Maurice Dantec, votre dernier roman se divise en trois récits en apparence non liés, pourquoi un tel choix sur la forme ?
Une nécessité absolue née d’une contingence : je devais contractuellement un recueil de novellas à Albin Michel, à l’origine des textes déjà écrits voire publiés. J’ai changé d’orientation car l’idée de trois récits singuliers formant un roman unique s’est imposée, comme image de la Trinité, et donc comme vecteur de ce mystère. Si l’homme a été créé à l’image de Dieu il est à la fois un et trine, le problème de l’identité se pose alors entre le je, l’altérité et une troisième entité, secrète, qui permet la réunification de l’ensemble. C’est le sens ésotérique que j’ai donné au mot "artefact".
Pour moi, forme, structure, sens, rien ne peut jamais être délié, ce n’est même pas conscient, je suis un maniaque. Je crois que dans ce livre cela apparaît encore plus.
Le premier récit, Vers le nord du ciel, nous propulse au coeur des événements tragiques du 11 Septembre et s’impose en quelques chapitres comme la plus grande fiction jamais écrite sur le ground zero, récit d’un réalisme inouï s’il en est. Comment vous êtes vous documenté et enfin pourquoi démarrer votre livre sur l’effondrement des Twin Towers ?
La documentation sert à l’exactitude scientifique. Aujourd’hui elle est la composante la plus intime de nos vies grillagées par les dispositifs de contrôle. Elle est disponible partout. Je suis un maniaque de la précision, donc des nombres, j’ai passé des semaines à compulser les différents horaires, les vitesses de vol, les hectolitres de kérosène, la hauteur des étages, la puissance d’impact d’un Boeing dans une tour, etc.
Mais cela reste de la documentation. Pour raconter précisément - et au-delà du "réalisme", car un tel événement fait exploser le réel - la destruction des tours du WTC, il fallait se trouver à l’intérieur. C’est le terrible miracle de l’imagination fictionnelle : elle est cognition pure, immédiate, "extrasensorielle" en quelque sorte, sans même la médiation de vos sens et de votre "existence". J’étais donc dans la tour, avec les autres, parce que la tour était en moi, avec l’Autre. Celui qui est en moi.
Pourquoi démarrrer ainsi ? Parce qu’il s’agit de l’événement qui focalise la destruction comme point préliminaire, tel que l’indique Ernst Jünger, pour l’histoire du siècle qui vient de commencer.
D’autre part, de cette catastrophe terminale/initiale, pouvait-on percevoir une authentique vérité, pouvait-elle s’invertir et éclairer le mystère de l’amour et de l’altérité ? De l’effondrement vers l’enfer pouvait-on envisager un contrepôle nous aimantant vers le ciel ? La Paternité est-elle d’ordre purement génétique ou fait-elle intervenir un processus ontologique qui dépasse de loin le meccano protéinique ? Mon personnage extraterrestre parvient à adopter une petite terrienne, mais plus encore il en fait sa propre fille : il accélère en elle les processus évolutionnistes afin de lui faire rejoindre sa propre humanité, stellaire.
Après les Racines du Mal, Vers le nord du ciel est votre second récit édifiant de virtuosité sur la schizophrénie. Pourquoi visiter le 11 Septembre par cette maladie psychiatrique ?
Le 11 Septembre a été l’actualisation d’une schize - sans doute terminale - dans l’histoire humaine. Voici la première guerre mondiale CIVILE. Des appareils civils frappent des tours civiles, des civils détournent des avions remplis de civils pour accomplir leur "mission" purement "symbolique". C’est l’évacuation du militaire hors de la sphère de la guerre, c’est non pas le choc des civilisations, mais leur disjonction absolue, car "synthétique", "globale".
D’autre part, pour ce texte comme pour les autres, chaque personnage central est double, quoique d’une manière spécifique, c’est le problème du rapport entre identité et altérité qui est à chaque fois posé, mais depuis un point de vue à la fois conjoint et différencié, comme les personnes divines de la Trinité.
Raphaël Sorin, éditeur de Houellebecq, a salué ce premier récit comme le plus grand texte de la rentrée littéraire 2007. Pourquoi ne pas en avoir fait un roman à part entière ?
