OK boys. En route. Je veux tuer quelqu'un aujourd'hui.
- Ah bon ! Pourquoi aujourd'hui ?
- Hé ! hé ! Je pars en congé demain, ça va faire long."
Ce jour-là, sur les 16 km de la fameuse "route de la mort" qui relie le centre-ville à l'aéroport international de Bagdad, Jacob C. Washbourne et ses coéquipiers cherchent une cible. "Juste pour s'amuser", dira l'un d'eux aux envoyés du Washington Post qui ont brillamment reconstitué toute cette équipée meurtrière en avril.
Justement, voici un taxi bringuebalant qui roule doucement, assez loin derrière le 4 × 4 blindé occupé par les quatre hommes. Il y a beau temps que les Irakiens motorisés savent qu'il ne faut jamais s'approcher ni des véhicules militaires ni des convois de grosses cylindrées à vitres fumées, souvent sans plaque d'identification, qui foncent à tombeau ouvert sur les routes du pays.
"On ne sait jamais qui est à l'intérieur", dit souvent Ahmed S., notre chauffeur habituel. Ce peut être une "huile", locale ou étrangère, gardée par des "cow-boys" à la gâchette facile. Ou bien des commandos plus ou moins réguliers du ministère de l'intérieur en pleine chasse aux "terroristes". Ou bien encore un ministre, un chef de parti ou de tribu qui circule avec son escouade de pistoleros personnels. Qui ne s'est jamais retrouvé braqué, mis en joue à une intersection par des types armés jusqu'aux dents, Irakiens ou pas, en uniforme ou non, mais pressés de se dégager d'un embouteillage, n'est pas allé à Bagdad depuis longtemps.
"Ralentis !", ordonne donc Washbourne au dénommé Shane B. Schmidt, qui pilote le véhicule. Les quatre hommes sont ce qu'on appelait autrefois des "chiens de guerre", à présent des "militaires privés". Lunettes sombres, oreillette façon service secret vissée à l'oreille, pistolet sanglé bas autour de la cuisse, gilet pare-balles en Kevlar noir doublé de plaques de céramique assez épaisses pour arrêter une rafale de kalachnikov, ce sont tous d'anciens militaires ou policiers. Ils vont chercher "un client important" à l'aéroport.
Ancien marine, Washbourne, 29 ans, est le chef de l'équipée. Il gagne 600 dollars par jour. Gros bras tatoués, 1,90 m, crâne rasé et barbichette, le géant, originaire d'Oklahoma, pose son fusil automatique M-4 - le même que celui des troupes américaines régulières -, entre les deux sièges. "Tiens, laisse-le s'approcher un peu, je vais le tirer au pistolet." C'est un vieux bonhomme qui conduit le taxi. Il semble avoir un client. Qu'importe. Depuis l'invasion d'avril 2003, l'Irak s'est transformé en Far West. Entre les attaques à la voiture piégée, les attentats kamikazes, les massacres interconfessionnels, les querelles intertribales, les opérations et les bavures des armées américaine et britannique ou de leurs supplétifs, chaque mois, 1 200 à 3 000 civils irakiens, selon les périodes, disparaissent de mort violente sur le territoire national. Washbourne a ouvert sa portière, s'est couché sur son siège, bras dehors. Le taxi approche. Le tireur ajuste sa cible.
Une volée de balles transperce le pare-brise. Le taxi finit sa course sur le bas-côté. "Joli coup !", siffle Schmidt.
On ne saura jamais si les deux Irakiens sont morts, s'ils ont été blessés, s'ils ont survécu. Soumis à tous les abus, bavures, braquages, meurtres, vols, viols et enlèvements divers, la plupart des civils d'Irak ne portent même plus plainte. Auprès de qui ? Dominée par les milices chiites, la police est corrompue. La justice ne fonctionne pas. Le gouvernement et les ministères, blottis près des ambassades américaine et britannique dans la fameuse "zone verte" ultrafortifiée du centre de Bagdad, ont déjà bien du mal à se protéger eux-mêmes. Leur autorité ne s'étend guère au-delà des 10 km carrés de "la zone".
