Les mystères d’Alger ALGÉRIE - 25 novembre 2007 - par MARWANE BEN YAHMED, ENVOYÉ SPÉCIAL
À qui profite l’argent du pétrole ? Comment se porte le président Abdelaziz Bouteflika ? Que se passera-t-il en 2009, au terme de son second mandat ? Entre luttes de clans au sein de la classe politique et interrogations sur l’avenir, enquête au pays des rumeurs.
Alger, fin novembre. La capitale se transforme à vue d’œil : routes, infrastructures, immeubles et nouvelles enseignes commerciales poussent comme des champignons. En attendant le mégaprojet émirati destiné à réhabiliter la baie d’Alger… L’aéroport flambant neuf accueille chaque jour des centaines d’investisseurs ou d’ingénieurs venus d’Europe (Espagne, Italie, Allemagne), du Moyen-Orient (Émirats arabes unis, Koweït, Arabie saoudite, Qatar) et d’Asie (Chine, Corée du Sud). Les grands hôtels, Hilton, Sheraton ou El-Djazaïr, sont pleins à craquer.
Obtenir une chambre, dans ces conditions, relève de la gageure. L’automne touche à sa fin. Dans les rues, les Algérois vaquent à leurs occupations sous l’œil d’automobilistes prisonniers des sempiternels embouteillages qui saturent désormais la ville du petit matin au début de soirée.
Avenue Khelifa-Boukhalfa, marché Meissonier. Hommes et femmes jouent des coudes pour faire leurs courses, s’acheter de quoi dîner. « C’est devenu un combat permanent, explique Rédouane, 54 ans, fonctionnaire et père de cinq enfants. Les prix des denrées de base ont explosé (voir p. 45). Même les fruits et légumes, que nous sommes censés produire ici, au pays, sont chers. Quand on les trouve ! » Et manger de la viande ou du poisson tous les jours devient compliqué. Le malaise est latent, la vie quotidienne difficile : se nourrir, se loger, travailler… L’Algérie a eu beau consacrer 0,6 % de son PIB aux politiques favorisant le marché du travail (autant que le Maroc, mais moins que la Tunisie avec 1 %) et créer plus de 1,7 million d’emplois depuis 2002, le taux de chômage, même en baisse, atteint toujours officiellement 12,3 % de la population active. Premiers touchés, les jeunes (70 % des demandeurs d’emploi).
Paradoxe algérien, les finances de l’État sont au beau fixe. Merci le baril de pétrole à 100 dollars… Mais les investissements massifs des autorités dans des secteurs comme les infrastructures, le logement (un peu moins de 500 000 logements construits depuis 2004 pour un objectif de 1 million d’ici à 2009), le transport et la lutte contre l’exclusion ou la pauvreté n’ont pas encore révolutionné le quotidien d’une majorité d’Algériens. Un récent rapport du FMI souligne la bonne santé de l’économie nationale, mais précise que seule une croissance soutenue pendant au moins cinq ans permettra une amélioration notable des conditions de vie de la population.
L’argent du pétrole est sur toutes les lèvres, pas dans toutes les poches. Et si la population voit bel et bien son environnement changer à la vitesse grand V, elle attend une meilleure redistribution des richesses. Le chef de l’État le sait bien, qui a auditionné tous ses ministres pendant le mois de ramadan. « Le président était très au fait des dossiers. Il nous a fait passer des examens approfondis, s’est penché sur tous les chiffres et n’a pas été très tendre avec la plupart d’entre nous, explique l’un d’eux. Certains ont pris de véritables savons et je n’aurais pas aimé être à leur place. »
De fait, Abdelaziz Bouteflika est bien conscient que ses promesses électorales de 2004 ne sont pas toutes en voie d’être tenues. Il le rappelle régulièrement en Conseil des ministres, ne manque pas une occasion de tancer tel membre du gouvernement ou tel wali. Des secteurs comme l’industrie, la pêche, le tourisme ou l’agriculture demeurent les parents pauvres de l’investissement public ou privé, national ou étranger. « Les gens éprouvent trop de difficultés, confie Ouahid, un industriel dans l’agroalimentaire. Ils ont peur du présent, n’ont pas confiance en l’avenir. La consommation des ménages est en baisse. C’est la catastrophe ! » La préparation de l’après-pétrole, credo martelé par Bouteflika, piétine. Il faut dire que le chantier algérien est titanesque : trente ans de « socialisme scientifique », dix ans de guerre civile, une société écartelée entre une jeunesse désorientée et la génération de l’indépendance encore aux affaires, des mentalités qui peinent à évoluer… La société est traversée par des courants contradictoires, tantôt