Il est un roman à part entière, toute personne de la Trinité est entière. Le premier récit est écrit - à tous les points de vue - depuis la personne du Père. Le second - Artefact - est placé sous le signe du Saint-Esprit, et le troisième, Le Monde de ce Prince, via son inversion diabolique, puis sa réversion salvatrice, sous celui du Fils - de l’Incarnation.
Comme toujours la forme s’est imposée d’elle-même, et comme je vous le disais : d’une rencontre entre la contingence et la nécessité absolue.
Le long voyage du personnage principal avec la jeune fille nous fait visiter parmi les plus beaux paysages du Canada, ses lacs, sa nature immensement poétique, telle une sorte d’éclipse onirique sur le soleil rouge du terrorisme. La beauté de la nature semble vous consoler de l’horreur humaine ?
Je n’ai besoin d’aucune consolation particulière, le Monde créé par Dieu est irrémissiblement un déversoir continu de grâce et de beauté, ensuite le monde des hommes vient y apporter ses abominations tout comme ses propres merveilles. Il n’y a rien de plus "naturel" qu’une mégalopole, car elle fonctionne comme un système organique primitif, et rien de plus "artificiel" qu’une vaste forêt sauvage car sa production n’est pas humaine, et qu’elle participe d’un Acte où la Parole a créé le Monde, donc d’un Acte artistique au plus haut degré d’intensité.
Après l’écriture-machine de Cosmos Incorporated (Albin Michel, 2005), votre style épouse cette fois ci la galaxie de l’amour filial alors que la jeune héroïne de Vers le nord du ciel n’est pas la fille du personnage principal. Quel est donc l’identité de cet amour ?
J’ai voulu commencé par la figure paternelle de la Trinité, quoi de plus logique ? Dans cette configuration-là j’avais besoin de montrer en quoi la création ontologique différait de la simple reproduction biologique. Cela fait longtemps que j’utilise les théories du junk-DNA pour mes romans. Dans ce récit je n’ai pas voulu parler explicitement de la chose, mais le fait patent que 97% de notre code génétique ne sert pas à la fabrication du meccano protéinique, mais à des activités beaucoup plus mystérieuses pour la science matérialiste d’aujourd’hui, continue d’irriguer ma pensée. J’avais envie d’articuler le problème de l’altérité sur ce clivage naissance/création. C’est le clivage principiel de la théologie chrétienne : chaque personne de la Trinité est née avec les autres tout comme l’Unité primordiale, aucune de ces entités n’est "créée". Je voulais essayer de suivre la ligne de fuite d’une "renaissance" extraterrestre d’un être humain par la reconstruction ontologique qui, selon moi, ne peut avoir d’autre vecteur que l’amour.
L’amour "généalogique" (filial ou fraternel, voire strictement spirituel) est d’ailleurs l’ombre portée par toutes les histoires qui s’assemblent dans ce "tri-roman".
Le second récit porte le nom du roman, Artefact, texte peu accessible en revanche, subtilement lynchien dans son traitement. Ombres sur la réalité, sur l’identité, ne serait-ce pas finalement une sorte d’autobiographie ?
Le livre s’est étrangement configuré avec la forme très précise d’un cerveau. Deux hémisphères - le premier et le dernier récit et un corps-interface - dit "corps calleux" en neurologie - qui permet l’entrelacement continu des diverses fonctions hémisphériques, le récit central.
Je savais aussi que ce qui reliait chaque récit tenait dans le fait que chaque "je" était - d’une façon ou d’une autre - un "écrivain", une "machine à écrire", et dans le récit central il fallait que cet angle de vue soit abordé de plein fouet, sans reculer devant l’indicible, car c’est ce récit qui donne sens au deux autres, même sous une forme ésotérique, je le reconnais. Il est le motif caché dans les deux récits qui le complètent.
Quant à votre question sur l’autobiographie je dirais ceci : c’est plutôt une tentative d’autodissection de l’organe même de la littérature, et de son "organiste", l’écrivain, cette "machine à écrire" qui, dans ce texte, tient une place prépondérante comme forme de vie.
