Quand les missionnaires rencontrent l’islam berbère : cécité coloniale et malentendus dans l’Algérie de la fin du XIXe siècle
Session thématique « Religions et statuts personnels »
Mardi 20 juin 2006 -
Vidéo en ligne ICI
L’analyse du discours et des pratiques missionnaires concernant l’islam kabyle permet de saisir une véritable déformation des réalités sociologiques de la Kabylie de cette fin de siècle. Quand ce ne sont pas les poncifs les plus caricaturaux - liés à la représentation chrétienne de l’islam du xixe siècle et à une méconnaissance flagrante de cette religion -, c’est le silence qui domine. Silence qui oblitère les réalités musulmanes des sociétés berbères, et qui n’accorde aucune importance ou du moins très limitée aux pratiques religieuses locales - considérées pour la plupart du temps comme des mimétismes mécaniques sans réelle spiritualité.
Si l’islam ne bénéficie, jusqu’aux débuts des années 1920, d’aucun traitement particulier et d’aucun intérêt curieux, la place réservée au christianisme ancien de l’Afrique du Nord, considéré comme la religion ancienne et oubliée des Berbères, est considérable.
L’article s’articulera autour des trois points suivants : 1) Mythe berbère et/ou kabyle : références et acteurs, 2) L’islam kabyle : un « islam moins pur » ? et 3) Une rencontre évangélique décevante.
Cette étude se propose de présenter les modalités et les enjeux d’un mouvement de conversions de Berbères d’Algérie - ici Kabyles - au christianisme. Ce phénomène de conversion au catholicisme est apparu en Kabylie dans les années 1870 suite à des actions d’évangélisation d’un groupe de missionnaires catholiques : les Pères Blancs ou Missionnaires d’Afrique. La conversion de musulmans berbères au catholicisme est un phénomène peu connu. Plus généralement, l’histoire de la rencontre entre la colonisation et l’évangélisation à la fin du xixe siècle en Algérie est un épisode à peine effleuré par la connaissance historique. Il s’agit donc d’évoquer une situation de transgression - ou de glissement - confessionnelle dans la fin du xixe siècle dans l’Algérie coloniale dans un contexte de répression violente de la dernière grande insurrection algérienne contre la domination coloniale (1871).
Ces conversions se déclarent dans un moment de grande violence politique et idéologique, et elles sont le produit d’une action missionnaire volontariste et très active : cadre colonial, évangélisation catholique offensive et représentations rigides et réductrices des sociétés colonisées et là en l’occurrence la société kabyle. Ces conversions se sont produites en Kabylie - dans la Kabylie montagneuse -, et ont alimenté des représentations excessives et polémiques sur la religion des Kabyles, leurs rapports à l’islam, et plus généralement des considérations problématiques sur l’islam non arabe :
- conversions qui ont alimenté des polémiques violentes et sont ressenties comme des phénomènes encombrants, pour la mémoire collective contemporaine ;
- conversions qui renvoyaient trop à l’idéologie assimilationniste du modèle colonial français et au mythe berbère : christianiser et franciser ;
- qui se convertit, quelles modalités prennent les actes de passage confessionnel, quels enjeux recouvrent la conversion ?
Il s’agit de montrer les interactions entre discours et pratiques missionnaires et la réceptivité de la société kabyle. Qu’attendent les missionnaires et que disent-ils ? Que font les convertis et quel est le sens de leur conversion ? Peut-on parler de conversion dans le sens d’une spiritualité nouvelle et acquise ou alors de compromis ?
La question de la conversion se pose sur un espace géographique concernant cinq tribus (Ath-Ismail, Ath-Menguellat, Ath-Yenni, Beni-Douala, Ouadhias), au cœur du massif montagneux du Djurdjura. Ces cinq tribus sont des lieux d’implantation ancienne des missionnaires et elles correspondent également à des espaces de grande pauvreté et de marginalisation économiques associés à des situations fréquentes de dénuement. Cet intérêt pour des régions enclavées dans le massif montagneux participe de l’idée de retrouver des traces d’un christianisme ancien parmi des populations protégées en quelque sorte de l’altérité par leur isolement ; retrouver ainsi le christianisme ancien le plus pur et le plus authentique[1].
Mythe berbère et/ou kabyle : références et acteurs
Le projet de conversion des Kabyles est à l’initiative de Charles Lavigerie, évêque de Nancy, nommé archevêque d’Alger en 1867. Sa nomination à Alger lui laisse entrevoir la possibilité d’entreprendre un projet de conversion de grande ampleur ; celle du continent africain tout entier. Selon lui, l’Algérie
n’est qu’une porte ouverte par la Providence sur un continent barbare de deux cents millions d’âmes et que c’était là surtout qu’il fallait porter l’œuvre de l’apostolat catholique.
