Guide lors du voyage de TC en Algérie, M’hand Kasmi, énarque, intellectuel et connaisseur de l’islam autant que de la poésie européenne.
« Musulman, j’ai besoin de douter » M'hand Kasmi interrogé par Bernard Rivière
TC: Quel fut votre cheminement sur la voie de la poésie ?
M'hand Kasmi: Le chemin fut tout d’abord un lieu de naissance. Je suis né à quelques encablures de Bougie, ville lumineuse ayant donné son nom à la bougie qui a éclairé des millions de foyers en Afrique et en Europe. De plus, à côté de cette source lumineuse extraordinaire, une autre source, d’eau minérale cette fois, a enchanté mon enfance, ce qui a fait dire à un ami : « Je comprends maintenant tes prédispositions poétiques! » Quand on est poète, l’écriture, enfant vous l’habitez, adulte elle vous habite.
Je suis né un an avant la guerre de libération de mon pays et très vite après 1962 commence la période difficile qui conduira aux périodes du terrorisme.
À l’école primaire, j’ai goûté à la poésie française avec Gérard de Nerval, La Fontaine et bien d’autres de vos éminents écrivains. Au lendemain de la Libération, je fus de la génération qui, à l’université, a acquis l’esprit de synthèse et de critique. Nos sociétés ont besoin d’un esprit critique aigu afin de raboter les rugosités, pour aller vers des consensus et des convergences qui permettent d’avancer. J’ai eu la chance d’accéder à l’ENA où j’ai appris à ausculter les réalités que l’on croyait alors enchanteresses, mais qui nous conduiront aux drames que nous avons connus. Dans ces milieux administratifs austères, la poésie fut pour moi une façon de contrebalancer la monotonie : un combat pour la survie au cœur de ce que j’appelle la « bête immonde » qui a enfanté les « coupeurs de têtes ». Heureusement, aujourd’hui germent des bourgeonnements qui suscitent un intérêt, souhaitons-le, durable.
Quels seraient vos maîtres à écrire et à penser, tant algériens que français ?
Mes maîtres sont universels dans ce monde universalisé qui doit s’organiser autour de valeurs incontestables. Nous sommes une génération nourrie à trois mamelles : berbère, arabo-musulmane et française.
Ramon Lull, ce philosophe majorquin chrétien venu, au xiiie siècle, provoquer en pleine place publique à Bougie les dignitaires musulmans, quelle audace trop rare aujourd’hui ! Un maître algérien, Mouloud Feraoun (1913-1962), auteur de Le fils du pauvre m’a beaucoup surpris par la profondeur de sa pensée. Kateb Yacine (1929-1989), cet écrivain algérien qui, portant bien haut le drapeau algérien le 8 mai 1945 lors du massacre de Sétif, a été arrêté à 14 ans ; sa mère, en l’apprenant s’est alors jetée dans le feu : lui, toute sa vie a écrit avec du feu. En France, mes premiers maîtres furent nombreux : mais le tout premier, à l’école primaire, fut cet instituteur pendant 3 jours qui nous a introduits à la liberté et à la poésie du chant : il est gravé dans ma mémoire, ce jeune Français-soldat.
Je pense aussi à Martin Luther King, qui a marqué ma jeunesse par son lyrisme enflammé et contagieux ; Frantz Fanon (1925-1961), poète martiniquais qui a embrassé la nationalité algérienne, fut ambassadeur du gouvernement provisoire de la République algérienne et mourut au plus fort de la guerre de libération ; il désira et fut en pleine guerre enterré en Tunisie en 1961. Enfin, je citerai l’écrivain turc Nazim Hikmet (1901-1963). Avec ses poèmes, il a su « transpercer » les murs de ses prisons où le régime l’avait enfermé durant de longues années. En un mot, mon maître, c’est la liberté.
Êtes-vous croyant ?
Je suis agnostique ; je crois en une force supérieure, qu’on l’appelle amour, bonté, échange. Qu’elle s’appelle Dieu, le Destin ou qu’elle ait un autre nom, plus que jamais le monde a besoin de croire et d’être guidé par une force qui transcende tous les antagonismes et toutes les bêtises humaines. Croire en la liberté, croire en un destin commun à tous les hommes, croire en la possibilité de dépassement des problèmes les plus complexes comme ceux qui ont miné et minent encore les relations franco-algériennes donne sens à mon existence. Notre voyage donne une belle leçon : nous pouvons vivre de l’amour, de l’amitié, de la poésie, de la symbiose, nous ouvrant les portes d’un avenir commun et ceci en 4 jours : il n’est pas nécessaire d’attendre 4 siècles. C’est ça ma religion.
