Espagne. La monarchie chahutée
“À quoi sert le roi d’Espagne ?, écrivait un jour un éditorialiste madrilène. À rien… mais il est indispensable !”. Pourtant, en 1975, à la mort du général Franco, qui aurait parié sur ce jeune Juan Carlos taciturne, élevé dans le sérail franquiste, pour faire passer son pays de la dictature à la démocratie ? Et personne ne pouvait prédire qu’il
deviendrait le symbole de l’unité d’une nation. Et pourtant… Trente ans après, le roi et la reine incarnent plus que jamais l’Espagne moderne. Et les Espagnols, s’ils ne sont pas tous monarchistes, restent très attachés à Juan Carlos. Ils n’oublient pas qu’il avait sauvé la démocratie, en déjouant la tentative de putsch du 23 février 1981, orchestrée par le lieutenant-colonel Tejero. Mais les temps ont changé. Depuis quelques mois, le roi est devenu la cible d’attaques et de moqueries. L’institution est même remise en cause, autant par les indépendantistes catalans de gauche que par l’extrême droite.
Attaques tous azimuts
Tout est parti d’un simple dessin. En juillet 2007, le gouvernement socialiste annonce que chaque famille recevra une prime de 2500 euros pour la naissance d’un enfant. Inspiré, l’hebdo satirique El Jueves - le Charlie Hebdo espagnol - publie en Une un dessin représentant le couple princier, Felipe et Laetizia, en plein ébats sexuels… Avec cette délicieuse parole pour le prince : “Je n’ai jamais rien fait dans ma vie qui ressemble autant à un travail”. Dare-dare, la justice s’empare de l’affaire. Le magazine est mis sous séquestre et le dessinateur et le directeur sont poursuivis. Ils sont condamnés à payer 3600 euros d’amende pour “injures à la famille royale”. Ce "crime de lèse-majesté" aurait presque pu passer inaperçu, dans un pays où la satire est une tradition. Bien des experts soulignent la “maladresse” de la justice qui aurait pu épargner à la Couronne qu’un vulgaire dessin se transforme en affaire politique.
Plus récemment, un second front s’est ouvert, plus sérieux celui-ci. Le 13 septembre, lors d’une visite du roi en Catalogne, de jeunes indépendantistes brûlent des photos du couple royal. La justice vole de nouveau au secours du roi, en les menaçant de peines de prison. Par solidarité, leurs camarades brûlent, à Madrid et dans plusieurs villes de Catalogne, des photos du roi. Ces nationalistes catalans du parti d’Esquerra (ERC, gauche) ont, en outre, présenté un amendement au Parlement, proposant de retirer au roi son rang de chef suprême des armées au profit du chef de gouvernement. Aux attaques de ces républicains catalans se sont ensuite ajoutées celles d’une frange de l’extrême droite. La radio Cope, propriété de l’église catholique, a lancé ses foudres contre le roi. L’un de ses journalistes vedettes, Federico Jiménez Losantos, est même allé jusqu’à inviter le roi à abdiquer en faveur de son fils ! Plus que ces faits isolés, c’est leur concomittance et leur cadence qui inquiètent.
Le roi sort de sa réserve
Ces vives attaques ont fini par sortir le roi de son habituelle réserve. Le 1er octobre, il a haussé le ton pour défendre la monarchie parlementaire. Une première en trente ans de démocratie ! “La monarchie a permis à l’Espagne de vivre sa plus longue période de stabilité et de prospérité en démocratie”, a-t-il lâché lors d’un discours à l’Université d’Oviedo. Depuis le 10 octobre, Juan Carlos, blessé surtout par les piques de Cope, aurait exigé que ces attaques cessent. Il s’est même senti obligé de s’afficher dans les médias en tenue militaire, dans son rôle de chef d’Etat et des armées, pour présider le Conseil de défense nationale puis la fête nationale. Une manière de montrer qu’il tient toujours les rênes du pays.
Quelles sont les raisons de telles attaques ? Idéologiquement, les jeunes indépendantistes catalans, minoritaires, s’inscrivent dans une tradition républicaine forte depuis 1870. Ces attaques ne sont pas, somme toute, une surprise. Mais jusque-là, cette poignée d’indépendantistes de gauche menait son combat pour le retour à la république dans l’ombre. Désormais, ils font entendre leurs voix au grand jour.