Dès sa nomination, il s’intéresse à la Kabylie qui retient toute son attention et mobilise une partie de son énergie. Sa position officielle ne lui permettant pas d’agir directement sur le terrain, il fonde la société des Missionnaires d’Afrique plus connue sous le nom de la société des Pères Blancs. Ces derniers n’étaient pourtant pas les premiers religieux à s’installer en Kabylie. En effet, les Jésuites avaient déjà investi le terrain à la fin des années 1840, pour y implanter quelques postes mais sans réelle action concrète sur le terrain. Ils étaient présents pour encadrer les garnisons militaires et les quelques dizaines de civils qui s’étaient lancés dans l’aventure coloniale.
Lavigerie, dans son projet de christianiser la Kabylie, instrumentalisa toute l’imagerie coloniale qui alimenta abondamment le mythe kabyle de la deuxième moitié du xixe siècle[2]. Sa vision caricaturale de l’histoire religieuse de l’Afrique du Nord selon laquelle tous les Berbères auraient adhéré au christianisme à l’époque romaine laissait supposer selon lui, tout un fonds de traditions et de pratiques chrétiennes qui ne demandaient qu’à resurgir ; et surtout que « ces anciens chrétiens » montraient les dispositions les plus favorables à un retour au christianisme.
En tant que région berbère, avec tous les particularismes culturels et linguistiques qui s’y rattachent, la Kabylie a eu à subir les assauts d’une politique fantasmée d’assimilation avec pour unique argumentaire l’arsenal du mythe berbère. Un outillage idéologique élaboré de bric et de broc où les connaissances scientifiques côtoient les éléments les plus irrationnels et où les idéaux généreux fusionnent avec les approches les plus racistes. Si aberrant qu’il soit, le mythe berbère a connu des applications directes en Kabylie avec des applications plus ou moins heureuses. Les missionnaires ne sont pas les seuls dépositaires de ce prêt à penser ; tout l’esprit colonial en est imprégné. Si les autorités coloniales - militaires et administratives -, par pragmatisme politique, ont souvent adopté une position de réserve, les congrégations religieuses ont intégré le principe d’une évangélisation, sur une vaste échelle, en milieu berbère. On touche là à l’idée lourdement suggérée ou sous-entendue que les Berbères, convertis, il y a de cela des siècles, à l’islam par la force ou l’intérêt, n’opposeraient qu’une faible résistance à une autre conversion. Dans le discours missionnaire, la Kabylie est abordée comme un univers d’islamisés et non de musulmans et toute la différence est là.
Session thématique « Religions et statuts personnels »
Mardi 20 juin 2006 -
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L’analyse du discours et des pratiques missionnaires concernant l’islam kabyle permet de saisir une véritable déformation des réalités sociologiques de la Kabylie de cette fin de siècle. Quand ce ne sont pas les poncifs les plus caricaturaux - liés à la représentation chrétienne de l’islam du xixe siècle et à une méconnaissance flagrante de cette religion -, c’est le silence qui domine. Silence qui oblitère les réalités musulmanes des sociétés berbères, et qui n’accorde aucune importance ou du moins très limitée aux pratiques religieuses locales - considérées pour la plupart du temps comme des mimétismes mécaniques sans réelle spiritualité.
Si l’islam ne bénéficie, jusqu’aux débuts des années 1920, d’aucun traitement particulier et d’aucun intérêt curieux, la place réservée au christianisme ancien de l’Afrique du Nord, considéré comme la religion ancienne et oubliée des Berbères, est considérable.
L’article s’articulera autour des trois points suivants : 1) Mythe berbère et/ou kabyle : références et acteurs, 2) L’islam kabyle : un « islam moins pur » ? et 3) Une rencontre évangélique décevante.
Cette étude se propose de présenter les modalités et les enjeux d’un mouvement de conversions de Berbères d’Algérie - ici Kabyles - au christianisme. Ce phénomène de conversion au catholicisme est apparu en Kabylie dans les années 1870 suite à des actions d’évangélisation d’un groupe de missionnaires catholiques : les Pères Blancs ou Missionnaires d’Afrique. La conversion de musulmans berbères au catholicisme est un phénomène peu connu. Plus généralement, l’histoire de la rencontre entre la colonisation et l’évangélisation à la fin du xixe siècle en Algérie est un épisode à peine effleuré par la connaissance historique. Il s’agit donc d’évoquer une situation de transgression - ou de glissement - confessionnelle dans la fin du xixe siècle dans l’Algérie coloniale dans un contexte de répression violente de la dernière grande insurrection algérienne contre la domination coloniale (1871).