Vous êtes immergé dans un terrain où règne le Coran : en quoi vous inspire-t-il ?
Je vais au-delà du Coran. J’estime que trop souvent nos spécialistes ès Coran ne s’abreuvent qu’à une seule mamelle, celle qui cultive l’intolérance. Je trouve dans le Coran, et je ne suis pas seul, inch’Allah, de nombreux versets méconnus qui incitent à l’amour, la tolérance, comme il en est dans le bouddhisme, le shintoïsme, la Bible et dans toute culture. Bien des poètes de tous les siècles, en 4 vers, règlent les problèmes que ne parviennent pas à résoudre les diplomates.
Vous avez chanté volontiers l’appel du muezzin. Quel sens lui donnez-vous ?
Le muezzin me rappelle que l’islam a été émancipateur. La première fois que le Prophète a ressenti la nécessité d’un appel à la prière, il s’est tourné vers un ancien esclave émancipé, Bilal ibn Rabah (vers 622). Au moment de l’appel à la prière, tout le monde s’arrête, des millions et des millions de personnes de par le monde, convergeant vers un désir de paix et de fraternité. Ne l’oublions pas, le muezzin est signe de tolérance et de liberté.
Votre fille de 16 ans a découvert en cours de philosophie au lycée la notion de doute. Qu’est-ce que le doute pour vous ?
Notre pays a vécu ces dernières années une longue période de braises, marquée par l’intolérance. J’ai connu la guerre d’indépendance et le terrorisme. Ce qui m’intéresse aujourd’hui, c’est de voir si les jeunes sont éduqués dans le bons sens, si le système éducatif les conduit à avancer, à douter, à critiquer, à interroger. Lorsque ma fille m’a raconté son premier cours de philo, j’ai bondi de joie : douter est un bon viatique, pour toute la vie.
Que retenez-vous des journées passées avec le groupe de TC ?
Les Algériens ne sont pas tous des moustachus, un poignard entre les dents. Nous sommes présentables parce que nous sommes d’une terre de syncrétisme balayée par toutes les civilisations depuis des siècles : Léon l’Africain, saint Augustin, Albert Camus…
Le sommet de notre voyage fut incontestablement, pour moi, la très sobre visite à Notre-Dame de l’Atlas à Tibhirine. Les frères y habitaient en paix et amitié depuis 1938, chrétiens avec musulmans. À cause de la bêtise humaine enfantée par la bête immonde, ces frères ne sont plus. Seules demeurent dans les tombes les têtes des moines égorgés. Le testament du père de Chergé (prieur du monastère) est signe du désir de réconciliation et de fraternité entre la France et l’Algérie.
Les membres de confraternités musulmanes, rencontrés la veille, tenaient le même langage que les moines : vivez la tolérance, cherchez Dieu, bâtissez la paix entre tous les hommes, n’imputez pas le drame de Tibhirine à la partie musulmane, mais à la folie de quelques fanatiques.
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Une nouvelle Algérie ?
De Constantine aux portes du désert (Ouargla et Ghardaïa), de Tibhirine à Alger, 75 lecteurs ou sympathisants de TC, en collaboration avec le voyagiste Terre entière, ont découvert ou redécouvert l’Algérie d’aujourd’hui, du 29 octobre au 5 novembre. Une Algérie qui s’ouvre aux réalités économiques et sociétales modernes ; la circulation automobile est intense, les jeunes, filles et garçons, ressemblent à tous les jeunes du monde. En même temps, dans le Sud, des femmes se cachent, sortes d’ombres voilées de la tête aux pieds, dont seul un œil apparaît. Cette question de la femme dans la société algérienne a fait l’objet de débats souvent animés, aussi bien à l’intérieur du groupe qu’en présence de journalistes ou de spécialistes. La police, omni-présente par crainte d’actes terroristes toujours possibles, n’a pas empêché les voyageurs d’admirer la beauté enchanteresse du désert à Ouargla et Ghardaïa. L’austère traversée de l’Atlas tellien nous a ramenés aux rudes réalités des « années de braises » subies par le peuple algérien au cours de la dernière décennie.
