La matrice de toutes les dénégations
15 octobre 2007« Nous formerons pour l’Europe l’élément d’un mur contre l’Asie, nous serons l’avant garde de la culture contre la barbarie. » Lorsqu’il écrivait ces mots en 1896, Théodore Herzl n’avait en tête qu’un mur symbolique, mais qui depuis est devenu bien réel. Uri Avnery considère que la théorie du « Clash des Civilisations » inspirée d’Huntington, qui permet de représenter le conflit entre occident et monde musulman comme celui de la démocratie contre l’obscurantisme et le terrorisme, n’est que le dernier avatar de la longue suite de justifications que le sionisme s’est donné afin de refouler cette réalité moralement dérangeante : l’Etat d’Israël s’est bâti sur la dépossession de la terre de Palestine.
QUAND j’entends parler du “clash des civilisations”, je ne sais pas s’il faut rire ou pleurer.
Rire, parce qu’une telle notion est complètement idiote.
Pleurer, parce qu’elle est capable de provoquer d’indicibles désastres.
Il y a d’autant plus de quoi pleurer que nos dirigeants exploitent ce slogan comme prétexte pour saboter toute possibilité de réconciliation israélo-palestinienne. C’est juste un prétexte de plus dans la longue liste des prétextes.
POURQUOI le mouvement sioniste a-t-il eu besoin d’excuses pour justifier la façon dont il traitait les Palestiniens ?
A sa naissance, c’était un mouvement idéaliste. Il donnait une grande importance à ses bases morales. Non seulement pour convaincre le monde, mais par-dessous tout pour avoir la conscience tranquille.
Depuis notre plus tendre enfance, on nous a enseigné la vie des pionniers, beaucoup d’entre eux fils et filles de familles aisées et bien éduquées, qui avaient laissé derrière eux une vie confortable en Europe pour commencer une nouvelle vie dans un pays lointain et - selon les critères de l’époque - primitif. Ici, dans un climat dur auquel ils n’étaient pas habitués, souvent affamés et malades, ils ont accompli un travail physique épuisant sous un soleil torride.
Pour faire cela, ils avaient absolument besoin de croire en la justesse de leur cause. Ils croyaient non seulement à la nécessité de sauver les Juifs d’Europe de la persécution et des pogroms, mais aussi à celle de créer une société plus juste que jamais, une société égalitaire qui soit un modèle pour le monde entier. Léon Tolstoï n’était pas moins important pour eux que Théodore Herzl. Le kibboutz et le moshav étaient des symboles de toute l’entreprise.
Mais ce mouvement idéaliste avait pour objectif de s’installer dans un pays habité par un autre peuple. Comment surmonter cette contradiction entre ses idéaux sublimes et le fait que leur réalisation nécessitait l’expulsion du peuple de sa terre ?
La façon la plus simple était de refouler complètement le problème, en ignorant son existence même : la terre, nous disions-nous, était vide, il n’y avait pas d’autres gens qui y vivaient. Ce fut la justification qui servit à passer par-dessus l’abîme moral.
Seul un des pères fondateurs du mouvement sioniste fut assez courageux pour appeler un chat un chat. Zeev Jabotinsky a écrit il y a déjà 80 ans qu’il était impossible de tromper les Palestiniens (dont il reconnaissait l’existence) et d’acheter leur consentement pour réaliser les aspirations sionistes. Nous sommes des colons blancs qui colonisons la terre du peuple autochtone, disait-il, et il n’y a strictement aucune chance que les indigènes s’y résignent volontairement. Ils résisteront violemment, comme tous les peuples indigènes dans les colonies européennes. Donc, nous avons besoin d’un “mur de fer” pour protéger l’entreprise sioniste.
Quand on dit à Jabotinsky que cette approche était immorale, il répliqua que les Juifs essayaient de se sauver du désastre qui les menaçait en Europe et donc que ce besoin moral l’emportait pour eux sur les considérations morales concernant les Arabes de Palestine.
La plupart des sionistes n’étaient pas prêts à accepter cette approche axée sur la force. Ils cherchaient avec ferveur une justification morale avec laquelle ils pourraient vivre.
Ainsi a démarré la longue quête des justifications - chaque prétexte supplantant le précédent, en fonction de l’évolution des modes spirituelles dans le monde.
LA PREMIÈRE justification fut précisement la seule ridiculisée par Jabotinsky : nous sommes en fait venus dans l’intérêt des Arabes. Nous les sortirons de leurs conditions de vie primitives, de leur ignorance et de leur misère. Nous leur enseignerons des méthodes modernes d’agriculture et nous leur apporterons une médecine avancée. Nous leur apporterons tout - sauf l’emploi parce que nous avons besoin de tous les emplois pour les Juifs qui seront conduits ici, ce qui, de Juifs du ghetto, nous transformera en un peuple d’ouvriers et de laboureurs.
