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Matriarcat au Mexique

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  • Matriarcat au Mexique

    A la maison des femmes de Juchitán au Mexique

    Chez Juanita, on prépare le mole. Elle a acheté tous les ingrédients : piment ancho, pain, sésame, raisins secs, amandes, noix, bananes plantains, oignon, cannelle, chocolat, poivre et sucre. Na Dalia, Rogelia et seize autres femmes s’affairent depuis l’aube. Les hommes ont tué la vache. Le feu est prêt, la viande découpée en morceaux. Il est 9 heures du matin et les femmes continueront à travailler toute la journée, en bavardant. La messe pour Gustavo Zarate a lieu demain : Juanita, sa veuve, a 42 ans, quatre enfants et tient une taverne.

    “Nous, les Juchitecas [les femmes de Juchitán], savons rendre l’argent extensible comme un chewing-gum, c’est ce que nos mères nous ont appris. Nous travaillons plus que les hommes et tenons les cordons de la bourse.”
    Juanita n’a jamais eu de conflits avec son défunt mari. “Don Gustavo aime les blagues et la bringue”, dit une voisine qui, comme le veut l’usage, parle des morts au présent : le mari de Juanita est mort des suites d’une chute, il y a déjà plusieurs mois. “Au bout d’un an, l’âme est arrivée au ciel : c’est pour célébrer cet événement qu’il y aura demain une fête et une messe, explique Na Dalia. Et aussi pour rappeler à la veuve qu’elle n’est pas seule, parce que les femmes, ici, nous sommes très solidaires. L’honneur et le prestige se mesurent à la disposition de chacun à collaborer avec les autres.” Norma Juárez acquiesce. Son mari est toujours en vie, il est comptable mais ne voulait pas qu’elle travaille. “Alors, un jour, je lui ai dit : ‘Je t’emmerde, je vais aller vendre des antojitos [en-cas mexicains comme les tacos] et des empanadas [chaussons fourrés sucrés ou salés] !’ Il s’est mis en ménage avec une autre femme ; mes enfants lui ont pardonné, mais pas moi. Il a tué toute la tendresse qu’il y avait entre nous.” Aujourd’hui, Norma est couturière et gagne plus que son mari. “C’est que nous sommes plus déterminées. Les hommes, eux, ne se mêlent jamais des disputes, des conflits, ils restent à regarder sans savoir quoi faire. Résultat : c’est toujours la femme qui doit affronter les difficultés.”

    La ville de Juchitán compte 78 493 habitants, dont 37 936 hommes et 40 557 femmes. Depuis toujours, les femmes jouissent ici d’un pouvoir et d’une indépendance rares dans une société patriarcale comme celle du Mexique.

    Juchitán signifie aussi le “lieu des fleurs”. La ville, traversée par le Río de los Perros [rivière des chiens], est située dans une plaine bordée au nord par la Sierra Madre. A Juchitán, il y a l’eau potable et l’éclairage public. Les habitants cultivent le sorgho et les haricots, pêchent la crevette ou sont employés dans les usines de boissons ou de peintures. Il y a aussi du tourisme, attiré par les fêtes et les marchés. Frida Kahlo, dont la mère était originaire de la région, s’est souvent représentée, dans ses autoportraits, avec le costume et les bijoux traditionnels de la région.

    Lors de la vela cheguigo, les femmes dansent au son de La Sandunga, le chant typique de l’isthme de Tehuantepec. En mai ont lieu de nombreuses velas (fêtes) en l’honneur de saint Vincent Ferrier, le patron de Juchitán. Mais ces fêtes ont une origine beaucoup plus lointaine, puisqu’elles sont liées aux coutumes animistes des Zapotèques, qui vénéraient les animaux et les plantes. D’où la vela lagarto (fête du lézard), la vela ciruelo (fête du prunier), la vela jazmín (fête du jasmin), etc.

    “Ay Sandunga ! dit la chanson. Tu sais pourquoi je suis là, Sandunga ? Ah mon Dieu, maman ! Pour voir tes yeux ravissants, cieux de mon inspiration !” Les Juchitecas arrivent, vêtues de robes faites à la main qu’elles renouvellent chaque année : fleurs de mai et roses brodées au fil de coton, bijoux en or hérités de leurs mères. En entrant, chacune dépose la limosna [aumône], sa contribution, dans la main de la “majordome”, l’organisatrice de la cérémonie. On partage alors la salade de crevettes, les piments farcis et les tamales [préparation à base de farine de maïs, cuite à la vapeur dans une feuille de bananier ou dans la gaine d’un épi de maïs], et on sert la bière. Les hommes s’assoient au fond, aux derniers rangs. Ce type de cérémonie permet une redistribution permanente des richesses : on attend une contribution plus importante de la part des commerçantes les plus riches, ce qui crée un réseau d’entraide et de soutien.

