La Fédération des élus des musulmans du département de Constantine : à l’Est se lève la notabilité ? (1930-1943)
FROMAGE Julien
Université Denis Diderot-Paris 7
Association de type loi 1901, la Fédération des élus des musulmans du département de Constantine (FEMDC), fut fondée le 29 juin 1930 à Constantine en présence de 100 élus du département réunis au cinéma le Nunez. Sa place centrale dans l’histoire sociopolitique de l’Algérie de l’entre-deux-guerres est d’abord attestée par la profusion des investigations effectuées par les services de renseignement de la colonie, dont les archives portent la trace. Pour le pouvoir de l’époque la fédération fut, sous la conduite du Dr Bendjelloul, le principal ennemi du système colonial de 1933 à 1939.
L’historiographie de la période, atteste cette centralité dans le champ politique. Pourtant, aucune étude de fond n’a été entreprise jusqu’à ce jour sur la fédération, pas plus que sur son leader[1]. Les élus ont été, tour à tour, intégrés dans l’analyse historique comme partie prenante du mouvement Jeune Algérien, des notabilités, des « évolués », des « francisés » ou encore des « intellectuels ».
Disons-le d’emblée, ces catégories ne recouvrent qu’imparfaitement le mouvement fédéral. Du reste, sa définition reste floue dans les écrits historiques. Au mieux il est réduit à son combat pour l’intégration dans la cité française dans le cadre de la lutte pour le vote du projet Blum-Viollette, au pire il est rejeté parce qu’il ne cadre pas avec ce qu’Omar Carlier a analysé comme une histoire nationaliste du mouvement national algérien. L’échec final de la démarche, appréciée au regard de l’élitisme qui lui fut imputé, détourna les historiens de cet objet central dans la période.
Nous ne prétendrons pas instruire ici un procès historiographique, ni démêler les logiques mémorielles qui le sous-tendent en partie. Plus modestement, nous essaierons de définir une trame événementielle et d’apprécier le rôle des élus dans la politisation des populations algériennes. Nous retracerons donc, dans un premier temps, l’évolution chronologique du mouvement fédéral, avant de nous interroger sur la pratique politique des élus. Notre propos sera sciemment borné à la période 1930-1943 et, spatialement, au Constantinois principalement. Nous n’aborderons pas dans le détail les questions doctrinales et programmatiques, pas plus que le rapport des élus à leurs interlocuteurs français. Enfin, nous focaliserons notre attention sur la fédération pour elle-même. La question des relations entre les divers groupes politiques algériens ne sera donc évoquée que brièvement.
L’expérience fédérale au cœur des années 1930
Origines et montée en puissance du djelloulisme (1930-1935)
Revendiquant l’héritage du mouvement Jeune Algérien[2], les élus fédérés ne se distinguent guère de leurs aînés par leurs aspirations au moment de la création des Fédérations des élus des musulmans des départements d’Oran et de Constantine, respectivement les 11 mai et 29 juin 1930.
Dans le vacuum politique laissé par le retrait de l’émir Khaled, la naissance de ces fédérations départementales pourrait être considérée comme une énième reprise du mouvement des « évolués »[3]. Elle procède, en effet, d’un certain opportunisme, face aux célébrations du Centenaire de la prise d’Alger.
Venant en contrepoint de la Fédération des maires d’Algérie et des comités locaux et départementaux du centenaire des élus européens, les fédérations d’élus algériens sont également inspirées par les « indigénophiles », l’ex-gouverneur général Maurice Viollette en tête. Au regard des expériences antérieures, ces fédérations matérialisent cependant dès 1930 une double inflexion : le passage de l’échelle individuelle ou du petit nombre à la mise en réseau d’une part, le déplacement du cœur politique de l’Algérie vers l’est d’autre part.
La FEMDC se distingue rapidement des autres fédérations départementales[4] par son activisme et la radicalisation de ses pratiques sous la férule du Dr Bendjelloul. De 1931 à 1933 s’opèrent l’exclusion des plus modérés[5] et l’émergence d’une nouvelle génération d’élus, dominée par les professions libérales[6]. Sur quelle formule politique s’appuie le spectaculaire développement de ce qu’on appelle alors le djelloulisme ?
La conquête et l’extension du champ politique constantinois passent nécessairement par la structuration du mouvement. Ce processus est initié dès 1931 par Chérif Sisbane qui renforce la présidentialisation de l’organe fédéral préalablement à la visite des commissions d’enquête sénatoriale et parlementaire conduites par Maurice Viollette et Pierre Taittinger en avril 1931. C’est au cours et à la suite de cette visite que le Dr Bendjelloul, démissionnaire de son poste de médecin de colonisation, se démarque du lobbying respectueux des leaders modérés de la FEMDC. Les premiers contacts sont pris avec Viollette, ils ne cesseront de se renforcer jusqu’à l’avènement du Front populaire. Profitant de sa position géographique centrale, de ses racines dans la notabilité citadine, de ses affinités avec le mouvement Ouléma de son cousin Abdelhamid Benbadis, du patronage des pionniers Jeunes Algériens ou du soutien du publiciste Rabah Zénati, Mohammed-Salah Bendjelloul renverse la direction de la fédération au terme d’une lutte de près d’un an et demi, le 27 avril 1933.