Quand les Arabes ingrats se sont mis à résister à notre grand projet, en dépit de tous les avantages que nous étions supposé leur apporter, nous avons trouvé une justification marxiste : ce ne sont pas les Arabes qui s’opposent à nous, mais seulement les “effendis” [“propriétaires absents” ndt]. Les riches Arabes, les grands propriétaires, craignent que l’exemple rayonnant de la communauté hébraïque égalitaire attire les prolétaires arabes exploités et les améne à se dresser contre leurs oppresseurs.
Cela non plus n’a pas marché longtemps, peut-être parce que les Arabes ont vu comment les sionistes achetaient la terre à ces mêmes “effendis” et chassaient les métayers qui cultivaient cette terre depuis des générations.
La montée des nazis en Europe a apporté des masses de Juifs dans le pays. Les Arabes ont vu comment la terre se retirait sous leurs pieds, et ils ont lancé une rebellion contre les Anglais et les Juifs en 1936. Pourquoi, demandaient les Arabes, devraient-ils payer pour la persécution des Juifs par les Européens ? Mais la révolte arabe nous donna une nouvelle justification : les Arabes soutiennent les nazis. Et de fait, le grand mufti de Jérusalem, Hajj Amin al-Husseini, fut photographié assis à côté d’Hitler. Certaines personnes “découvrirent” que le mufti était le véritable instigateur de l’Holocauste. (Des années plus tard il fut révélé qu’Hitler détestait le mufti, qui n’eut strictement aucune influence sur les nazis.)
La Seconde guerre mondiale prit fin et fut suivie par la guerre de 1948. La moitié des Palestiniens vaincus devinrent des réfugiés. Cela ne troubla pas la conscience sioniste. Parce que tout le monde savait : ils sont partis de leur plein gré. Leurs dirigeants les ont appelés à quitter leurs maisons, pour revenir après la victoire des armées arabes. Certes, aucune preuve n’a jamais été trouvée pour étayer cette affirmation absurde, mais elle suffisait à apaiser notre conscience à l’époque.
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15 octobre 2007« Nous formerons pour l’Europe l’élément d’un mur contre l’Asie, nous serons l’avant garde de la culture contre la barbarie. » Lorsqu’il écrivait ces mots en 1896, Théodore Herzl n’avait en tête qu’un mur symbolique, mais qui depuis est devenu bien réel. Uri Avnery considère que la théorie du « Clash des Civilisations » inspirée d’Huntington, qui permet de représenter le conflit entre occident et monde musulman comme celui de la démocratie contre l’obscurantisme et le terrorisme, n’est que le dernier avatar de la longue suite de justifications que le sionisme s’est donné afin de refouler cette réalité moralement dérangeante : l’Etat d’Israël s’est bâti sur la dépossession de la terre de Palestine.
QUAND j’entends parler du “clash des civilisations”, je ne sais pas s’il faut rire ou pleurer.
Rire, parce qu’une telle notion est complètement idiote.
Pleurer, parce qu’elle est capable de provoquer d’indicibles désastres.
Il y a d’autant plus de quoi pleurer que nos dirigeants exploitent ce slogan comme prétexte pour saboter toute possibilité de réconciliation israélo-palestinienne. C’est juste un prétexte de plus dans la longue liste des prétextes.
POURQUOI le mouvement sioniste a-t-il eu besoin d’excuses pour justifier la façon dont il traitait les Palestiniens ?
A sa naissance, c’était un mouvement idéaliste. Il donnait une grande importance à ses bases morales. Non seulement pour convaincre le monde, mais par-dessous tout pour avoir la conscience tranquille.
Depuis notre plus tendre enfance, on nous a enseigné la vie des pionniers, beaucoup d’entre eux fils et filles de familles aisées et bien éduquées, qui avaient laissé derrière eux une vie confortable en Europe pour commencer une nouvelle vie dans un pays lointain et - selon les critères de l’époque - primitif. Ici, dans un climat dur auquel ils n’étaient pas habitués, souvent affamés et malades, ils ont accompli un travail physique épuisant sous un soleil torride.
Pour faire cela, ils avaient absolument besoin de croire en la justesse de leur cause. Ils croyaient non seulement à la nécessité de sauver les Juifs d’Europe de la persécution et des pogroms, mais aussi à celle de créer une société plus juste que jamais, une société égalitaire qui soit un modèle pour le monde entier. Léon Tolstoï n’était pas moins important pour eux que Théodore Herzl. Le kibboutz et le moshav étaient des symboles de toute l’entreprise.