Ces conversions se déclarent dans un moment de grande violence politique et idéologique, et elles sont le produit d’une action missionnaire volontariste et très active : cadre colonial, évangélisation catholique offensive et représentations rigides et réductrices des sociétés colonisées et là en l’occurrence la société kabyle. Ces conversions se sont produites en Kabylie - dans la Kabylie montagneuse -, et ont alimenté des représentations excessives et polémiques sur la religion des Kabyles, leurs rapports à l’islam, et plus généralement des considérations problématiques sur l’islam non arabe :
- conversions qui ont alimenté des polémiques violentes et sont ressenties comme des phénomènes encombrants, pour la mémoire collective contemporaine ;
- conversions qui renvoyaient trop à l’idéologie assimilationniste du modèle colonial français et au mythe berbère : christianiser et franciser ;
- qui se convertit, quelles modalités prennent les actes de passage confessionnel, quels enjeux recouvrent la conversion ?
Il s’agit de montrer les interactions entre discours et pratiques missionnaires et la réceptivité de la société kabyle. Qu’attendent les missionnaires et que disent-ils ? Que font les convertis et quel est le sens de leur conversion ? Peut-on parler de conversion dans le sens d’une spiritualité nouvelle et acquise ou alors de compromis ?
La question de la conversion se pose sur un espace géographique concernant cinq tribus (Ath-Ismail, Ath-Menguellat, Ath-Yenni, Beni-Douala, Ouadhias), au cœur du massif montagneux du Djurdjura. Ces cinq tribus sont des lieux d’implantation ancienne des missionnaires et elles correspondent également à des espaces de grande pauvreté et de marginalisation économiques associés à des situations fréquentes de dénuement. Cet intérêt pour des régions enclavées dans le massif montagneux participe de l’idée de retrouver des traces d’un christianisme ancien parmi des populations protégées en quelque sorte de l’altérité par leur isolement ; retrouver ainsi le christianisme ancien le plus pur et le plus authentique[1].
Mythe berbère et/ou kabyle : références et acteurs
Le projet de conversion des Kabyles est à l’initiative de Charles Lavigerie, évêque de Nancy, nommé archevêque d’Alger en 1867. Sa nomination à Alger lui laisse entrevoir la possibilité d’entreprendre un projet de conversion de grande ampleur ; celle du continent africain tout entier. Selon lui, l’Algérie
n’est qu’une porte ouverte par la Providence sur un continent barbare de deux cents millions d’âmes et que c’était là surtout qu’il fallait porter l’œuvre de l’apostolat catholique.
Dès sa nomination, il s’intéresse à la Kabylie qui retient toute son attention et mobilise une partie de son énergie. Sa position officielle ne lui permettant pas d’agir directement sur le terrain, il fonde la société des Missionnaires d’Afrique plus connue sous le nom de la société des Pères Blancs. Ces derniers n’étaient pourtant pas les premiers religieux à s’installer en Kabylie. En effet, les Jésuites avaient déjà investi le terrain à la fin des années 1840, pour y implanter quelques postes mais sans réelle action concrète sur le terrain. Ils étaient présents pour encadrer les garnisons militaires et les quelques dizaines de civils qui s’étaient lancés dans l’aventure coloniale.
Lavigerie, dans son projet de christianiser la Kabylie, instrumentalisa toute l’imagerie coloniale qui alimenta abondamment le mythe kabyle de la deuxième moitié du xixe siècle[2]. Sa vision caricaturale de l’histoire religieuse de l’Afrique du Nord selon laquelle tous les Berbères auraient adhéré au christianisme à l’époque romaine laissait supposer selon lui, tout un fonds de traditions et de pratiques chrétiennes qui ne demandaient qu’à resurgir ; et surtout que « ces anciens chrétiens » montraient les dispositions les plus favorables à un retour au christianisme.
En tant que région berbère, avec tous les particularismes culturels et linguistiques qui s’y rattachent, la Kabylie a eu à subir les assauts d’une politique fantasmée d’assimilation avec pour unique argumentaire l’arsenal du mythe berbère. Un outillage idéologique élaboré de bric et de broc où les connaissances scientifiques côtoient les éléments les plus irrationnels et où les idéaux généreux fusionnent avec les approches les plus racistes. Si aberrant qu’il soit, le mythe berbère a connu des applications directes en Kabylie avec des applications plus ou moins heureuses. Les missionnaires ne sont pas les seuls dépositaires de ce prêt à penser ; tout l’esprit colonial en est imprégné. Si les autorités coloniales - militaires et administratives -, par pragmatisme politique, ont souvent adopté une position de réserve, les congrégations religieuses ont intégré le principe d’une évangélisation, sur une vaste échelle, en milieu berbère. On touche là à l’idée lourdement suggérée ou sous-entendue que les Berbères, convertis, il y a de cela des siècles, à l’islam par la force ou l’intérêt, n’opposeraient qu’une faible résistance à une autre conversion. Dans le discours missionnaire, la Kabylie est abordée comme un univers d’islamisés et non de musulmans et toute la différence est là.
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