conservateurs, tantôt réformistes. Une partie de la population regarde vers l’Europe, l’autre lorgne le monde arabe. « Faire évoluer le cours des choses, surtout l’état d’esprit des citoyens et des politiques, c’est pire que les douze travaux d’Hercule, explique Farouk, chauffeur de taxi parisien de retour au bercail pour un long mois de vacances. » Farouk n’est pas revenu chez lui depuis quinze ans. Il est dépité : « Je n’ai pas supporté ce que j’ai vu, raconte-t-il. Tout le monde ne parle que de fric. Celui que l’on a ou celui que l’on veut. L’esprit de solidarité se délite, on ne s’occupe plus des parents ou des grands-parents. C’est devenu le royaume du chacun pour soi… » Comme si, pour s’en sortir, il fallait marcher sur les autres, prôner la réussite individuelle plutôt que collective…
La Grande Poste, sur le front de mer. Le présentoir d’un kiosque étale les unes des quotidiens nationaux : guerre au sein du FLN, coups de filet antiterroristes, élections locales, présidentielle de 2009 (déjà !)… Les 48 titres de presse quotidienne que compte le pays - un record au Maghreb - ne savent plus trop ce qui intéresse les lecteurs. La politique ? Les élections locales du 29 novembre ne passionnent guère les foules. Une vingtaine de partis sur la ligne de départ, toujours les mêmes certainement à l’arrivée : le Front de libération nationale (FLN) du chef du gouvernement Abdelaziz Belkhadem, le Rassemblement national démocratique (RND) de son prédécesseur Ahmed Ouyahia, et le Mouvement de la société pour la paix (MSP, ex-Hamas, islamiste) de Bouguerra Soltani. Ces trois partis composent l’Alliance présidentielle. Une alliance qui se fissure : Belkhadem, fidèle parmi les fidèles du chef de l’État, fait l’objet d’un tir de barrage en règle. Jusqu’au sein de son propre parti, qu’il avait repris des mains d’un Ali Benflis ostracisé après son échec à la présidentielle de 2004, où il s’était présenté contre Bouteflika. Mais l’« opération redressement », comme on l’a surnommée, de Belkhadem n’est pas allée jusqu’à son terme. Un certain nombre de membres influents de la direction du parti installés par Benflis sont toujours là. La constitution des listes FLN pour les élections locales a suscité une véritable fronde parmi les militants non retenus (50 000 dossiers de « candidats à la candidature » déposés pour 16 000 places !). Contestation violente, sit-in devant le siège du parti, exode vers d’autres formations politiques, appels au boycottage du scrutin : la cacophonie est totale. On exige même la tête de Belkhadem !
Son principal concurrent, Ahmed Ouyahia, ne laisse pas passer l’aubaine, n’hésitant pas à critiquer ouvertement son successeur. Il lui reproche sa politique populiste et ne lui pardonne pas d’avoir remis en cause des décisions qu’il avait lui-même prises entre 2003 et 2005. Ambiance… Il faut dire que le FLN et le RND chassent sur les mêmes terres. « Ouyahia joue un jeu dangereux, commente un ministre FLN. D’abord en critiquant un gouvernement qu’il a lui-même dirigé. Ensuite en s’attaquant à Belkhadem pour des raisons électoralistes et d’ego. Belkhadem a la confiance du président, qui sait très bien qui lui est fidèle et qui est carriériste ou opportuniste. Depuis la trahison de Benflis, qui l’a beaucoup touché, il est devenu très méfiant. L’attitude d’Ouyahia ressemble à celle de quelqu’un qui ne sait pas cacher son ambition. Et j’ai l’impression qu’il se projette déjà en 2009… » Une chose est sûre, Belkhadem devrait conserver son poste de Premier ministre après les municipales. « Il n’est pas question qu’il quitte le navire, explique le même ministre. Ce n’est pas le souhait du chef de l’État, et je ne vois d’ailleurs pas qui pourrait le remplacer. Chacun - ou presque - est à sa place dans ce gouvernement. » Yazid Zerhouni, Hamid Temmar, Chakib Khelil et, dans une moindre mesure, Mourad Medelci, Hachemi Djiar, Abdelmalek Sellal ou Djamal Ould Abbes : tels sont les principaux membres de la garde rapprochée du président, ses hommes de confiance. Mais remaniement ministériel il y aura bel et bien après les locales. Et les « mauvais élèves » des auditions présidentielles de ramadan peuvent se faire du souci…
À qui profite l’argent du pétrole ? Comment se porte le président Abdelaziz Bouteflika ? Que se passera-t-il en 2009, au terme de son second mandat ? Entre luttes de clans au sein de la classe politique et interrogations sur l’avenir, enquête au pays des rumeurs.
