Histoire d’une infiltration de la DST dans le FLN : l’affaire Mourad
HARBI Mohammed
Université Denis Diderot-Paris 7
Dans la guerre qui a opposé le colonialisme français au nationalisme algérien, la manipulation et le renseignement ont joué un grand rôle. Certaines opérations, le contre-maquis de Kabylie (1956), le maquis Kobus (1957, 1958)[1], l’affaire Bellounis[2] (mai 1957 - mai 1958) ont tourné à l’avantage de l’Armée de libération nationale (ALN). D’autres ont été occultées parce qu’elles mettent en cause une version héroïsée d’une histoire, inapte à intégrer le pluralisme des phénomènes historiques. C’est le cas de l’affaire « Mourad »[3], évoquée dans le livre de Gilbert Meynier sur le Front de libération national (FLN)[4], dans les travaux de Neil Mac Master et Jim House sur les manifestations du 17 octobre 1961[5] et aussi dans l’ouvrage de Jacques Charby sur l’action des réseaux de soutien au FLN[6], mais toujours absente de l’historiographie du FLN.
Il s’agit d’une infiltration de la DST dans la Fédération de France. Son appellation lui vient du pseudonyme d’un permanent, Abdellah Younsi, retourné par la DST. À quelle date ? Interrogé à ce sujet, Younsi a varié dans ses dépositions. Dans sa première déposition, il date sa coopération avec la police après juin 1961 alors qu’il était le chef de la région « Centre » à Lyon. Dans une déposition ultérieure, il la date de 1959, alors qu’il était chef de la région « Sud ».
Aucune de ces versions ne semble fiable. Selon le témoignage de son responsable Boucheffa Arezki (13 juillet 1958), en charge du FLN à Marseille[7], il a été recruté au FLN comme cadre permanent à sa sortie de prison vers le mois de juillet 1958, après avoir purgé une peine de dix mois pour atteinte à la sécurité extérieure de l’État. A-t-il été l’objet d’une enquête de moralité préalable ? Rien dans le dossier d’accusation ne permet de répondre à cette question ou de connaître son passé avant son adhésion au FLN. Boucheffa souligne également qu’il fut le seul détenu à être remis en liberté alors que les prévenus, impliqués dans la même affaire que lui, n’ont pas eu la même chance et ont été condamnés à de lourdes peines ou envoyés dans des camps d’internement. De ces éléments d’information, on peut supposer qu’il a été retourné, soit au moment de son arrestation, soit après sa libération.
L’ascension d’une taupe
Désigné à la tête de la ‘Amala du « Sud »[8] en juillet 1958, Boucheffa a été arrêté en septembre de la même année en même temps que ses collaborateurs. C’est dans ces conditions qu’un an après sa cooptation comme permanent, Mourad accède à un poste élevé. Il succède à Daksi Mohamed-Tahar, arrêté sur dénonciation en même temps que son agent de liaison, le Dr Annette Roger[9]. Younsi devient alors le chef de la wilaya « Sud ». La police faisait le ménage en sa faveur. Il l’avoue lui-même dans sa dernière déposition (27 juin) :
Ils [les policiers] me firent remarquer, que depuis ma libération, j’ai pratiquement trouvé le chemin libre, pour accéder aux postes de responsabilité supérieur, et pourtant, ce n’était pas les occasions de m’arrêter qui leur ont manqué. Effectivement, c’était vrai, puis m’annoncèrent que tout cela était fait, pour me permettre de me placer à un échelon élevé, et qu’ils étaient décidés à me le faire accepter, et à les aider.
Le réseau marseillais du FLN est sous le contrôle de la DST. Younsi place ses pions sur ordre, protège truands et indicateurs notoirement connus comme tels dans les milieux de l’immigration, portant ainsi préjudice à l’image du FLN. Point n’est besoin de recourir systématiquement à la torture pour obtenir des renseignements. À plusieurs reprises, la répression policière frappe, d’abord à Marseille (juin 1961)[10], puis à Lyon, où Mourad venait à peine d’être muté. De Lyon, on remonte les filières pour intervenir à Paris.
Après les manifestations du 17 octobre 1961, des opérations d’envergure menées les 4 et 9 novembre, déstabilisent l’organisation sans en venir à bout - arrestations de responsables financiers dont Abderrahmane Farès, futur chef de l’éxécutif provisoire, et des principaux dirigeants FLN en France[11], saisie d’archives. Le succès de la DST n’empêche pas des failles dans sa gestion de l’infiltration. Au cours du premier trimestre 1962, la DST saisit dans l’organisation parisienne, dirigée par Mohand Akli Benyounès, la somme de 543 millions d’anciens francs[12]. Les circonstances dans lesquelles se produirent les saisies et l’arrestation des agents de liaison français de M. A. Benyounès, Mlles DB et MP, attirent l’attention de la hiérarchie. Le responsable de l’organisation Amar Ladlani et ses adjoints à Paris constatent que les perquisitions interviennent dans des locaux connus de Younsi, et que, de surcroît, les fonds acheminés de Lyon sont toujours saisis à Paris, « mais jamais à Lyon, ou en cours de transfert pour Paris ».
Il n’en fallut pas plus pour soupçonner le responsable de la région « Centre », A. Younsi, d’être un informateur de la police. Les rumeurs sur sa moralité[13] et sur son train de vie, le contentieux avec ses responsables sur les sommes manquantes après les transferts de fonds sur Paris ne jouent pas en sa faveur. La libération, après le 19 mars 1962, de ses supérieurs et de ses subordonnés, offre la possibilité à la direction fédérale d’avoir les éléments indispensables à l’enquête, confiée à deux membres du comité fédéral, Amar Ladlani (Keddour) et Ali Haroun.