Dans un premier temps, il poursuit l’œuvre de concentration des pouvoirs initiée par son prédécesseur : la Fédération s’installe 8 rue de Chabron, dans l’appartement mitoyen de son cabinet médical. Le Dr Bendjelloul met sur pied une double délégation à Paris en mai et juin 1933[7], pour faire pièce à la circulaire Michel et à l’attentisme français en matière de réformes.
Le retournement est de taille. Les hommes sont renouvelés[8], les objectifs et modes politiques bouleversés. La fédération rejette le rôle d’interface passive joué par les élus entre l’Administration et les populations musulmanes. Le projet est anticolonial : il implique le refus par principe des institutions et règles du colonialisme que sont le gouvernement général, les Affaires indigènes, l’indigénat, le code forestier et, au politique, la non-représentation des Algériens au Parlement.
Un premier groupe - Bendjelloul et les Algérois Chekiken, Zerrouk et Ben el Bey - se rend à Paris et à Dreux du 11 au 19 mai 1933 pour le jubilé politique de Maurice Viollette. Le ministre de l’Intérieur, Camille Chautemps, leur fait bon accueil et encourage l’idée d’une délégation d’élus. De retour en Algérie, la FEMDC est mise sur le pied de guerre. Bendjelloul et les cadres du mouvement sillonnent le département pendant trois semaines, haranguent les foules en choisissant les jours de marché, à l’instar de l’émir Khaled. Ils recueillent également les doléances et collectent les fonds nécessaires à la délégation de juin menée de pair avec les élus algérois et oranais. Ces préparatifs sont effectués avec minutie et rigueur. Le Dr Bendjelloul édite un règlement intérieur pour la délégation constantinoise. Une stricte discipline est imposée[9], sous l’autorité d’un comité directeur. Les délégués sont « tenus d’avoir la coiffure nationale [le fez ou la chéchia] dans la journée et pendant les démarches officielles ou officieuses [...] ils doivent les dissimuler lorsqu’il s’agira d’aller visiter les salles de spectacle parisienne ou autres ».
L’échec de la délégation, en dépit de ces lourds préparatifs, est un camouflet humiliant pour les élus. L’intervention du gouverneur général Carde, des colons et du tout puissant sénateur Duroux d’Alger font plier gouvernement et parlementaires. Les élus optent pour la démission collective[10], marquant un peu plus leur refus d’être des agents subalternes du système colonial. Pour légitimer leur projet réformiste ils partent à la conquête d’une opinion publique algérienne encore largement latente.
Parallèlement à la concentration des pouvoirs au sein de la FEMDC, la stratégie fédérale implique une mise en réseau des lieux existants de la sociabilité au service du projet réformiste. L’exemple constantinois donne à voir l’implication des élus dans la genèse du temps social algérien[11]. Ces sociabilités ne sont pas inféodées de manière univoque ou complète au projet fédéral. L’action des élus n’en démontre pas moins la volonté de sortir du milieu étroit de la notabilité musulmane, en direction des plus démunis, des jeunes, des intellectuels, etc. L’approche reste segmentaire dans son essence[12] mais vaut par la mise en relation de différents groupes sociaux qui d’ailleurs se recoupent souvent. Quant à la presse, elle reste le forum privilégié du groupe de tête eu égard à la politisation. Projets et discours recoupent largement l’action des oulémas[13].
La conquête des urnes reste néanmoins un préalable nécessaire à la revendication réformiste. De ce point de vue, les élections au conseil général d’octobre 1934 et aux Délégations financières de janvier 1935 marquent un tournant décisif. Pour la première fois, les élus présentent des listes élaborées au sein du conseil d’administration de la fédération dans toutes les circonscriptions. Le succès est convainquant. Il valide la stratégie transgressive des élus et de leur leader. Réprimandé à plusieurs reprises pour violence sur les agents coloniaux algériens lorsqu’il était médecin de colonisation, le Dr Bendjelloul mène en effet la résistance fiscale à Aïn M’Lila en 1932. Sa condamnation en septembre 1934, pour avoir giflé un inspecteur de police durant les émeutes antijuives d’août, fait de lui un za’im, voire un mahdi[14].
Ainsi, le mouvement des élus, emmené par Bendjelloul à partir de 1931-1932, matérialise la montée en puissance d’une génération nouvelle, innovante et plus radicale, et l’émergence d’un leader.