Une nécessité absolue née d’une contingence : je devais contractuellement un recueil de novellas à Albin Michel, à l’origine des textes déjà écrits voire publiés. J’ai changé d’orientation car l’idée de trois récits singuliers formant un roman unique s’est imposée, comme image de la Trinité, et donc comme vecteur de ce mystère. Si l’homme a été créé à l’image de Dieu il est à la fois un et trine, le problème de l’identité se pose alors entre le je, l’altérité et une troisième entité, secrète, qui permet la réunification de l’ensemble. C’est le sens ésotérique que j’ai donné au mot "artefact".
Pour moi, forme, structure, sens, rien ne peut jamais être délié, ce n’est même pas conscient, je suis un maniaque. Je crois que dans ce livre cela apparaît encore plus.
Le premier récit, Vers le nord du ciel, nous propulse au coeur des événements tragiques du 11 Septembre et s’impose en quelques chapitres comme la plus grande fiction jamais écrite sur le ground zero, récit d’un réalisme inouï s’il en est. Comment vous êtes vous documenté et enfin pourquoi démarrer votre livre sur l’effondrement des Twin Towers ?
La documentation sert à l’exactitude scientifique. Aujourd’hui elle est la composante la plus intime de nos vies grillagées par les dispositifs de contrôle. Elle est disponible partout. Je suis un maniaque de la précision, donc des nombres, j’ai passé des semaines à compulser les différents horaires, les vitesses de vol, les hectolitres de kérosène, la hauteur des étages, la puissance d’impact d’un Boeing dans une tour, etc.
Mais cela reste de la documentation. Pour raconter précisément - et au-delà du "réalisme", car un tel événement fait exploser le réel - la destruction des tours du WTC, il fallait se trouver à l’intérieur. C’est le terrible miracle de l’imagination fictionnelle : elle est cognition pure, immédiate, "extrasensorielle" en quelque sorte, sans même la médiation de vos sens et de votre "existence". J’étais donc dans la tour, avec les autres, parce que la tour était en moi, avec l’Autre. Celui qui est en moi.
Pourquoi démarrrer ainsi ? Parce qu’il s’agit de l’événement qui focalise la destruction comme point préliminaire, tel que l’indique Ernst Jünger, pour l’histoire du siècle qui vient de commencer.
D’autre part, de cette catastrophe terminale/initiale, pouvait-on percevoir une authentique vérité, pouvait-elle s’invertir et éclairer le mystère de l’amour et de l’altérité ? De l’effondrement vers l’enfer pouvait-on envisager un contrepôle nous aimantant vers le ciel ? La Paternité est-elle d’ordre purement génétique ou fait-elle intervenir un processus ontologique qui dépasse de loin le meccano protéinique ? Mon personnage extraterrestre parvient à adopter une petite terrienne, mais plus encore il en fait sa propre fille : il accélère en elle les processus évolutionnistes afin de lui faire rejoindre sa propre humanité, stellaire.
Après les Racines du Mal, Vers le nord du ciel est votre second récit édifiant de virtuosité sur la schizophrénie. Pourquoi visiter le 11 Septembre par cette maladie psychiatrique ?
Le 11 Septembre a été l’actualisation d’une schize - sans doute terminale - dans l’histoire humaine. Voici la première guerre mondiale CIVILE. Des appareils civils frappent des tours civiles, des civils détournent des avions remplis de civils pour accomplir leur "mission" purement "symbolique". C’est l’évacuation du militaire hors de la sphère de la guerre, c’est non pas le choc des civilisations, mais leur disjonction absolue, car "synthétique", "globale".
D’autre part, pour ce texte comme pour les autres, chaque personnage central est double, quoique d’une manière spécifique, c’est le problème du rapport entre identité et altérité qui est à chaque fois posé, mais depuis un point de vue à la fois conjoint et différencié, comme les personnes divines de la Trinité.
Raphaël Sorin, éditeur de Houellebecq, a salué ce premier récit comme le plus grand texte de la rentrée littéraire 2007. Pourquoi ne pas en avoir fait un roman à part entière ?
