Un concurrent que l'on doit prendre au serieux.
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Quand un émir veut investir dans une banque américaine, des magasins anglais ou un avionneur européen, c'est peut-être pour placer son argent. Mais quand la Bourse de Dubaï veut acheter ses rivales occidentales, il serait naïf de croire qu'il n'y a là qu'une pure logique financière. C'est une vraie logique industrielle qui l'a conduite à entrer dans le capital de la Bourse scandinave OMX avant de s'intéresser à sa grande soeur londonienne, le London Stock Exchange (LSE) dont elle détient 20 %, et l'une de ses cousines new-yorkaises, le Nasdaq. Car Dubaï ambitionne de devenir une grande place boursière. Ses dirigeants rêvent peut-être de détrôner un jour New York. Il n'est pas tout à fait sûr que les actionnaires du Nasdaq auront cette perspective en tête quand ils se réuniront en assemblée générale extraordinaire la semaine prochaine pour ratifier le dispositif accordant à la Bourse de Dubaï 19,99 % de leur Bourse...
La cité-émirat de Dubaï a au moins trois bonnes raisons de vouloir développer une place financière d'envergure mondiale. D'abord, il y a l'argent du pétrole. Dubaï est au coeur de la planète des hydrocarbures, même s'il n'en produit presque plus. Plus de la moitié des réserves mondiales sont dans les environs - dans les Emirats arabes unis bien sûr, en Arabie saoudite à l'ouest, en Irak et au Koweït au nord-ouest, en Iran au nord. Et ce pétrole a beaucoup renchéri ces dernières années. Les pays du Conseil de coopération du Golfe (Arabie saoudite, Bahreïn, Emirats arabes unis, Koweït, Oman, Qatar) accumulent des excédents commerciaux colossaux. A en croire la banque saoudienne Samba, ils pourraient tourner autour de 600 milliards de dollars sur la période 2005-2007, davantage que le Chine ou le Japon ! Lors du premier choc pétrolier en 1973, ils avaient allègrement dépensé leurs dollars dans les pays occidentaux. Au second choc pétrolier, ils ont placé leur argent sur les grandes places financières, à commencer par New York et Londres. Cette fois-ci, les émirs du Golfe veulent investir au pays. Dans les seuls Emirats arabes unis, les projets en cours dépassent les 300 milliards de dollars (chiffre cité dans une étude solide : « Beyond Petrodollars : Globalisation and Sustainable Development in Middle East », par Edward Morse, Lehman Brothers, mai 2007). Bien sûr, les cours du pétrole peuvent baisser à l'avenir. Mais la perspective du rapprochement du « pic pétrolier » devrait soutenir les prix.
Deuxième raison, l'essor de la finance « islamique » est tel qu'il lui faudra bientôt un espace où s'épanouir. « Les obligations islamiques » (ou « soukouks ») ont progressé de manière spectaculaire ces dernières années et constituent désormais un produit majeur sur les marchés de capitaux », constatent les experts du FMI dans leur « Regional Economic Outlook : Middle East » (mai 2007). Cette finance islamique est la conséquence directe de trois sourates du Coran. La parole d'Allah transmise à Mahomet interdit clairement l'intérêt sur un prêt, un message sans doute agréable à l'oreille du prophète marié à une riche marchande. Près de quinze siècles plus tard, la prohibition a débouché sur une finance particulière. Il n'y a pas de taux d'intérêt fixe. Le prêteur est associé au risque que prend l'emprunteur. Son revenu dépend de la réussite - ou non - de celui à qui il prête. Ces dernières années, les émissions de titres respectant cette règle, les « soukouks », ont progressé de près de 50 % l'an. Un succès qui reflète les masses d'argent qui circulent dans le Golfe, les nombreux projets d'investissements dans les infrastructures de la région, des outils de plus en plus perfectionnés (un indice « soukouk » Dow Jones-Citicorp a été créé), mais aussi la revendication de plus en plus forte d'une identité musulmane. Dans un pays comme le Maroc, les banques offrent depuis deux mois des services financiers islamiques.