« Musulman, j’ai besoin de douter » M'hand Kasmi interrogé par Bernard Rivière
TC: Quel fut votre cheminement sur la voie de la poésie ?
M'hand Kasmi: Le chemin fut tout d’abord un lieu de naissance. Je suis né à quelques encablures de Bougie, ville lumineuse ayant donné son nom à la bougie qui a éclairé des millions de foyers en Afrique et en Europe. De plus, à côté de cette source lumineuse extraordinaire, une autre source, d’eau minérale cette fois, a enchanté mon enfance, ce qui a fait dire à un ami : « Je comprends maintenant tes prédispositions poétiques! » Quand on est poète, l’écriture, enfant vous l’habitez, adulte elle vous habite.
Je suis né un an avant la guerre de libération de mon pays et très vite après 1962 commence la période difficile qui conduira aux périodes du terrorisme.
À l’école primaire, j’ai goûté à la poésie française avec Gérard de Nerval, La Fontaine et bien d’autres de vos éminents écrivains. Au lendemain de la Libération, je fus de la génération qui, à l’université, a acquis l’esprit de synthèse et de critique. Nos sociétés ont besoin d’un esprit critique aigu afin de raboter les rugosités, pour aller vers des consensus et des convergences qui permettent d’avancer. J’ai eu la chance d’accéder à l’ENA où j’ai appris à ausculter les réalités que l’on croyait alors enchanteresses, mais qui nous conduiront aux drames que nous avons connus. Dans ces milieux administratifs austères, la poésie fut pour moi une façon de contrebalancer la monotonie : un combat pour la survie au cœur de ce que j’appelle la « bête immonde » qui a enfanté les « coupeurs de têtes ». Heureusement, aujourd’hui germent des bourgeonnements qui suscitent un intérêt, souhaitons-le, durable.
Quels seraient vos maîtres à écrire et à penser, tant algériens que français ?
Mes maîtres sont universels dans ce monde universalisé qui doit s’organiser autour de valeurs incontestables. Nous sommes une génération nourrie à trois mamelles : berbère, arabo-musulmane et française.
Ramon Lull, ce philosophe majorquin chrétien venu, au xiiie siècle, provoquer en pleine place publique à Bougie les dignitaires musulmans, quelle audace trop rare aujourd’hui ! Un maître algérien, Mouloud Feraoun (1913-1962), auteur de Le fils du pauvre m’a beaucoup surpris par la profondeur de sa pensée. Kateb Yacine (1929-1989), cet écrivain algérien qui, portant bien haut le drapeau algérien le 8 mai 1945 lors du massacre de Sétif, a été arrêté à 14 ans ; sa mère, en l’apprenant s’est alors jetée dans le feu : lui, toute sa vie a écrit avec du feu. En France, mes premiers maîtres furent nombreux : mais le tout premier, à l’école primaire, fut cet instituteur pendant 3 jours qui nous a introduits à la liberté et à la poésie du chant : il est gravé dans ma mémoire, ce jeune Français-soldat.
Je pense aussi à Martin Luther King, qui a marqué ma jeunesse par son lyrisme enflammé et contagieux ; Frantz Fanon (1925-1961), poète martiniquais qui a embrassé la nationalité algérienne, fut ambassadeur du gouvernement provisoire de la République algérienne et mourut au plus fort de la guerre de libération ; il désira et fut en pleine guerre enterré en Tunisie en 1961. Enfin, je citerai l’écrivain turc Nazim Hikmet (1901-1963). Avec ses poèmes, il a su « transpercer » les murs de ses prisons où le régime l’avait enfermé durant de longues années. En un mot, mon maître, c’est la liberté.
Êtes-vous croyant ?
Je suis agnostique ; je crois en une force supérieure, qu’on l’appelle amour, bonté, échange. Qu’elle s’appelle Dieu, le Destin ou qu’elle ait un autre nom, plus que jamais le monde a besoin de croire et d’être guidé par une force qui transcende tous les antagonismes et toutes les bêtises humaines. Croire en la liberté, croire en un destin commun à tous les hommes, croire en la possibilité de dépassement des problèmes les plus complexes comme ceux qui ont miné et minent encore les relations franco-algériennes donne sens à mon existence. Notre voyage donne une belle leçon : nous pouvons vivre de l’amour, de l’amitié, de la poésie, de la symbiose, nous ouvrant les portes d’un avenir commun et ceci en 4 jours : il n’est pas nécessaire d’attendre 4 siècles. C’est ça ma religion.