Mais ce mouvement idéaliste avait pour objectif de s’installer dans un pays habité par un autre peuple. Comment surmonter cette contradiction entre ses idéaux sublimes et le fait que leur réalisation nécessitait l’expulsion du peuple de sa terre ?
La façon la plus simple était de refouler complètement le problème, en ignorant son existence même : la terre, nous disions-nous, était vide, il n’y avait pas d’autres gens qui y vivaient. Ce fut la justification qui servit à passer par-dessus l’abîme moral.
Seul un des pères fondateurs du mouvement sioniste fut assez courageux pour appeler un chat un chat. Zeev Jabotinsky a écrit il y a déjà 80 ans qu’il était impossible de tromper les Palestiniens (dont il reconnaissait l’existence) et d’acheter leur consentement pour réaliser les aspirations sionistes. Nous sommes des colons blancs qui colonisons la terre du peuple autochtone, disait-il, et il n’y a strictement aucune chance que les indigènes s’y résignent volontairement. Ils résisteront violemment, comme tous les peuples indigènes dans les colonies européennes. Donc, nous avons besoin d’un “mur de fer” pour protéger l’entreprise sioniste.
Quand on dit à Jabotinsky que cette approche était immorale, il répliqua que les Juifs essayaient de se sauver du désastre qui les menaçait en Europe et donc que ce besoin moral l’emportait pour eux sur les considérations morales concernant les Arabes de Palestine.
La plupart des sionistes n’étaient pas prêts à accepter cette approche axée sur la force. Ils cherchaient avec ferveur une justification morale avec laquelle ils pourraient vivre.
Ainsi a démarré la longue quête des justifications - chaque prétexte supplantant le précédent, en fonction de l’évolution des modes spirituelles dans le monde.
LA PREMIÈRE justification fut précisement la seule ridiculisée par Jabotinsky : nous sommes en fait venus dans l’intérêt des Arabes. Nous les sortirons de leurs conditions de vie primitives, de leur ignorance et de leur misère. Nous leur enseignerons des méthodes modernes d’agriculture et nous leur apporterons une médecine avancée. Nous leur apporterons tout - sauf l’emploi parce que nous avons besoin de tous les emplois pour les Juifs qui seront conduits ici, ce qui, de Juifs du ghetto, nous transformera en un peuple d’ouvriers et de laboureurs.
Quand les Arabes ingrats se sont mis à résister à notre grand projet, en dépit de tous les avantages que nous étions supposé leur apporter, nous avons trouvé une justification marxiste : ce ne sont pas les Arabes qui s’opposent à nous, mais seulement les “effendis” [“propriétaires absents” ndt]. Les riches Arabes, les grands propriétaires, craignent que l’exemple rayonnant de la communauté hébraïque égalitaire attire les prolétaires arabes exploités et les améne à se dresser contre leurs oppresseurs.
Cela non plus n’a pas marché longtemps, peut-être parce que les Arabes ont vu comment les sionistes achetaient la terre à ces mêmes “effendis” et chassaient les métayers qui cultivaient cette terre depuis des générations.
La montée des nazis en Europe a apporté des masses de Juifs dans le pays. Les Arabes ont vu comment la terre se retirait sous leurs pieds, et ils ont lancé une rebellion contre les Anglais et les Juifs en 1936. Pourquoi, demandaient les Arabes, devraient-ils payer pour la persécution des Juifs par les Européens ? Mais la révolte arabe nous donna une nouvelle justification : les Arabes soutiennent les nazis. Et de fait, le grand mufti de Jérusalem, Hajj Amin al-Husseini, fut photographié assis à côté d’Hitler. Certaines personnes “découvrirent” que le mufti était le véritable instigateur de l’Holocauste. (Des années plus tard il fut révélé qu’Hitler détestait le mufti, qui n’eut strictement aucune influence sur les nazis.)
La Seconde guerre mondiale prit fin et fut suivie par la guerre de 1948. La moitié des Palestiniens vaincus devinrent des réfugiés. Cela ne troubla pas la conscience sioniste. Parce que tout le monde savait : ils sont partis de leur plein gré. Leurs dirigeants les ont appelés à quitter leurs maisons, pour revenir après la victoire des armées arabes. Certes, aucune preuve n’a jamais été trouvée pour étayer cette affirmation absurde, mais elle suffisait à apaiser notre conscience à l’époque.
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