Il est un roman à part entière, toute personne de la Trinité est entière. Le premier récit est écrit - à tous les points de vue - depuis la personne du Père. Le second - Artefact - est placé sous le signe du Saint-Esprit, et le troisième, Le Monde de ce Prince, via son inversion diabolique, puis sa réversion salvatrice, sous celui du Fils - de l’Incarnation.
Comme toujours la forme s’est imposée d’elle-même, et comme je vous le disais : d’une rencontre entre la contingence et la nécessité absolue.
Le long voyage du personnage principal avec la jeune fille nous fait visiter parmi les plus beaux paysages du Canada, ses lacs, sa nature immensement poétique, telle une sorte d’éclipse onirique sur le soleil rouge du terrorisme. La beauté de la nature semble vous consoler de l’horreur humaine ?
Je n’ai besoin d’aucune consolation particulière, le Monde créé par Dieu est irrémissiblement un déversoir continu de grâce et de beauté, ensuite le monde des hommes vient y apporter ses abominations tout comme ses propres merveilles. Il n’y a rien de plus "naturel" qu’une mégalopole, car elle fonctionne comme un système organique primitif, et rien de plus "artificiel" qu’une vaste forêt sauvage car sa production n’est pas humaine, et qu’elle participe d’un Acte où la Parole a créé le Monde, donc d’un Acte artistique au plus haut degré d’intensité.
Après l’écriture-machine de Cosmos Incorporated (Albin Michel, 2005), votre style épouse cette fois ci la galaxie de l’amour filial alors que la jeune héroïne de Vers le nord du ciel n’est pas la fille du personnage principal. Quel est donc l’identité de cet amour ?
J’ai voulu commencé par la figure paternelle de la Trinité, quoi de plus logique ? Dans cette configuration-là j’avais besoin de montrer en quoi la création ontologique différait de la simple reproduction biologique. Cela fait longtemps que j’utilise les théories du junk-DNA pour mes romans. Dans ce récit je n’ai pas voulu parler explicitement de la chose, mais le fait patent que 97% de notre code génétique ne sert pas à la fabrication du meccano protéinique, mais à des activités beaucoup plus mystérieuses pour la science matérialiste d’aujourd’hui, continue d’irriguer ma pensée. J’avais envie d’articuler le problème de l’altérité sur ce clivage naissance/création. C’est le clivage principiel de la théologie chrétienne : chaque personne de la Trinité est née avec les autres tout comme l’Unité primordiale, aucune de ces entités n’est "créée". Je voulais essayer de suivre la ligne de fuite d’une "renaissance" extraterrestre d’un être humain par la reconstruction ontologique qui, selon moi, ne peut avoir d’autre vecteur que l’amour.
L’amour "généalogique" (filial ou fraternel, voire strictement spirituel) est d’ailleurs l’ombre portée par toutes les histoires qui s’assemblent dans ce "tri-roman".
Le second récit porte le nom du roman, Artefact, texte peu accessible en revanche, subtilement lynchien dans son traitement. Ombres sur la réalité, sur l’identité, ne serait-ce pas finalement une sorte d’autobiographie ?
Le livre s’est étrangement configuré avec la forme très précise d’un cerveau. Deux hémisphères - le premier et le dernier récit et un corps-interface - dit "corps calleux" en neurologie - qui permet l’entrelacement continu des diverses fonctions hémisphériques, le récit central.
Je savais aussi que ce qui reliait chaque récit tenait dans le fait que chaque "je" était - d’une façon ou d’une autre - un "écrivain", une "machine à écrire", et dans le récit central il fallait que cet angle de vue soit abordé de plein fouet, sans reculer devant l’indicible, car c’est ce récit qui donne sens au deux autres, même sous une forme ésotérique, je le reconnais. Il est le motif caché dans les deux récits qui le complètent.
Quant à votre question sur l’autobiographie je dirais ceci : c’est plutôt une tentative d’autodissection de l’organe même de la littérature, et de son "organiste", l’écrivain, cette "machine à écrire" qui, dans ce texte, tient une place prépondérante comme forme de vie.
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