Quant à l’extrême droite, “historiquement, elle a toujours été antimonarchiste en Espagne. Le fascisme est républicain. Le père de Juan Carlos avait été critiqué pour son côté libéral et pro-occidental”, nous explique Pilar Martinez-Vasseur, spécialiste de l’Espagne et directrice du Centre de recherches sur les identités nationales de Nantes. De plus, Juan Carlos a toujours été plus proche de la gauche que du Parti populaire. Viser Juan Carlos, c’est, par ricochet, cibler José-Luis Zapatero. “On touche à la fin d’une législature, souligne Pilar Martinez-Vasseur. Le PSOE au pouvoir arrive aux élections générales, prévues en mars 2008, affaibli par l’échec de la trêve avec l’ETA et critiqué à droite pour son alliance avec les nationalistes catalans et sa politique d’élargissement des pouvoirs des régions autonomes”.
“L’Espagne, une démocratie récente”
L’historienne ajoute que “depuis 2004, la droite espagnole devient plus nationaliste, plus autoritaire, plus proche de l’épiscopat. Elle met en cause les bases mêmes de la démocratie et pratique la politique de l’exclusion. C’est inquiétant”. Pour autant, les démons du passé sont-ils susceptibles de ressurgir dans ce pays possédant une longue tradition de coups d’Etat militaires ? “Les jeunes générations oublient que l’Espagne est une démocratie récente, analyse, prudente, Martinez-Vasseur. L’institution paraît stable, mais la question nationaliste prend de plus en plus d’ampleur depuis la fin du XIXème siècle. L’Eglise catholique renoue aussi avec son passé militant. Mais la différence majeure depuis 1975 est que l’armée a abandonné toute velléité d’ingérence dans le champ politique”. En clair : l’Espagne ne risque pas de faire marche arrière, malgré ces soubresauts identitaires.
D’ailleurs, ces attaques, malgré leur virulence, n’ont pas eu de réel impact au sein de la population. D’après un sondage publié dans la revue Tiempo, 85,3% d’Espagnols se disent “Juancarlistes”. “Les Espagnols sont plus attachés à Juan Carlos qu’à l’institution. Il reste le roi qui a sauvé la démocratie. C’est une figure qu’on respecte. Il a un pouvoir modérateur”, explique Pilar Martinez-Vasseur.
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Des portraits du roi Juan Carlos brûlés, le prince Felipe caricaturé… la monarchie espagnole est de plus en plus critiquée, tant par des groupes indépendantistes que par la très influente radio catholique Cope.“À quoi sert le roi d’Espagne ?, écrivait un jour un éditorialiste madrilène. À rien… mais il est indispensable !”. Pourtant, en 1975, à la mort du général Franco, qui aurait parié sur ce jeune Juan Carlos taciturne, élevé dans le sérail franquiste, pour faire passer son pays de la dictature à la démocratie ? Et personne ne pouvait prédire qu’il
Attaques tous azimuts
Tout est parti d’un simple dessin. En juillet 2007, le gouvernement socialiste annonce que chaque famille recevra une prime de 2500 euros pour la naissance d’un enfant. Inspiré, l’hebdo satirique El Jueves - le Charlie Hebdo espagnol - publie en Une un dessin représentant le couple princier, Felipe et Laetizia, en plein ébats sexuels… Avec cette délicieuse parole pour le prince : “Je n’ai jamais rien fait dans ma vie qui ressemble autant à un travail”. Dare-dare, la justice s’empare de l’affaire. Le magazine est mis sous séquestre et le dessinateur et le directeur sont poursuivis. Ils sont condamnés à payer 3600 euros d’amende pour “injures à la famille royale”. Ce "crime de lèse-majesté" aurait presque pu passer inaperçu, dans un pays où la satire est une tradition. Bien des experts soulignent la “maladresse” de la justice qui aurait pu épargner à la Couronne qu’un vulgaire dessin se transforme en affaire politique.
