitant, que tu ne sais que faire, que je suis dans l’obligation de te dire quelque chose.
    Quelque Chose ! Il vaudrait mieux que je me taise, ce que tu pourrais interpréter comme une épouvantable indifférence, car autrement il faudrait que je te parle pendant des jours et des jours, ou bien que je vive près de toi pendant des années, que parfois on parle et que d’autres fois on se taise ou on se promène simplement ensemble sans rien dire, comme lorsque quelqu’un que nous aimons beaucoup meurt et que l’on se rend compte que les mots sont dérisoires, maladroits, inefficaces. Il n’y a que l’art des autres artistes pour te sauver en de tels moments, pour te consoler et t’aider. Seule peut t’être utile (comme c’est effrayant !) la souffrance des êtres vraiment grands qui ont parcouru ce calvaire avant toi.
    En de tels moments, tu n’auras pas seulement besoin de talent ou de génie, mais aussi d’autres qualités spirituelles : le courage de dire ta vérité, la ténacité de continuer, un curieux mélange de foi en ce que tu as à dire et de remise en cause de tes propres forces ; tu auras besoin à la fois de modestie envers les géants de l’art et d’arrogance envers les imbéciles, tu auras besoin d’affection et du courage de rester seul, de refuser la tentation - qui est aussi un danger - des petits groupes, des galeries des glaces. En de tels moments, t’aidera le souvenir de ceux qui ont écrit dans la solitude : en bateau comme Melville, dans la forêt comme Hemingway, dans un petit village comme Faulkner. Si tu es prêt à souffrir, à être déchiré, à supporter la mesquinerie et la méchanceté, l’incompréhension et la stupidité, la rancoeur et l’infinie solitude, alors oui, mon cher B., tu es prêt à porter témoignage.
    Mais nul ne peut te garantir l’avenir, un avenir qui est triste de toute façon : si tu échoues, parce que l’échec est toujours pénible et, dans le cas de l’artiste, tragique ; et si tu réussis, parce que le triomphe est toujours une sorte de vulgarité, une somme de malentendus, une manipulation; on devient cette chose dégoûtante qu’on appelle une personnalité, et un garçon comme toi, comme tu es maintenant à tes débuts, aura le droit (est-ce bien le droit ?) de cracher sur toi. Tu devras aussi supporter cette injustice là, courber le dos et continuer à produire ton oeuvre, comme s’il s’agissait d’une statue dressée dans une étable. Lis donc Pavese : "S’être entièrement vidé de soi-même, s’être dépouillé non seulement de ce que l’on sait de soi, mais aussi de ce que l’on soupçonne et suppose, de tous les frémissements, de tous les fantasmes, de la vie inconsciente. L’avoir fait dans la fatigue permanente et la tension, avec prudence et en tremblant, dans l’alternance des découvertes et des échecs. L’avoir fait de telle sorte qu’on a concentré toute sa vie là dessus, et se rendre compte que c’est en vain, qu’il n’y a pas un signe humain, une parole, une présence pour accueillir cela et lui communiquer sa chaleur. Et mourir de froid, parler dans le désert, être seul nuit et jour, comme un mort."
    Pourtant, tu entendras sûrement cette parole un jour - comme Pavese, où qu’il se trouve, entend maintenant la nôtre -, tu sentiras la présence tant espérée, le signe tant attendu de l’être qui, d’une autre île, a entendu tes cris, de quelqu’un qui aura compris tes gestes et sera capable de déchiffrer ton message. Alors tu recouvreras des forces pour aller de l’avant, Pendant un moment tu n’entendras plus le grognement des porcs. Même si ce n’est là qu’un instant fugitif, tu sentiras l’éternité.

  • #2
    Je ne sais quand, à quel moment de désillusion Brahms a fait résonner les trompettes mélancoliques du premier mouvement de sa première symphonie. Peut-être n’avait-il pas confiance dans les réactions du public, car il a attendu treize ans (treize ans !) avant de revenir sur cette oeuvre. Il avait du perdre espoir, quelqu’un avait du lui cracher dessus, il avait du entendre rire dans son dos, il avait sans doute cru remarquer des regards équivoques. Mais cet appel de trompettes a traversé le temps et, soudain, des gens comme nous, abattus, déprimés, l’entendent, et nous comprenons que, par devoir à l’égard de ce malheureux, il nous faut répondre par un signe qui lui fasse savoir que nous l’avons compris.
    A présent je me sens pas bien, mon cher B. Je reprendrais cette lettre demain ou dans quelque temps.


    Une lettre pour tous ceux qui un jour (jeunes et innocents) se sont approchés de chez lui avec cette "idée" stupide de devenir écrivains.
    J'ai été l'un deux. Je ne sais pas si ce que j'écris ou écrirai demain passera à travers le tamis du temps et se perdra à jamais dans le fleuve, parmi ces livres de second ordre qui périssent irrémédiablement. Je sais que je ne veux pas me noyer et que pour cela je dois apprendre à plonger et à respirer au fond, comme vous Sabato.(Au fond des mers abyssales et désolées, là où se trouvent Alejandra et Fernando Vidal Olmos, Bruno et Maria).
    Dans ce train nostalgique (où je voyage en ce moment) je retrouverai en revenant de chez vous cette vision d'arbres et de gares à moitié effacés. J'ouvrirai ce carnet, ces feuilles où dialoguent Borges et vous même, et je verrai les corrections à faire.
    Et qui sait ? Peut être un de vos rêves. Que j'accueillerai.