FROMAGE Julien
Université Denis Diderot-Paris 7
Association de type loi 1901, la Fédération des élus des musulmans du département de Constantine (FEMDC), fut fondée le 29 juin 1930 à Constantine en présence de 100 élus du département réunis au cinéma le Nunez. Sa place centrale dans l’histoire sociopolitique de l’Algérie de l’entre-deux-guerres est d’abord attestée par la profusion des investigations effectuées par les services de renseignement de la colonie, dont les archives portent la trace. Pour le pouvoir de l’époque la fédération fut, sous la conduite du Dr Bendjelloul, le principal ennemi du système colonial de 1933 à 1939.
L’historiographie de la période, atteste cette centralité dans le champ politique. Pourtant, aucune étude de fond n’a été entreprise jusqu’à ce jour sur la fédération, pas plus que sur son leader[1]. Les élus ont été, tour à tour, intégrés dans l’analyse historique comme partie prenante du mouvement Jeune Algérien, des notabilités, des « évolués », des « francisés » ou encore des « intellectuels ».
Disons-le d’emblée, ces catégories ne recouvrent qu’imparfaitement le mouvement fédéral. Du reste, sa définition reste floue dans les écrits historiques. Au mieux il est réduit à son combat pour l’intégration dans la cité française dans le cadre de la lutte pour le vote du projet Blum-Viollette, au pire il est rejeté parce qu’il ne cadre pas avec ce qu’Omar Carlier a analysé comme une histoire nationaliste du mouvement national algérien. L’échec final de la démarche, appréciée au regard de l’élitisme qui lui fut imputé, détourna les historiens de cet objet central dans la période.
Nous ne prétendrons pas instruire ici un procès historiographique, ni démêler les logiques mémorielles qui le sous-tendent en partie. Plus modestement, nous essaierons de définir une trame événementielle et d’apprécier le rôle des élus dans la politisation des populations algériennes. Nous retracerons donc, dans un premier temps, l’évolution chronologique du mouvement fédéral, avant de nous interroger sur la pratique politique des élus. Notre propos sera sciemment borné à la période 1930-1943 et, spatialement, au Constantinois principalement. Nous n’aborderons pas dans le détail les questions doctrinales et programmatiques, pas plus que le rapport des élus à leurs interlocuteurs français. Enfin, nous focaliserons notre attention sur la fédération pour elle-même. La question des relations entre les divers groupes politiques algériens ne sera donc évoquée que brièvement.
L’expérience fédérale au cœur des années 1930
Origines et montée en puissance du djelloulisme (1930-1935)
Revendiquant l’héritage du mouvement Jeune Algérien[2], les élus fédérés ne se distinguent guère de leurs aînés par leurs aspirations au moment de la création des Fédérations des élus des musulmans des départements d’Oran et de Constantine, respectivement les 11 mai et 29 juin 1930.
Dans le vacuum politique laissé par le retrait de l’émir Khaled, la naissance de ces fédérations départementales pourrait être considérée comme une énième reprise du mouvement des « évolués »[3]. Elle procède, en effet, d’un certain opportunisme, face aux célébrations du Centenaire de la prise d’Alger.
Venant en contrepoint de la Fédération des maires d’Algérie et des comités locaux et départementaux du centenaire des élus européens, les fédérations d’élus algériens sont également inspirées par les « indigénophiles », l’ex-gouverneur général Maurice Viollette en tête. Au regard des expériences antérieures, ces fédérations matérialisent cependant dès 1930 une double inflexion : le passage de l’échelle individuelle ou du petit nombre à la mise en réseau d’une part, le déplacement du cœur politique de l’Algérie vers l’est d’autre part.
La FEMDC se distingue rapidement des autres fédérations départementales[4] par son activisme et la radicalisation de ses pratiques sous la férule du Dr Bendjelloul. De 1931 à 1933 s’opèrent l’exclusion des plus modérés[5] et l’émergence d’une nouvelle génération d’élus, dominée par les professions libérales[6]. Sur quelle formule politique s’appuie le spectaculaire développement de ce qu’on appelle alors le djelloulisme ?
La conquête et l’extension du champ politique constantinois passent nécessairement par la structuration du mouvement. Ce processus est initié dès 1931 par Chérif Sisbane qui renforce la présidentialisation de l’organe fédéral préalablement à la visite des commissions d’enquête sénatoriale et parlementaire conduites par Maurice Viollette et Pierre Taittinger en avril 1931. C’est au cours et à la suite de cette visite que le Dr Bendjelloul, démissionnaire de son poste de médecin de colonisation, se démarque du lobbying respectueux des leaders modérés de la FEMDC. Les premiers contacts sont pris avec Viollette, ils ne cesseront de se renforcer jusqu’à l’avènement du Front populaire. Profitant de sa position géographique centrale, de ses racines dans la notabilité citadine, de ses affinités avec le mouvement Ouléma de son cousin Abdelhamid Benbadis, du patronage des pionniers Jeunes Algériens ou du soutien du publiciste Rabah Zénati, Mohammed-Salah Bendjelloul renverse la direction de la fédération au terme d’une lutte de près d’un an et demi, le 27 avril 1933.