Vous êtes immergé dans un terrain où règne le Coran : en quoi vous inspire-t-il ?
Je vais au-delà du Coran. J’estime que trop souvent nos spécialistes ès Coran ne s’abreuvent qu’à une seule mamelle, celle qui cultive l’intolérance. Je trouve dans le Coran, et je ne suis pas seul, inch’Allah, de nombreux versets méconnus qui incitent à l’amour, la tolérance, comme il en est dans le bouddhisme, le shintoïsme, la Bible et dans toute culture. Bien des poètes de tous les siècles, en 4 vers, règlent les problèmes que ne parviennent pas à résoudre les diplomates.
Vous avez chanté volontiers l’appel du muezzin. Quel sens lui donnez-vous ?
Le muezzin me rappelle que l’islam a été émancipateur. La première fois que le Prophète a ressenti la nécessité d’un appel à la prière, il s’est tourné vers un ancien esclave émancipé, Bilal ibn Rabah (vers 622). Au moment de l’appel à la prière, tout le monde s’arrête, des millions et des millions de personnes de par le monde, convergeant vers un désir de paix et de fraternité. Ne l’oublions pas, le muezzin est signe de tolérance et de liberté.
Votre fille de 16 ans a découvert en cours de philosophie au lycée la notion de doute. Qu’est-ce que le doute pour vous ?
Notre pays a vécu ces dernières années une longue période de braises, marquée par l’intolérance. J’ai connu la guerre d’indépendance et le terrorisme. Ce qui m’intéresse aujourd’hui, c’est de voir si les jeunes sont éduqués dans le bons sens, si le système éducatif les conduit à avancer, à douter, à critiquer, à interroger. Lorsque ma fille m’a raconté son premier cours de philo, j’ai bondi de joie : douter est un bon viatique, pour toute la vie.
Que retenez-vous des journées passées avec le groupe de TC ?
Les Algériens ne sont pas tous des moustachus, un poignard entre les dents. Nous sommes présentables parce que nous sommes d’une terre de syncrétisme balayée par toutes les civilisations depuis des siècles : Léon l’Africain, saint Augustin, Albert Camus…
Le sommet de notre voyage fut incontestablement, pour moi, la très sobre visite à Notre-Dame de l’Atlas à Tibhirine. Les frères y habitaient en paix et amitié depuis 1938, chrétiens avec musulmans. À cause de la bêtise humaine enfantée par la bête immonde, ces frères ne sont plus. Seules demeurent dans les tombes les têtes des moines égorgés. Le testament du père de Chergé (prieur du monastère) est signe du désir de réconciliation et de fraternité entre la France et l’Algérie.
Les membres de confraternités musulmanes, rencontrés la veille, tenaient le même langage que les moines : vivez la tolérance, cherchez Dieu, bâtissez la paix entre tous les hommes, n’imputez pas le drame de Tibhirine à la partie musulmane, mais à la folie de quelques fanatiques.
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Une nouvelle Algérie ?
De Constantine aux portes du désert (Ouargla et Ghardaïa), de Tibhirine à Alger, 75 lecteurs ou sympathisants de TC, en collaboration avec le voyagiste Terre entière, ont découvert ou redécouvert l’Algérie d’aujourd’hui, du 29 octobre au 5 novembre. Une Algérie qui s’ouvre aux réalités économiques et sociétales modernes ; la circulation automobile est intense, les jeunes, filles et garçons, ressemblent à tous les jeunes du monde. En même temps, dans le Sud, des femmes se cachent, sortes d’ombres voilées de la tête aux pieds, dont seul un œil apparaît. Cette question de la femme dans la société algérienne a fait l’objet de débats souvent animés, aussi bien à l’intérieur du groupe qu’en présence de journalistes ou de spécialistes. La police, omni-présente par crainte d’actes terroristes toujours possibles, n’a pas empêché les voyageurs d’admirer la beauté enchanteresse du désert à Ouargla et Ghardaïa. L’austère traversée de l’Atlas tellien nous a ramenés aux rudes réalités des « années de braises » subies par le peuple algérien au cours de la dernière décennie.
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