Troisième raison : la méfiance croissante d'un certain nombre d'investisseurs musulmans à l'égard des Américains. Après le 11 septembre 2001, les autorités américaines ont bloqué certains avoirs sans la moindre explication et sans le moindre recours possible. Des filiales de banques américaines ailleurs dans le monde ont aussi appliqué la législation américaine en piétinant les lois locales. Autre source d'inquiétude : après l'affaire Enron, le plus grand scandale financier des Etats-Unis depuis la grande dépression des années 1930, le Parlement américain a adopté la loi Sarbanes-Oxley, qui pousse très loin les obligations de transparence et de régulation des acteurs financiers. Des firmes étrangères renoncent à la cotation à Wall Street. Et, au-delà de ces décisions financières, il y a aussi une volonté politique. Fin 2005, une conférence réunissant les représentants de 46 Etats a évoqué la construction d'un nouveau système financier mondial islamique.
Bien sûr, aujourd'hui, tout cela est embryonnaire. Les émissions de « soukouks » ont porté sur 16 milliards de dollars l'an dernier, à peine plus d'un dixième des obligations émises par l'Etat français cette année-là. Mais les choses peuvent aller vite. Les pétrodollars circulent par centaines de milliards. Bien sûr, d'autres cités de la région, comme Bahreïn, pourraient aussi prétendre au titre de capitale financière régionale. Mais Dubaï met les bouchées doubles. La ville est un gigantesque chantier. La plus haute tour du monde y est en construction. L'aéroport, en pleine expansion, est devenu la plaque tournante aérienne de la région. La ville se vante d'avoir le premier hôtel sept étoiles du monde, un bâtiment futuriste en forme de voile bâti sur une île artificielle - et la finance aime le luxe ! Au plan financier, Dubaï multiplie aussi les efforts : création de marchés (pétrole au Dubaï Mercantile Exchange), franchise fiscale pour les banques et leurs salariés, accent sur les compartiments de la finance en plein essor (« private equity », gestion de fortune, etc.). Les banques françaises, britanniques, américaines ne cessent de renforcer leur présence.
Certes, l'avènement de Dubaï comme grande place financière est loin d'être une certitude. Quand le temps du pétrole touchera à sa fin, la ville finira peut-être par se laisser recouvrir peu à peu par les sables, comme en d'autres temps la ville de Chinguetti en Mauritanie, qui fut célèbre pour ses nombreuses bibliothèques. Mais d'autres scénarios présentés comme plus vraisemblables sont en réalité tout aussi incertains, comme celui d'un système mondial unifié autour d'un axe Londres-New York. La finance n'échappera pas à la nouvelle fragmentation de la planète.
JEAN-MARC VITTORI
Le Echos
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Quand un émir veut investir dans une banque américaine, des magasins anglais ou un avionneur européen, c'est peut-être pour placer son argent. Mais quand la Bourse de Dubaï veut acheter ses rivales occidentales, il serait naïf de croire qu'il n'y a là qu'une pure logique financière. C'est une vraie logique industrielle qui l'a conduite à entrer dans le capital de la Bourse scandinave OMX avant de s'intéresser à sa grande soeur londonienne, le London Stock Exchange (LSE) dont elle détient 20 %, et l'une de ses cousines new-yorkaises, le Nasdaq. Car Dubaï ambitionne de devenir une grande place boursière. Ses dirigeants rêvent peut-être de détrôner un jour New York. Il n'est pas tout à fait sûr que les actionnaires du Nasdaq auront cette perspective en tête quand ils se réuniront en assemblée générale extraordinaire la semaine prochaine pour ratifier le dispositif accordant à la Bourse de Dubaï 19,99 % de leur Bourse...
La cité-émirat de Dubaï a au moins trois bonnes raisons de vouloir développer une place financière d'envergure mondiale. D'abord, il y a l'argent du pétrole. Dubaï est au coeur de la planète des hydrocarbures, même s'il n'en produit presque plus. Plus de la moitié des réserves mondiales sont dans les environs - dans les Emirats arabes unis bien sûr, en Arabie saoudite à l'ouest, en Irak et au Koweït au nord-ouest, en Iran au nord. Et ce pétrole a beaucoup renchéri ces dernières années. Les pays du Conseil de coopération du Golfe (Arabie saoudite, Bahreïn, Emirats arabes unis, Koweït, Oman, Qatar) accumulent des excédents commerciaux colossaux. A en croire la banque saoudienne Samba, ils pourraient tourner autour de 600 milliards de dollars sur la période 2005-2007, davantage que le Chine ou le Japon ! Lors du premier choc pétrolier en 1973, ils avaient allègrement dépensé leurs dollars dans les pays occidentaux. Au second choc pétrolier, ils ont placé leur argent sur les grandes places financières, à commencer par New York et Londres. Cette fois-ci, les émirs du Golfe veulent investir au pays. Dans les seuls Emirats arabes unis, les projets en cours dépassent les 300 milliards de dollars (chiffre cité dans une étude solide : « Beyond Petrodollars : Globalisation and Sustainable Development in Middle East », par Edward Morse, Lehman Brothers, mai 2007). Bien sûr, les cours du pétrole peuvent baisser à l'avenir. Mais la perspective du rapprochement du « pic pétrolier » devrait soutenir les prix.