Plus récemment, un second front s’est ouvert, plus sérieux celui-ci. Le 13 septembre, lors d’une visite du roi en Catalogne, de jeunes indépendantistes brûlent des photos du couple royal. La justice vole de nouveau au secours du roi, en les menaçant de peines de prison. Par solidarité, leurs camarades brûlent, à Madrid et dans plusieurs villes de Catalogne, des photos du roi. Ces nationalistes catalans du parti d’Esquerra (ERC, gauche) ont, en outre, présenté un amendement au Parlement, proposant de retirer au roi son rang de chef suprême des armées au profit du chef de gouvernement. Aux attaques de ces républicains catalans se sont ensuite ajoutées celles d’une frange de l’extrême droite. La radio Cope, propriété de l’église catholique, a lancé ses foudres contre le roi. L’un de ses journalistes vedettes, Federico Jiménez Losantos, est même allé jusqu’à inviter le roi à abdiquer en faveur de son fils ! Plus que ces faits isolés, c’est leur concomittance et leur cadence qui inquiètent.
Le roi sort de sa réserve
Ces vives attaques ont fini par sortir le roi de son habituelle réserve. Le 1er octobre, il a haussé le ton pour défendre la monarchie parlementaire. Une première en trente ans de démocratie ! “La monarchie a permis à l’Espagne de vivre sa plus longue période de stabilité et de prospérité en démocratie”, a-t-il lâché lors d’un discours à l’Université d’Oviedo. Depuis le 10 octobre, Juan Carlos, blessé surtout par les piques de Cope, aurait exigé que ces attaques cessent. Il s’est même senti obligé de s’afficher dans les médias en tenue militaire, dans son rôle de chef d’Etat et des armées, pour présider le Conseil de défense nationale puis la fête nationale. Une manière de montrer qu’il tient toujours les rênes du pays.
Quelles sont les raisons de telles attaques ? Idéologiquement, les jeunes indépendantistes catalans, minoritaires, s’inscrivent dans une tradition républicaine forte depuis 1870. Ces attaques ne sont pas, somme toute, une surprise. Mais jusque-là, cette poignée d’indépendantistes de gauche menait son combat pour le retour à la république dans l’ombre. Désormais, ils font entendre leurs voix au grand jour.
Quant à l’extrême droite, “historiquement, elle a toujours été antimonarchiste en Espagne. Le fascisme est républicain. Le père de Juan Carlos avait été critiqué pour son côté libéral et pro-occidental”, nous explique Pilar Martinez-Vasseur, spécialiste de l’Espagne et directrice du Centre de recherches sur les identités nationales de Nantes. De plus, Juan Carlos a toujours été plus proche de la gauche que du Parti populaire. Viser Juan Carlos, c’est, par ricochet, cibler José-Luis Zapatero. “On touche à la fin d’une législature, souligne Pilar Martinez-Vasseur. Le PSOE au pouvoir arrive aux élections générales, prévues en mars 2008, affaibli par l’échec de la trêve avec l’ETA et critiqué à droite pour son alliance avec les nationalistes catalans et sa politique d’élargissement des pouvoirs des régions autonomes”.
“L’Espagne, une démocratie récente”
L’historienne ajoute que “depuis 2004, la droite espagnole devient plus nationaliste, plus autoritaire, plus proche de l’épiscopat. Elle met en cause les bases mêmes de la démocratie et pratique la politique de l’exclusion. C’est inquiétant”. Pour autant, les démons du passé sont-ils susceptibles de ressurgir dans ce pays possédant une longue tradition de coups d’Etat militaires ? “Les jeunes générations oublient que l’Espagne est une démocratie récente, analyse, prudente, Martinez-Vasseur. L’institution paraît stable, mais la question nationaliste prend de plus en plus d’ampleur depuis la fin du XIXème siècle. L’Eglise catholique renoue aussi avec son passé militant. Mais la différence majeure depuis 1975 est que l’armée a abandonné toute velléité d’ingérence dans le champ politique”. En clair : l’Espagne ne risque pas de faire marche arrière, malgré ces soubresauts identitaires.
D’ailleurs, ces attaques, malgré leur virulence, n’ont pas eu de réel impact au sein de la population. D’après un sondage publié dans la revue Tiempo, 85,3% d’Espagnols se disent “Juancarlistes”. “Les Espagnols sont plus attachés à Juan Carlos qu’à l’institution. Il reste le roi qui a sauvé la démocratie. C’est une figure qu’on respecte. Il a un pouvoir modérateur”, explique Pilar Martinez-Vasseur.
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