« Les Geôles d’Alger » de Mohamed Benchicou est sorti hier 31 octobre à Alger pour le Salon du livre où l’auteur devrait animer des ventes-dédicaces tous les après-midis. A Alger, il est considéré comme le livre de la rentrée. Il doit paraître le 8 novembre en France aux Editions Riveneuve ([email protected] et www.riveneuve.com Tel : 01.45.42.23.85).
En exclusivité pour les lecteurs du Matin, voici les bonnes feuilles de l’‘ouvrage
* * * * *
– C’est toi qui as écrit le livre sur Bouteflika ? »
Derrière la grille, à contre-jour, Ferah offre à admirer sa magnifique silhouette de travesti. Ses hanches rondes moulées dans un jean parfaitement taillé et montées sur des jambes fines, sa poitrine proéminente parfaitement épousée par un tee-shirt fripon, son beau visage d'éphèbe sobrement maquillé, ses yeux en amande bridés et mélancoliques, subtilement mis en évidence par une discrète touche de khol et ornés de cils soignés au mascara, ses petites lèvres pulpeuses, tout est fait pour aguicher chez Ferah.
Comme tous les travestis de la prison, il loge au « cabanon », une aile spécialement aménagée pour les homosexuels et, bien entendu, interdite aux autres détenus. On y rencontre les travestis célèbres qui se prostituent dans les rues et les night-clubs d’Alger et que la police des mœurs coffre de temps à autre, au gré des campagnes de moralisation publique dont aime à user le régime algérien pour se donner à bon compte ces allures de sainteté qui apaisent les islamistes et confortent les âmes bigotes. Les travestis pris dans le filet séjournent au cabanon quelques semaines, le temps que retombe la crise bondieusarde du gouvernement et que leurs puissants protecteurs interviennent pour les faire libérer. Ils s’en tirent généralement avec une petite peine assortie d’une sévère leçon de morale sur les ravages qu’il font subir à la société en vendant si publiquement leurs charmes. Les prostitués s’en amusent. Ceux qui les jugent sont souvent leurs plus assidus clients et ils ont appris autant à garder les secrets qui les font vivre qu’à mépriser cette société aussi adroite dans les sermons que dans la sournoiserie. C’est dans les villas d’Alger les plus cossues, dans le lit des plus hauts notables de la ville et dans celui de ses plus vénérables personnalités, dans l’odeur de l’alcool et du fric, que les travestis passent leurs plus rentables nuits. Mais, de ces encanaillements des puissants, on ne parle pas, comme on ne parle pas de la pédophilie, du marché de la drogue ou de l'industrie du sexe, territoires gouvernés par des hommes proches du pouvoir. Alors, les prostitués ont appris à se taire et à payer. Payer les policiers qui ferment les yeux, payer le commissaire qui les couvre, payer le magistrat qui expédie l’affaire. C’est la rançon imposée par l’hypocrisie algéroise et ils ont appris à s’en acquitter avec philosophie.
Tous les pensionnaires du cabanon ne sont, hélas ! pas des détenus de passage appréhendés pour avoir chatouillé les bonnes mœurs. Il en est qui s'y trouvent pour des délits plus classiques et plus lourds. Ferah est de ceux-là. Il purge une peine à perpétuité pour avoir assassiné son amant surpris dans les bras d’une femme. J’ai appris ainsi, avec l’émouvante histoire de Ferah, qu’un homme épris d’un autre homme peut succomber à la jalousie au point de se donner les moyens définitifs de laver l’affront. Pour ce geste fatal de l'amant trompé, Ferah a déjà passé douze années de sa vie en prison. Douze interminables années à regarder flétrir son corps et à lutter désespérément, avec les dérisoires moyens de la prison, contre le vieillissement prématuré, à retarder la fatidique évasion de la séduction et à guetter une insoutenable indifférence dans le regard des hommes. Ne plus plaire serait pour lui le vrai jour du trépas et il doit d’être entré très jeune en prison plus qu’à sa persévérance de conserver, à l’approche de la trentaine, cet attrait certain qui fait encore se tourner les têtes des autres détenus et cette authentique grâce féminine qui perle comme une note de douceur dans le pénitencier d’El-Harrach.
– Oui, c’est moi qui l’ai écrit, lui répondis-je.
Il s’était approché de moi pour donner un peu de confidentialité à notre discussion et cette tournure d’intimité que prenait notre rencontre ne semblait pas lui déplaire. De ses ongles subtilement vernis, il se frotta délicatement le nez, écarquilla démesurément les yeux, ce qui eut le dommageable effet de les débrider, puis laissa échapper un soupir :
– C’est donc vrai…
Ferah se relâcha comme s’il venait, enfin, de percer un mystère tenace, prit une cigarette blonde qu’il enroula méthodiquement de ses doigts fins avant de l’accrocher délicatement à ses lèvres, et l’alluma en me dévisageant, l’air à la fois pensif et un soupçon admiratif.
– Et ils t’ont coffré pour ça ?
– En quelque sorte, oui…
– Et tu as dit des choses graves sur le président ?
– Pas vraiment. Pas au sens où tu sembles l’entendre, en tout cas.
L’explication ne parut pas le convaincre, mais il n’en avait que faire. Il lui suffisait de parler au « journaliste qui avait écrit le livre sur Bouteflika » et qu’on venait d’incarcérer; de fixer ce moment dans sa morose existence de détenu.