Deuxième raison, l'essor de la finance « islamique » est tel qu'il lui faudra bientôt un espace où s'épanouir. « Les obligations islamiques » (ou « soukouks ») ont progressé de manière spectaculaire ces dernières années et constituent désormais un produit majeur sur les marchés de capitaux », constatent les experts du FMI dans leur « Regional Economic Outlook : Middle East » (mai 2007). Cette finance islamique est la conséquence directe de trois sourates du Coran. La parole d'Allah transmise à Mahomet interdit clairement l'intérêt sur un prêt, un message sans doute agréable à l'oreille du prophète marié à une riche marchande. Près de quinze siècles plus tard, la prohibition a débouché sur une finance particulière. Il n'y a pas de taux d'intérêt fixe. Le prêteur est associé au risque que prend l'emprunteur. Son revenu dépend de la réussite - ou non - de celui à qui il prête. Ces dernières années, les émissions de titres respectant cette règle, les « soukouks », ont progressé de près de 50 % l'an. Un succès qui reflète les masses d'argent qui circulent dans le Golfe, les nombreux projets d'investissements dans les infrastructures de la région, des outils de plus en plus perfectionnés (un indice « soukouk » Dow Jones-Citicorp a été créé), mais aussi la revendication de plus en plus forte d'une identité musulmane. Dans un pays comme le Maroc, les banques offrent depuis deux mois des services financiers islamiques.
Troisième raison : la méfiance croissante d'un certain nombre d'investisseurs musulmans à l'égard des Américains. Après le 11 septembre 2001, les autorités américaines ont bloqué certains avoirs sans la moindre explication et sans le moindre recours possible. Des filiales de banques américaines ailleurs dans le monde ont aussi appliqué la législation américaine en piétinant les lois locales. Autre source d'inquiétude : après l'affaire Enron, le plus grand scandale financier des Etats-Unis depuis la grande dépression des années 1930, le Parlement américain a adopté la loi Sarbanes-Oxley, qui pousse très loin les obligations de transparence et de régulation des acteurs financiers. Des firmes étrangères renoncent à la cotation à Wall Street. Et, au-delà de ces décisions financières, il y a aussi une volonté politique. Fin 2005, une conférence réunissant les représentants de 46 Etats a évoqué la construction d'un nouveau système financier mondial islamique.
Bien sûr, aujourd'hui, tout cela est embryonnaire. Les émissions de « soukouks » ont porté sur 16 milliards de dollars l'an dernier, à peine plus d'un dixième des obligations émises par l'Etat français cette année-là. Mais les choses peuvent aller vite. Les pétrodollars circulent par centaines de milliards. Bien sûr, d'autres cités de la région, comme Bahreïn, pourraient aussi prétendre au titre de capitale financière régionale. Mais Dubaï met les bouchées doubles. La ville est un gigantesque chantier. La plus haute tour du monde y est en construction. L'aéroport, en pleine expansion, est devenu la plaque tournante aérienne de la région. La ville se vante d'avoir le premier hôtel sept étoiles du monde, un bâtiment futuriste en forme de voile bâti sur une île artificielle - et la finance aime le luxe ! Au plan financier, Dubaï multiplie aussi les efforts : création de marchés (pétrole au Dubaï Mercantile Exchange), franchise fiscale pour les banques et leurs salariés, accent sur les compartiments de la finance en plein essor (« private equity », gestion de fortune, etc.). Les banques françaises, britanniques, américaines ne cessent de renforcer leur présence.
Certes, l'avènement de Dubaï comme grande place financière est loin d'être une certitude. Quand le temps du pétrole touchera à sa fin, la ville finira peut-être par se laisser recouvrir peu à peu par les sables, comme en d'autres temps la ville de Chinguetti en Mauritanie, qui fut célèbre pour ses nombreuses bibliothèques. Mais d'autres scénarios présentés comme plus vraisemblables sont en réalité tout aussi incertains, comme celui d'un système mondial unifié autour d'un axe Londres-New York. La finance n'échappera pas à la nouvelle fragmentation de la planète.
JEAN-MARC VITTORI
Le Echos
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