    Rogelia l’institutrice marche fièrement en tenue de fête : huipil [corsage brodé traditionnel] et jupe à volants. Elle porte des boucles d’oreilles en or et un collier orné de quatre centenarios [pièces de monnaie] de 35 grammes chacun. Dans ses cheveux, une fleur fraîchement coupée. A l’école, Rogelia González apprend aux enfants à protéger les plantes en voie de disparition, comme la guíe xhuuba, le jasmin blanc, en langue zapotèque. “Les filles se débrouillent très bien, elles ont davantage d’imagination et de créativité, dit l’institutrice. Les garçons, en revanche, il faut les aider.”
    Rogelia vit depuis toujours dans le deuxième district de Juchitán, qui en compte neuf. Elle a été élue au conseil municipal en 1999. “Je voulais œuvrer à la reconnaissance des femmes en politique, pour qu’elles puissent accéder aux postes où l’on prend les décisions”, explique-t-elle. Pour lutter contre les violences faites aux femmes, elle a aussi bataillé pour la construction de maisons d’accueil dans cinq municipalités. “Car il arrive que l’homme boive, devienne violent et inflige des mauvais traitements. C’est pourquoi il est important que les femmes connaissent leurs droits.” Rogelia est la représentante locale du Parti de la révolution démocratique (PRD, gauche) et estime qu’il y a encore beaucoup à faire dans le monde politique. “Les dirigeants sont machos, ils ont peur que nous fassions mieux qu’eux”, assure-t-elle, provocatrice.

    Il y a trois ans, Rogelia a fait un cauchemar. “Je balayais mon patio, mais de la boue et de l’eau toute noire envahissaient tout. Ma fille Flor, qui avait 24 ans, est morte le lendemain dans un accident de la circulation.” Dans sa maison, il y a un petit autel avec un portrait de la jeune fille et la Vierge de Guadalupe. Natalia, son autre fille, a 14 ans et veut être criminaliste. Le mari de Rogelia, Macedonio, est ingénieur civil. Pour lui, la supériorité de son épouse ne fait aucun doute. “Ici, les hommes ont toujours eu un caractère faible, peut-être à cause du climat. J’ai toujours eu beaucoup plus d’admiration pour l’intelligence féminine que pour l’intelligence masculine.”
    L’instituteur Miguel Angel Martínez, très respecté dans la communauté, renchérit : “C’est vrai que la femme est un élément clé de la famille, c’est elle qui gère l’argent et qui fait vivre l’économie. En plus, elle a l’accord de l’homme pour passer beaucoup de temps en dehors du foyer. C’est une caractéristique propre à la région de l’isthme, une coutume ancestrale. Mais ici, on travaille en communauté, hommes et femmes ensemble, pour trouver le moyen de donner aux enfants ce qu’ils méritent : respect, dialogue, tendresse. On peut parler de culture partagée, matriarcale et patriarcale. La Juchiteca est une femme passionnée, qui aime de toute son âme, mais gare à ne pas la décevoir !”

    Le mari de Rosario est pêcheur côtier. Rosario vend le produit de sa pêche au marché. C’est sa mère qui lui a appris à vider, nettoyer et fumer le poisson. Elle s’exprime dans un zapotèque très doux en palpant sa marchandise. Aujourd’hui, elle est contente : elle a gagné 80 pesos [5,20 euros]. Rosario a deux filles. Elle me propose de prendre la plus petite dans les bras, parce que “si quelqu’un joue avec ses filles sans les prendre dans ses bras, le lendemain, elles ont de la fièvre et pleurent toute la journée. Si on leur fait des câlins, tout va bien.”

    Le “deuxième baptême” d’Anahís Victoria, la cadette de Carlos et Cristina, a lieu aujourd’hui. Lors de cette fête familiale, l’enfant, âgée de 3 ans, est présentée à la Vierge de la Solitude. Carlos travaille dans la fabrique de feux d’artifice de son beau-père, Cristina est institutrice. “Chez nous, nous prenons les décisions à deux”, souligne Carlos. Sa femme ajoute : “Ici, lorsque nous nous marions, nous avons le droit de travailler, c’est une coutume que nous avons héritée de nos ancêtres et qui n’existe pas dans le reste du pays. Dans notre région, les hommes acceptent notre indépendance car nous économisons et investissons dans des bijoux et des robes artisanales.”