Il semblait tirer de cet instant intime une sorte de fierté indéfinissable, comme si, tout d’un coup, il découvrait, à travers mon personnage, un motif inattendu de ne pas tout à fait désespérer de la vie et des hommes.
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En exclusivité pour les lecteurs du Matin, voici les bonnes feuilles de l’‘ouvrage
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– C’est toi qui as écrit le livre sur Bouteflika ? »
Derrière la grille, à contre-jour, Ferah offre à admirer sa magnifique silhouette de travesti. Ses hanches rondes moulées dans un jean parfaitement taillé et montées sur des jambes fines, sa poitrine proéminente parfaitement épousée par un tee-shirt fripon, son beau visage d'éphèbe sobrement maquillé, ses yeux en amande bridés et mélancoliques, subtilement mis en évidence par une discrète touche de khol et ornés de cils soignés au mascara, ses petites lèvres pulpeuses, tout est fait pour aguicher chez Ferah.
Comme tous les travestis de la prison, il loge au « cabanon », une aile spécialement aménagée pour les homosexuels et, bien entendu, interdite aux autres détenus. On y rencontre les travestis célèbres qui se prostituent dans les rues et les night-clubs d’Alger et que la police des mœurs coffre de temps à autre, au gré des campagnes de moralisation publique dont aime à user le régime algérien pour se donner à bon compte ces allures de sainteté qui apaisent les islamistes et confortent les âmes bigotes. Les travestis pris dans le filet séjournent au cabanon quelques semaines, le temps que retombe la crise bondieusarde du gouvernement et que leurs puissants protecteurs interviennent pour les faire libérer. Ils s’en tirent généralement avec une petite peine assortie d’une sévère leçon de morale sur les ravages qu’il font subir à la société en vendant si publiquement leurs charmes. Les prostitués s’en amusent. Ceux qui les jugent sont souvent leurs plus assidus clients et ils ont appris autant à garder les secrets qui les font vivre qu’à mépriser cette société aussi adroite dans les sermons que dans la sournoiserie. C’est dans les villas d’Alger les plus cossues, dans le lit des plus hauts notables de la ville et dans celui de ses plus vénérables personnalités, dans l’odeur de l’alcool et du fric, que les travestis passent leurs plus rentables nuits. Mais, de ces encanaillements des puissants, on ne parle pas, comme on ne parle pas de la pédophilie, du marché de la drogue ou de l'industrie du sexe, territoires gouvernés par des hommes proches du pouvoir. Alors, les prostitués ont appris à se taire et à payer. Payer les policiers qui ferment les yeux, payer le commissaire qui les couvre, payer le magistrat qui expédie l’affaire. C’est la rançon imposée par l’hypocrisie algéroise et ils ont appris à s’en acquitter avec philosophie.
Tous les pensionnaires du cabanon ne sont, hélas ! pas des détenus de passage appréhendés pour avoir chatouillé les bonnes mœurs. Il en est qui s'y trouvent pour des délits plus classiques et plus lourds. Ferah est de ceux-là. Il purge une peine à perpétuité pour avoir assassiné son amant surpris dans les bras d’une femme. J’ai appris ainsi, avec l’émouvante histoire de Ferah, qu’un homme épris d’un autre homme peut succomber à la jalousie au point de se donner les moyens définitifs de laver l’affront. Pour ce geste fatal de l'amant trompé, Ferah a déjà passé douze années de sa vie en prison. Douze interminables années à regarder flétrir son corps et à lutter désespérément, avec les dérisoires moyens de la prison, contre le vieillissement prématuré, à retarder la fatidique évasion de la séduction et à guetter une insoutenable indifférence dans le regard des hommes. Ne plus plaire serait pour lui le vrai jour du trépas et il doit d’être entré très jeune en prison plus qu’à sa persévérance de conserver, à l’approche de la trentaine, cet attrait certain qui fait encore se tourner les têtes des autres détenus et cette authentique grâce féminine qui perle comme une note de douceur dans le pénitencier d’El-Harrach.
– Oui, c’est moi qui l’ai écrit, lui répondis-je.
Il s’était approché de moi pour donner un peu de confidentialité à notre discussion et cette tournure d’intimité que prenait notre rencontre ne semblait pas lui déplaire. De ses ongles subtilement vernis, il se frotta délicatement le nez, écarquilla démesurément les yeux, ce qui eut le dommageable effet de les débrider, puis laissa échapper un soupir :
– C’est donc vrai…
Ferah se relâcha comme s’il venait, enfin, de percer un mystère tenace, prit une cigarette blonde qu’il enroula méthodiquement de ses doigts fins avant de l’accrocher délicatement à ses lèvres, et l’alluma en me dévisageant, l’air à la fois pensif et un soupçon admiratif.
– Et ils t’ont coffré pour ça ?
– En quelque sorte, oui…
– Et tu as dit des choses graves sur le président ?
– Pas vraiment. Pas au sens où tu sembles l’entendre, en tout cas.
L’explication ne parut pas le convaincre, mais il n’en avait que faire. Il lui suffisait de parler au « journaliste qui avait écrit le livre sur Bouteflika » et qu’on venait d’incarcérer; de fixer ce moment dans sa morose existence de détenu.
Il semblait tirer de cet instant intime une sorte de fierté indéfinissable, comme si, tout d’un coup, il découvrait, à travers mon personnage, un motif inattendu de ne pas tout à fait désespérer de la vie et des hommes.
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