Alger, fin novembre. La capitale se transforme à vue d’œil : routes, infrastructures, immeubles et nouvelles enseignes commerciales poussent comme des champignons. En attendant le mégaprojet émirati destiné à réhabiliter la baie d’Alger… L’aéroport flambant neuf accueille chaque jour des centaines d’investisseurs ou d’ingénieurs venus d’Europe (Espagne, Italie, Allemagne), du Moyen-Orient (Émirats arabes unis, Koweït, Arabie saoudite, Qatar) et d’Asie (Chine, Corée du Sud). Les grands hôtels, Hilton, Sheraton ou El-Djazaïr, sont pleins à craquer.
Obtenir une chambre, dans ces conditions, relève de la gageure. L’automne touche à sa fin. Dans les rues, les Algérois vaquent à leurs occupations sous l’œil d’automobilistes prisonniers des sempiternels embouteillages qui saturent désormais la ville du petit matin au début de soirée.
Avenue Khelifa-Boukhalfa, marché Meissonier. Hommes et femmes jouent des coudes pour faire leurs courses, s’acheter de quoi dîner. « C’est devenu un combat permanent, explique Rédouane, 54 ans, fonctionnaire et père de cinq enfants. Les prix des denrées de base ont explosé (voir p. 45). Même les fruits et légumes, que nous sommes censés produire ici, au pays, sont chers. Quand on les trouve ! » Et manger de la viande ou du poisson tous les jours devient compliqué. Le malaise est latent, la vie quotidienne difficile : se nourrir, se loger, travailler… L’Algérie a eu beau consacrer 0,6 % de son PIB aux politiques favorisant le marché du travail (autant que le Maroc, mais moins que la Tunisie avec 1 %) et créer plus de 1,7 million d’emplois depuis 2002, le taux de chômage, même en baisse, atteint toujours officiellement 12,3 % de la population active. Premiers touchés, les jeunes (70 % des demandeurs d’emploi).
Paradoxe algérien, les finances de l’État sont au beau fixe. Merci le baril de pétrole à 100 dollars… Mais les investissements massifs des autorités dans des secteurs comme les infrastructures, le logement (un peu moins de 500 000 logements construits depuis 2004 pour un objectif de 1 million d’ici à 2009), le transport et la lutte contre l’exclusion ou la pauvreté n’ont pas encore révolutionné le quotidien d’une majorité d’Algériens. Un récent rapport du FMI souligne la bonne santé de l’économie nationale, mais précise que seule une croissance soutenue pendant au moins cinq ans permettra une amélioration notable des conditions de vie de la population.
L’argent du pétrole est sur toutes les lèvres, pas dans toutes les poches. Et si la population voit bel et bien son environnement changer à la vitesse grand V, elle attend une meilleure redistribution des richesses. Le chef de l’État le sait bien, qui a auditionné tous ses ministres pendant le mois de ramadan. « Le président était très au fait des dossiers. Il nous a fait passer des examens approfondis, s’est penché sur tous les chiffres et n’a pas été très tendre avec la plupart d’entre nous, explique l’un d’eux. Certains ont pris de véritables savons et je n’aurais pas aimé être à leur place. »
De fait, Abdelaziz Bouteflika est bien conscient que ses promesses électorales de 2004 ne sont pas toutes en voie d’être tenues. Il le rappelle régulièrement en Conseil des ministres, ne manque pas une occasion de tancer tel membre du gouvernement ou tel wali. Des secteurs comme l’industrie, la pêche, le tourisme ou l’agriculture demeurent les parents pauvres de l’investissement public ou privé, national ou étranger. « Les gens éprouvent trop de difficultés, confie Ouahid, un industriel dans l’agroalimentaire. Ils ont peur du présent, n’ont pas confiance en l’avenir. La consommation des ménages est en baisse. C’est la catastrophe ! » La préparation de l’après-pétrole, credo martelé par Bouteflika, piétine. Il faut dire que le chantier algérien est titanesque : trente ans de « socialisme scientifique », dix ans de guerre civile, une société écartelée entre une jeunesse désorientée et la génération de l’indépendance encore aux affaires, des mentalités qui peinent à évoluer… La société est traversée par des courants contradictoires, tantôt conservateurs, tantôt réformistes. Une partie de la population regarde vers