  • #2

    “Les hommes ne sont pas mous… Disons qu’ils sont pacifiques”


    La sociologue Marina Meneses est d’accord pour dire que, dans sa ville, patriarcat et matriarcat coexistent, “même si c’est un combat de tous les jours”. Pour cette Juchiteca qui a participé aux recherches menées par l’anthropologue allemande Veronica Bennholdt-Thomsen, cela est possible parce que hommes et femmes ont chacun leur territoire. “Les femmes ont leur espace : le commerce, l’organisation des fêtes, la maison, la rue. Aux hommes l’agriculture, la pêche, la politique et le bistrot.” La sociologue souligne l’existence d’une économie de subsistance dans laquelle les hommes apportent la matière première, que les femmes se chargent ensuite de vendre sur le marché.

    “Il s’agit d’une économie dans laquelle le prestige est fondé sur la réciprocité et la confiance entre les femmes.”

    Ainsi, ce sont elles qui gèrent le système de tandas, des crédits pour obtenir de l’argent, acheter des bijoux et des costumes artisanaux. “Le commerce, c’est notre affaire et le moyen pour nous de nous affirmer dans la vie, de nous sentir productives, utiles, créatives. Et d’être respectées pour ce que nous savons apporter”, explique Marina Meneses. “C’est pour cela que les femmes ici prennent soin d’elles, qu’elles sont fières et ont instauré un ordre social sûr. Elles tirent leur force de ces structures matriarcales qui perdurent.” Dans les rues de Juchitán, les femmes se pressent pour aller vendre leurs produits au marché. Aucun homme en vue. Peut-être accaparent-elles simplement toute l’attention par la force de leur présence. Elles marchent avec superbe, girondes, le regard noble, le contact facile. Certaines ont hérité de l’étal de leur mère, d’autres louent pour une somme modique un emplacement qu’elles ont choisi, mais toutes excellent dans l’art du marchandage. On les entend discuter avec leurs clients, pleines d’entrain, et leurs cris se mêlent à ceux du vendeur de journaux qui circule sur le marché à vélo, mégaphone en main, et aux chansons que passe la radio tonitruante d’un hôtel voisin. Il fait plus de 40 °C. La chaleur est sèche, le vacarme incessant. Cecilia Santiago tient un stand de restauration depuis vingt-quatre ans. “Ma mère m’a appris à cuisiner. Elle faisait des tortillas. Elle m’a aussi appris à faire les broderies du costume traditionnel, à prendre soin de moi, à être indépendante. Jadis, les filles recevaient leur éducation à la maison, parce qu’elles sont plus douées pour les affaires. Les garçons, ils allaient à l’école.”

    Pour Cecilia, la figure de la mère est fondamentale, car c’est elle qui transmet le courage et le sens des affaires, deux qualités indispensables pour se défendre dans la vie. L’institutrice Rogelia González précise : “Dès l’enfance, les filles découvrent à la fois le respect et les responsabilités ; c’est de là que vient toute leur force.” “Nous, les femmes, sommes fortes et très courageuses”, insiste la poétesse Irma Pineda, responsable de la culture à la mairie de Juchitán. Son père, Víctor Pineda, défenseur des ouvriers et des paysans, fut enlevé par l’armée mexicaine en 1978 ; depuis, on est sans nouvelles de lui. Irma raconte qu’elle est restée plusieurs années sans parler après l’enlèvement de son père. Comme elle n’arrivait pas à s’exprimer oralement, elle s’est mise à lire et à écrire de la poésie. “Je cherchais la voix de mon père dans tous les livres.” “Nous naissons avec un être parallèle, le Xquenda, qui nous accompagne en permanence et nous protège”, lui racontait son grand-père, de culture zapotèque, quand elle était petite. “Parfois, cet être prend la forme d’un animal. Il faut donc faire attention à lui, à ne pas faire de mal au Xquenda de quelqu’un d’autre.”

    Juanita Terra Méndez tient El Calvario, une grande boutique de verrerie et d’objets artisanaux, dans le centre. Elle a pris la suite de sa mère. “Nous les femmes, nous sommes batailleuses, ardentes, joyeuses. Les hommes, ce n’est pas qu’ils soient mous… on va dire qu’ils sont pacifiques”, résume-t-elle, prise d’un fou rire.

    Par Anna Boyé La Vanguardia -Courrier International

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