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Les Etats-Unis en butte à ses vieux démons

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  • Les Etats-Unis en butte à ses vieux démons

    « L'arbre blanc » n'est plus là, rasé par l'administration du lycée pendant les vacances d'été. Avec lui semble avoir disparu tout sentiment de faute dans le coeur des habitants de Jena, gros bourg assoupi sous les pins, au beau milieu de la Louisiane, devenu en quelques mois l'épicentre d'une tempête nationale. Jena n'en peut plus qu'on lui renvoie l'image d'une ville raciste, symbole d'un vieux Sud rural pétrifié dans les habitudes de la ségrégation abolie depuis un demi-siècle. « Nous ne voulions pas que des gens viennent de tout le pays pour pointer du doigt la cour de l'école en disant : « Voilà l'Arbre ! » Nous voulions mettre toute cette histoire derrière nous », se justifie Jonny Fryar, membre du Conseil éducatif local.

    « L'arbre blanc » ne devait pas son nom à la couleur de son feuillage, mais à celle des jeunes élèves auxquels « la tradition » réservait le droit de jouir de son ombre. C'est là que tout a commencé, et c'est là que Jena a perdu son âme. À la rentrée 2006, un petit groupe de lycéens noirs se hasarde à déjeuner sous les frondaisons du vieux chêne, avec la permission du proviseur adjoint. Le lendemain, trois noeuds coulants pendent des branches.

    Certains parlent d'une « blague de potaches », d'autres d'un message raciste, réminiscence des années 1960.

    Trois jeunes Blancs reconnaissent les faits. « Ils ne savaient même pas ce que ça voulait dire », plaide Craig Franklin, rédacteur en chef de l'hebdomadaire Jena Times, qui a choisi son camp depuis longtemps. « Mon fils est rentré ce soir-là et m'a demandé : c'est quoi au fait un noeud coulant ? » raconte Tina Jones, la mère d'un des six Noirs dont la vie allait bientôt basculer. Car les autorités locales vont s'en mêler. Le directeur du lycée souhaite le renvoi définitif des trois coupables : il est contredit par le superintendant, qui prononce une expulsion de trois jours. Lors d'une assemblée générale, le procureur du district, Reed Walters, menace des élèves noirs : « Je peux être votre pire ennemi, je peux anéantir vos vies d'un trait de plume. »

    Trois mois plus tard, un incendie criminel détruit une partie du lycée. Il ne sera jamais élucidé. Plusieurs bagarres ont lieu les jours suivants. Robert Bailey, 17 ans, est chassé d'une fête et rossé par des Blancs : l'un de ses agresseurs écope d'une simple mise à l'épreuve. Le lendemain, Bailey et deux autres Noirs croisent un Blanc impliqué dans la rixe, qui court à sa voiture et saisit une carabine. Il est désarmé par les trois jeunes Noirs, qui s'enfuient : ils sont interpellés pour « violences et vol d'arme à feu ». Le 4 décembre, Justin Barker, un copain des bagarreurs et des poseurs de cordes, tombe inconscient sous les coups de plusieurs Noirs. Il est transporté à l'hôpital mais assiste le soir même à une cérémonie au lycée. Robert Bailey, Jesse Beard, Mychal Bell, Carwin Jones, Bryant Purvis et Theo Shaw, six élèves noirs âgés de 15 à 18 ans, sont arrêtés. Le procureur Walters les inculpe de « tentative de meurtre et complot ». Il annonce que cinq d'entre eux seront jugés comme des adultes, les exposant à cent ans de prison. Les charges sont finalement réduites à « coups et blessures aggravés », passibles de 15 ans.

    Lors du premier procès, fin juin 2007, Mychal Bell, joueur vedette des Jena Giants, l'équipe de football américain du lycée, est déclaré coupable par un jury exclusivement composé de Blancs, devant lequel n'ont été cités que des témoins blancs. À Jena, personne ne bronche. « Ce n'est pas notre rôle de critiquer la justice », dit Craig Franklin du Jena Times. « Le système judiciaire a des garde-fous qui lui permettent de se corriger lui-même en cas de besoin », professe le révérend DiCarlo, président de l'Alliance pastorale locale. Jena, 2 900 habitants, 85 % de Blancs, 12 % de Noirs, ne semble pas voir ce qui saute aux yeux de tout le monde : deux poids, deux mesures. Il faudra une mobilisation médiatique et populaire digne de la grande époque des droits civiques pour faire bouger les choses.

    Le 20 septembre, quelque 15 000 personnes, en majorité des Noirs, descendent de tout le pays sur Jena en chantant des slogans datant de Luther King, dont les enfants sont présents : « Pas de paix sans justice ! » Une manifestante s'écrie : « Quand on peut transformer une bagarre de cour de récréation en tentative de meurtre, on peut qualifier des cordes de pendu d'incitation à la haine. » Une semaine plus tôt, une cour d'appel a annulé le verdict contre Mychal Bell et renvoyé l'affaire devant un tribunal pour mineurs. L'accusation de complot a aussi été levée. Un autre juge réduit de moitié la caution (de 90 000 à 45 000 dollars) et, le 27 septembre, après dix mois derrière les barreaux, le jeune homme est libéré. En attendant son nouveau procès, ainsi que celui des cinq autres prévenus. La petite ville est ainsi assurée de rester pendant des mois sous le feu des projecteurs qu'elle déteste tant. Face à l'adversité, Jena se replie dans la bigoterie et la bonne conscience. « J'estime que nous étions en paix sur les questions raciales, dit le pasteur DiCarlo. Nous ne sommes pas parfaits, mais ce n'est pas une ville raciste. » La mère d'un des six Noirs n'est pas de cet avis : « Il n'y a pas d'égalité. Les Noirs subissent toute la rigueur de la loi quand les Blancs reçoivent une tape sur la main. Dès que tout ça sera fini, je partirai. » À Jena, il y a le Webb Quarter pour les Noirs à l'extérieur de la ville, fait de cabanes de bric et de broc, et le quartier blanc aux pelouses soignées.

    Ici, tous les policiers sont blancs, comme les magistrats, les élus locaux et les membres du Conseil éducatif. Dans le Sud profond, la triste histoire de Jena porte une leçon que seuls les Noirs semblent saisir : ils sont les bienvenus tant qu'ils restent à leur place, dans leurs quartiers et dans l'équipe de football, mais pas sous l'arbre des Blancs.

    Par le figaro
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