    Extraits de :
    - "L'ange des ténèbres" d'Ernesto SABATO
    - "Conversation à Buenos Aires - Jorge Luis BORGES / Ernesto SABATO" d'Orlando BARON

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    • #3
      Lundi soir

      J’ai passé une bien mauvaise journée, mon cher B. , il m’arrive des choses que je ne peux expliquer ; mais, malgré cela, ou justement pour cette raison, j’essaie de m’accrocher à l’univers diurne des idées. La tentation de l’univers platonicien ! Plus grand est le tumulte intérieur, plus terribles les pressions qui nous harcèlent, et plus nous nous sentons inclinés à chercher un ordre dans les idées. C’est toujours ce qui m’est arrivé, mais je devrais dire qu’il en va toujours ainsi. Songe à ce fameux grec harmonieux dont on nous a bourré le crâne au collège : c’est une invention du XVIIIè siècle, il fait partie de cet arsenal de lieux communs où tu trouveras aussi le flegme des Britanniques et l’esprit de mesure des Français. Les tragédies grecques, sanglantes et morbides, suffiraient à anéantir cette sottise si nous n’avions des preuves plus philosophiques, en particulier l’invention du platonisme. On cherche toujours ce qu’on n’a pas, et si Socrate a recherché la Raison, c’est précisément parce qu’il en avait un urgent besoin pour l’opposer à ses passions ; tous les vices étaient peints sur son visage, te souviens-tu ? Socrate a inventé la Raison parce que c’était un insensé et Platon a répudié l’art parce qu’il était poète. Ah, ce sont de beaux précédents pour ceux qui se font les avocats du Principe de Contradiction ! Comme tu vois, la logique ne sert pas, même à ses propres inventeurs.
      La tentation platonicienne, je la connais bien, et pas seulement parce qu’on m’en a parlé. Je l’ai d’abord expérimentée quand j’étais adolescent, quand je me suis trouvé seul, entouré d’une réalité sale et perverse. J’ai découvert alors ce paradis comme celui qui s’est tramé sur un tas de fumier découvre un lac transparent où se laver. Puis, bien ; des années plus tard, comme jeune militant communiste à Bruxelles, à une époque où j’eus l’impression de sentir la terre s’ouvrir sous mes pieds quand j’appris les horreurs du stalinisme. Je m’enfuis à Paris, où l’hiver 1934 fut pour moi non seulement celui de la faim et du froid, mais encore celui de la désolation. Jusqu’au jour où je rencontrai le concierge de l’Ecole normale de la rue d’ Ulm qui me fit dormir dans son lit. Je devais tous les soirs rentrer par une fenêtre. C’est alors que je volai chez Gibert un traité de calcul infinitésimal, et je me rappelle encore le moment où, en buvant un café chaud, j’ouvris le livre en tremblant : j’avais l’impression d’entrer dans un sanctuaire silencieux après m’être échappé, sale et affamé, d’une ville mise à sac et dévastée par les barbares. Les théorèmes prirent soin de moi comme de délicates infirmières s’occupent d’un blessé qui a peut-être la colonne vertébrale brisée. Et petit à petit, par les fissures de mon esprit défait, je commençai à entrevoir les belles et graves tours de l’univers platonicien.
      Je demeurai très longtemps dans cet abri silencieux. Puis, un beau jour, je me découvris en train d’écouter (non pas entendre, mais écouter, écouter anxieusement) la rumeur des hommes, là-bas dehors. Je me mis à éprouver la nostalgie du sang et de la saleté, la seule forme sous laquelle nous pouvons sentir la vie. Et qu’est-ce qui peut remplacer la vie, malgré ses peines et sa finitude ?
      Nous sommes ainsi. faits, et nous passons ainsi d’un extrême à l’autre. En ces temps amers de la fin de mon existence, le territoire de l’absolu s’est remis à me tenter à plusieurs reprises ; jamais je ne puis apercevoir un observatoire sans éprouver la nostalgie de l’ordre et de la pureté.
      Certes, je n’ai pas déserté ma bataille avec mes monstres, je n’ai pas cédé à la tentation de rentrer dans un observatoire comme un guerrier entre au couvent, mais parfois je l’ai fait en cachette, je me suis réfugié dans le monde des idées, à mi-chemin de la fureur sanguinaire et du couvent.

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      • #4
        bonjour Tad

        Merci , je culpalise moins de délaisser les bouquins en ce moment , si je lis , ici , de si poignantes confessions! pourquoi tant de temps entre les premiers topics et celui ci?

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        • #5
          Elisa, hier soir j'ai de nouveau été happé par la fièvre livresque. En retrouvant ce bouquin qui était resté pendant de long mois planqué au fond de ma bibliothèque dans un état de poussiére avancé, j'ai redécouvert certains de ses bouleversants passages...

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          • #6
            Tad , je vois cela m arrive aussi , merci cela m a permis de le découvrir aussi!

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            • #7
              Merci Tad pour avoir partagé ta lecture, à chaque fois je reviens ici pour lire une partie...thanks
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