Dans un premier temps, il poursuit l’œuvre de concentration des pouvoirs initiée par son prédécesseur : la Fédération s’installe 8 rue de Chabron, dans l’appartement mitoyen de son cabinet médical. Le Dr Bendjelloul met sur pied une double délégation à Paris en mai et juin 1933[7], pour faire pièce à la circulaire Michel et à l’attentisme français en matière de réformes.
Le retournement est de taille. Les hommes sont renouvelés[8], les objectifs et modes politiques bouleversés. La fédération rejette le rôle d’interface passive joué par les élus entre l’Administration et les populations musulmanes. Le projet est anticolonial : il implique le refus par principe des institutions et règles du colonialisme que sont le gouvernement général, les Affaires indigènes, l’indigénat, le code forestier et, au politique, la non-représentation des Algériens au Parlement.
Un premier groupe - Bendjelloul et les Algérois Chekiken, Zerrouk et Ben el Bey - se rend à Paris et à Dreux du 11 au 19 mai 1933 pour le jubilé politique de Maurice Viollette. Le ministre de l’Intérieur, Camille Chautemps, leur fait bon accueil et encourage l’idée d’une délégation d’élus. De retour en Algérie, la FEMDC est mise sur le pied de guerre. Bendjelloul et les cadres du mouvement sillonnent le département pendant trois semaines, haranguent les foules en choisissant les jours de marché, à l’instar de l’émir Khaled. Ils recueillent également les doléances et collectent les fonds nécessaires à la délégation de juin menée de pair avec les élus algérois et oranais. Ces préparatifs sont effectués avec minutie et rigueur. Le Dr Bendjelloul édite un règlement intérieur pour la délégation constantinoise. Une stricte discipline est imposée[9], sous l’autorité d’un comité directeur. Les délégués sont « tenus d’avoir la coiffure nationale [le fez ou la chéchia] dans la journée et pendant les démarches officielles ou officieuses [...] ils doivent les dissimuler lorsqu’il s’agira d’aller visiter les salles de spectacle parisienne ou autres ».
L’échec de la délégation, en dépit de ces lourds préparatifs, est un camouflet humiliant pour les élus. L’intervention du gouverneur général Carde, des colons et du tout puissant sénateur Duroux d’Alger font plier gouvernement et parlementaires. Les élus optent pour la démission collective[10], marquant un peu plus leur refus d’être des agents subalternes du système colonial. Pour légitimer leur projet réformiste ils partent à la conquête d’une opinion publique algérienne encore largement latente.
Parallèlement à la concentration des pouvoirs au sein de la FEMDC, la stratégie fédérale implique une mise en réseau des lieux existants de la sociabilité au service du projet réformiste. L’exemple constantinois donne à voir l’implication des élus dans la genèse du temps social algérien[11]. Ces sociabilités ne sont pas inféodées de manière univoque ou complète au projet fédéral. L’action des élus n’en démontre pas moins la volonté de sortir du milieu étroit de la notabilité musulmane, en direction des plus démunis, des jeunes, des intellectuels, etc. L’approche reste segmentaire dans son essence[12] mais vaut par la mise en relation de différents groupes sociaux qui d’ailleurs se recoupent souvent. Quant à la presse, elle reste le forum privilégié du groupe de tête eu égard à la politisation. Projets et discours recoupent largement l’action des oulémas[13].
La conquête des urnes reste néanmoins un préalable nécessaire à la revendication réformiste. De ce point de vue, les élections au conseil général d’octobre 1934 et aux Délégations financières de janvier 1935 marquent un tournant décisif. Pour la première fois, les élus présentent des listes élaborées au sein du conseil d’administration de la fédération dans toutes les circonscriptions. Le succès est convainquant. Il valide la stratégie transgressive des élus et de leur leader. Réprimandé à plusieurs reprises pour violence sur les agents coloniaux algériens lorsqu’il était médecin de colonisation, le Dr Bendjelloul mène en effet la résistance fiscale à Aïn M’Lila en 1932. Sa condamnation en septembre 1934, pour avoir giflé un inspecteur de police durant les émeutes antijuives d’août, fait de lui un za’im, voire un mahdi[14].
Ainsi, le mouvement des élus, emmené par Bendjelloul à partir de 1931-1932, matérialise la montée en puissance d’une génération nouvelle, innovante et plus radicale, et l’émergence d’un leader.
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