HARBI Mohammed
Université Denis Diderot-Paris 7
Dans la guerre qui a opposé le colonialisme français au nationalisme algérien, la manipulation et le renseignement ont joué un grand rôle. Certaines opérations, le contre-maquis de Kabylie (1956), le maquis Kobus (1957, 1958)[1], l’affaire Bellounis[2] (mai 1957 - mai 1958) ont tourné à l’avantage de l’Armée de libération nationale (ALN). D’autres ont été occultées parce qu’elles mettent en cause une version héroïsée d’une histoire, inapte à intégrer le pluralisme des phénomènes historiques. C’est le cas de l’affaire « Mourad »[3], évoquée dans le livre de Gilbert Meynier sur le Front de libération national (FLN)[4], dans les travaux de Neil Mac Master et Jim House sur les manifestations du 17 octobre 1961[5] et aussi dans l’ouvrage de Jacques Charby sur l’action des réseaux de soutien au FLN[6], mais toujours absente de l’historiographie du FLN.
Il s’agit d’une infiltration de la DST dans la Fédération de France. Son appellation lui vient du pseudonyme d’un permanent, Abdellah Younsi, retourné par la DST. À quelle date ? Interrogé à ce sujet, Younsi a varié dans ses dépositions. Dans sa première déposition, il date sa coopération avec la police après juin 1961 alors qu’il était le chef de la région « Centre » à Lyon. Dans une déposition ultérieure, il la date de 1959, alors qu’il était chef de la région « Sud ».
Aucune de ces versions ne semble fiable. Selon le témoignage de son responsable Boucheffa Arezki (13 juillet 1958), en charge du FLN à Marseille[7], il a été recruté au FLN comme cadre permanent à sa sortie de prison vers le mois de juillet 1958, après avoir purgé une peine de dix mois pour atteinte à la sécurité extérieure de l’État. A-t-il été l’objet d’une enquête de moralité préalable ? Rien dans le dossier d’accusation ne permet de répondre à cette question ou de connaître son passé avant son adhésion au FLN. Boucheffa souligne également qu’il fut le seul détenu à être remis en liberté alors que les prévenus, impliqués dans la même affaire que lui, n’ont pas eu la même chance et ont été condamnés à de lourdes peines ou envoyés dans des camps d’internement. De ces éléments d’information, on peut supposer qu’il a été retourné, soit au moment de son arrestation, soit après sa libération.
L’ascension d’une taupe
Désigné à la tête de la ‘Amala du « Sud »[8] en juillet 1958, Boucheffa a été arrêté en septembre de la même année en même temps que ses collaborateurs. C’est dans ces conditions qu’un an après sa cooptation comme permanent, Mourad accède à un poste élevé. Il succède à Daksi Mohamed-Tahar, arrêté sur dénonciation en même temps que son agent de liaison, le Dr Annette Roger[9]. Younsi devient alors le chef de la wilaya « Sud ». La police faisait le ménage en sa faveur. Il l’avoue lui-même dans sa dernière déposition (27 juin) :
Ils [les policiers] me firent remarquer, que depuis ma libération, j’ai pratiquement trouvé le chemin libre, pour accéder aux postes de responsabilité supérieur, et pourtant, ce n’était pas les occasions de m’arrêter qui leur ont manqué. Effectivement, c’était vrai, puis m’annoncèrent que tout cela était fait, pour me permettre de me placer à un échelon élevé, et qu’ils étaient décidés à me le faire accepter, et à les aider.
Le réseau marseillais du FLN est sous le contrôle de la DST. Younsi place ses pions sur ordre, protège truands et indicateurs notoirement connus comme tels dans les milieux de l’immigration, portant ainsi préjudice à l’image du FLN. Point n’est besoin de recourir systématiquement à la torture pour obtenir des renseignements. À plusieurs reprises, la répression policière frappe, d’abord à Marseille (juin 1961)[10], puis à Lyon, où Mourad venait à peine d’être muté. De Lyon, on remonte les filières pour intervenir à Paris.
Après les manifestations du 17 octobre 1961, des opérations d’envergure menées les 4 et 9 novembre, déstabilisent l’organisation sans en venir à bout - arrestations de responsables financiers dont Abderrahmane Farès, futur chef de l’éxécutif provisoire, et des principaux dirigeants FLN en France[11], saisie d’archives. Le succès de la DST n’empêche pas des failles dans sa gestion de l’infiltration. Au cours du premier trimestre 1962, la DST saisit dans l’organisation parisienne, dirigée par Mohand Akli Benyounès, la somme de 543 millions d’anciens francs[12]. Les circonstances dans lesquelles se produirent les saisies et l’arrestation des agents de liaison français de M. A. Benyounès, Mlles DB et MP, attirent l’attention de la hiérarchie. Le responsable de l’organisation Amar Ladlani et ses adjoints à Paris constatent que les perquisitions interviennent dans des locaux connus de Younsi, et que, de surcroît, les fonds acheminés de Lyon sont toujours saisis à Paris, « mais jamais à Lyon, ou en cours de transfert pour Paris ».
Il n’en fallut pas plus pour soupçonner le responsable de la région « Centre », A. Younsi, d’être un informateur de la police. Les rumeurs sur sa moralité[13] et sur son train de vie, le contentieux avec ses responsables sur les sommes manquantes après les transferts de fonds sur Paris ne jouent pas en sa faveur. La libération, après le 19 mars 1962, de ses supérieurs et de ses subordonnés, offre la possibilité à la direction fédérale d’avoir les éléments indispensables à l’enquête, confiée à deux membres du comité fédéral, Amar Ladlani (Keddour) et Ali Haroun.
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