l’Europe, l’autre lorgne le monde arabe. « Faire évoluer le cours des choses, surtout l’état d’esprit des citoyens et des politiques, c’est pire que les douze travaux d’Hercule, explique Farouk, chauffeur de taxi parisien de retour au bercail pour un long mois de vacances. » Farouk n’est pas revenu chez lui depuis quinze ans. Il est dépité : « Je n’ai pas supporté ce que j’ai vu, raconte-t-il. Tout le monde ne parle que de fric. Celui que l’on a ou celui que l’on veut. L’esprit de solidarité se délite, on ne s’occupe plus des parents ou des grands-parents. C’est devenu le royaume du chacun pour soi… » Comme si, pour s’en sortir, il fallait marcher sur les autres, prôner la réussite individuelle plutôt que collective…
La Grande Poste, sur le front de mer. Le présentoir d’un kiosque étale les unes des quotidiens nationaux : guerre au sein du FLN, coups de filet antiterroristes, élections locales, présidentielle de 2009 (déjà !)… Les 48 titres de presse quotidienne que compte le pays - un record au Maghreb - ne savent plus trop ce qui intéresse les lecteurs. La politique ? Les élections locales du 29 novembre ne passionnent guère les foules. Une vingtaine de partis sur la ligne de départ, toujours les mêmes certainement à l’arrivée : le Front de libération nationale (FLN) du chef du gouvernement Abdelaziz Belkhadem, le Rassemblement national démocratique (RND) de son prédécesseur Ahmed Ouyahia, et le Mouvement de la société pour la paix (MSP, ex-Hamas, islamiste) de Bouguerra Soltani. Ces trois partis composent l’Alliance présidentielle. Une alliance qui se fissure : Belkhadem, fidèle parmi les fidèles du chef de l’État, fait l’objet d’un tir de barrage en règle. Jusqu’au sein de son propre parti, qu’il avait repris des mains d’un Ali Benflis ostracisé après son échec à la présidentielle de 2004, où il s’était présenté contre Bouteflika. Mais l’« opération redressement », comme on l’a surnommée, de Belkhadem n’est pas allée jusqu’à son terme. Un certain nombre de membres influents de la direction du parti installés par Benflis sont toujours là. La constitution des listes FLN pour les élections locales a suscité une véritable fronde parmi les militants non retenus (50 000 dossiers de « candidats à la candidature » déposés pour 16 000 places !). Contestation violente, sit-in devant le siège du parti, exode vers d’autres formations politiques, appels au boycottage du scrutin : la cacophonie est totale. On exige même la tête de Belkhadem !
Son principal concurrent, Ahmed Ouyahia, ne laisse pas passer l’aubaine, n’hésitant pas à critiquer ouvertement son successeur. Il lui reproche sa politique populiste et ne lui pardonne pas d’avoir remis en cause des décisions qu’il avait lui-même prises entre 2003 et 2005. Ambiance… Il faut dire que le FLN et le RND chassent sur les mêmes terres. « Ouyahia joue un jeu dangereux, commente un ministre FLN. D’abord en critiquant un gouvernement qu’il a lui-même dirigé. Ensuite en s’attaquant à Belkhadem pour des raisons électoralistes et d’ego. Belkhadem a la confiance du président, qui sait très bien qui lui est fidèle et qui est carriériste ou opportuniste. Depuis la trahison de Benflis, qui l’a beaucoup touché, il est devenu très méfiant. L’attitude d’Ouyahia ressemble à celle de quelqu’un qui ne sait pas cacher son ambition. Et j’ai l’impression qu’il se projette déjà en 2009… » Une chose est sûre, Belkhadem devrait conserver son poste de Premier ministre après les municipales. « Il n’est pas question qu’il quitte le navire, explique le même ministre. Ce n’est pas le souhait du chef de l’État, et je ne vois d’ailleurs pas qui pourrait le remplacer. Chacun - ou presque - est à sa place dans ce gouvernement. » Yazid Zerhouni, Hamid Temmar, Chakib Khelil et, dans une moindre mesure, Mourad Medelci, Hachemi Djiar, Abdelmalek Sellal ou Djamal Ould Abbes : tels sont les principaux membres de la garde rapprochée du président, ses hommes de confiance. Mais remaniement ministériel il y aura bel et bien après les locales. Et les « mauvais élèves » des auditions présidentielles de ramadan peuvent se faire du souci…
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