L'expédition meurtrière de Jacob C. Washbourne ne serait sans doute jamais remontée à la surface si l'un des hommes du détachement, un Fidjien nommé Isireli Naucukidi, n'avait eu "l'estomac retourné" par ce qu'il a vu "à de si nombreuses reprises", et n'avait décidé de démissionner et de parler. Employés par Triple Canopy, l'une des 177 "sociétés militaires privées" (SMP) qui exercent à présent leur "art" en Irak, Washbourne et ses deux amis, qui nient toute l'histoire, ont été congédiés sans plus de procès. L'affaire n'ira sans doute pas plus loin.
Depuis avril 2003, l'armée américaine a traîné plusieurs centaines de ses hommes devant des tribunaux militaires pour toutes sortes de crapuleries et 64 pour des affaires de meurtre. En revanche, aucun, parmi les 48 000 "soldats de fortune" de toutes nationalités répertoriés en Irak, n'a jamais eu à répondre devant un tribunal. Une loi a bien été votée en 2006 par le Congrès américain qui soumet théoriquement tous les "contractuels militaires privés" au même code de conduite que l'US Army, mais ses modalités d'application n'ont "jamais été rédigées par l'administration Bush", relève Peter Singer, chercheur spécialisé à la Brooking Institution.
"Quand on posait la question à nos chefs, a expliqué Charles L. Sheppard, le troisième larron de l'équipée Washbourne, on nous disait de ne pas nous en faire, que si les Irakiens nous cherchaient noise, on nous sortirait du pays au milieu de la nuit." Tous les contractuels ne sont pas des bandits de cet acabit, mais combien ont pu être ainsi exfiltrés après un mauvais coup ? Nul ne le sait. Dans la jungle sans loi qu'est devenue l'Irak, c'est le mieux armé, le plus riche, le plus puissant, qui dicte ses règles.
Saura-t-on jamais pourquoi et comment 28 civils irakiens ont été tués dimanche 16 septembre, à midi, au centre de Bagdad, par des "privés" qui accompagnaient plusieurs diplomates américains ? Blackwater, l'une des trois "sociétés militaires privées" - avec DynCorp et Triple Canopy - qui ont emporté le contrat offert en 2004 par le département d'Etat pour la protection de ses 300 diplomates en Irak (l'ambassadeur Ryan Crocker en tête, qui ne sort jamais sans sa garde prétorienne), affirme que le convoi "a essuyé des tirs avant de riposter".
- Ah bon ! Pourquoi aujourd'hui ?
- Hé ! hé ! Je pars en congé demain, ça va faire long."
Ce jour-là, sur les 16 km de la fameuse "route de la mort" qui relie le centre-ville à l'aéroport international de Bagdad, Jacob C. Washbourne et ses coéquipiers cherchent une cible. "Juste pour s'amuser", dira l'un d'eux aux envoyés du Washington Post qui ont brillamment reconstitué toute cette équipée meurtrière en avril.
Justement, voici un taxi bringuebalant qui roule doucement, assez loin derrière le 4 × 4 blindé occupé par les quatre hommes. Il y a beau temps que les Irakiens motorisés savent qu'il ne faut jamais s'approcher ni des véhicules militaires ni des convois de grosses cylindrées à vitres fumées, souvent sans plaque d'identification, qui foncent à tombeau ouvert sur les routes du pays.
"On ne sait jamais qui est à l'intérieur", dit souvent Ahmed S., notre chauffeur habituel. Ce peut être une "huile", locale ou étrangère, gardée par des "cow-boys" à la gâchette facile. Ou bien des commandos plus ou moins réguliers du ministère de l'intérieur en pleine chasse aux "terroristes". Ou bien encore un ministre, un chef de parti ou de tribu qui circule avec son escouade de pistoleros personnels. Qui ne s'est jamais retrouvé braqué, mis en joue à une intersection par des types armés jusqu'aux dents, Irakiens ou pas, en uniforme ou non, mais pressés de se dégager d'un embouteillage, n'est pas allé à Bagdad depuis longtemps.
"Ralentis !", ordonne donc Washbourne au dénommé Shane B. Schmidt, qui pilote le véhicule. Les quatre hommes sont ce qu'on appelait autrefois des "chiens de guerre", à présent des "militaires privés". Lunettes sombres, oreillette façon service secret vissée à l'oreille, pistolet sanglé bas autour de la cuisse, gilet pare-balles en Kevlar noir doublé de plaques de céramique assez épaisses pour arrêter une rafale de kalachnikov, ce sont tous d'anciens militaires ou policiers. Ils vont chercher "un client important" à l'aéroport.
Ancien marine, Washbourne, 29 ans, est le chef de l'équipée. Il gagne 600 dollars par jour. Gros bras tatoués, 1,90 m, crâne rasé et barbichette, le géant, originaire d'Oklahoma, pose son fusil automatique M-4 - le même que celui des troupes américaines régulières -, entre les deux sièges. "Tiens, laisse-le s'approcher un peu, je vais le tirer au pistolet." C'est un vieux bonhomme qui conduit le taxi. Il semble avoir un client. Qu'importe. Depuis l'invasion d'avril 2003, l'Irak s'est transformé en Far West. Entre les attaques à la voiture piégée, les attentats kamikazes, les massacres interconfessionnels, les querelles intertribales, les opérations et les bavures des armées américaine et britannique ou de leurs supplétifs, chaque mois, 1 200 à 3 000 civils irakiens, selon les périodes, disparaissent de mort violente sur le territoire national. Washbourne a ouvert sa portière, s'est couché sur son siège, bras dehors. Le taxi approche. Le tireur ajuste sa cible.
Une volée de balles transperce le pare-brise. Le taxi finit sa course sur le bas-côté. "Joli coup !", siffle Schmidt.
On ne saura jamais si les deux Irakiens sont morts, s'ils ont été blessés, s'ils ont survécu. Soumis à tous les abus, bavures, braquages, meurtres, vols, viols et enlèvements divers, la plupart des civils d'Irak ne portent même plus plainte. Auprès de qui ? Dominée par les milices chiites, la police est corrompue. La justice ne fonctionne pas. Le gouvernement et les ministères, blottis près des ambassades américaine et britannique dans la fameuse "zone verte" ultrafortifiée du centre de Bagdad, ont déjà bien du mal à se protéger eux-mêmes. Leur autorité ne s'étend guère au-delà des 10 km carrés de "la zone".
L'expédition meurtrière de Jacob C. Washbourne ne serait sans doute jamais remontée à la surface si l'un des hommes du détachement, un Fidjien nommé Isireli Naucukidi, n'avait eu "l'estomac retourné" par ce qu'il a vu "à de si nombreuses reprises", et n'avait décidé de démissionner et de parler. Employés par Triple Canopy, l'une des 177 "sociétés militaires privées" (SMP) qui exercent à présent leur "art" en Irak, Washbourne et ses deux amis, qui nient toute l'histoire, ont été congédiés sans plus de procès. L'affaire n'ira sans doute pas plus loin.
Depuis avril 2003, l'armée américaine a traîné plusieurs centaines de ses hommes devant des tribunaux militaires pour toutes sortes de crapuleries et 64 pour des affaires de meurtre. En revanche, aucun, parmi les 48 000 "soldats de fortune" de toutes nationalités répertoriés en Irak, n'a jamais eu à répondre devant un tribunal. Une loi a bien été votée en 2006 par le Congrès américain qui soumet théoriquement tous les "contractuels militaires privés" au même code de conduite que l'US Army, mais ses modalités d'application n'ont "jamais été rédigées par l'administration Bush", relève Peter Singer, chercheur spécialisé à la Brooking Institution.
"Quand on posait la question à nos chefs, a expliqué Charles L. Sheppard, le troisième larron de l'équipée Washbourne, on nous disait de ne pas nous en faire, que si les Irakiens nous cherchaient noise, on nous sortirait du pays au milieu de la nuit." Tous les contractuels ne sont pas des bandits de cet acabit, mais combien ont pu être ainsi exfiltrés après un mauvais coup ? Nul ne le sait. Dans la jungle sans loi qu'est devenue l'Irak, c'est le mieux armé, le plus riche, le plus puissant, qui dicte ses règles.
Saura-t-on jamais pourquoi et comment 28 civils irakiens ont été tués dimanche 16 septembre, à midi, au centre de Bagdad, par des "privés" qui accompagnaient plusieurs diplomates américains ? Blackwater, l'une des trois "sociétés militaires privées" - avec DynCorp et Triple Canopy - qui ont emporté le contrat offert en 2004 par le département d'Etat pour la protection de ses 300 diplomates en Irak (l'ambassadeur Ryan Crocker en tête, qui ne sort jamais sans sa garde prétorienne), affirme que le convoi "a essuyé des tirs avant de riposter".
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