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Les urgences à l’hôpital Mustapha Bacha entre vomi et détritus

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  • Les urgences à l’hôpital Mustapha Bacha entre vomi et détritus

    Compresses sales, pansements pourris, vomis et autres détritus jonchent le sol de la salle de déchoquage. Nous sommes au service des urgences de l’hôpital Mustapha Bacha d’Alger. Nous sommes le septième jour de Ramadhan.

    Il est 17 h en ce jour de Ramadhan, où les esprits sont souvent ailleurs, en errance. Deux agents de la protection civile descendent une civière sur laquelle gisait le corps d’une jeune femme presque sans vie. Ils s’engouffrent dans le service des urgences de l’hôpital Mustapha Bacha. Ils la déposent dans la salle de déchoquage. «Je n’ai pas de place, emmenez votre malade à l’hôpital Maillot», leur lance sèchement le médecin, sans même prendre le soin de juger de l’urgence du cas. «Ce n’est pas à nous de le faire», lui répond sur le même ton un des agents. S’ensuit une prise de bec qu’on ne pourrait imaginer dans un endroit où la vie tentait par tous les moyens de bousculer le réel pour se faire un chemin serein même pour l’au-delà.

    Ce n’est pas simple de mourir dans un hôpital. Accompagner un patient dans son agonie, selon les convenances qui se voudraient juste humaines, relèverait presque de l’impossible quand la sauvegarde d’une vie dans ces mêmes endroits dépendrait de la simple humeur d’un médecin... interne ou d’une infirmière. L’on s’interdirait de rapporter ce qui se passe aux urgences d’un hôpital par respect à ceux qui, médecins ou personnels paramédicaux, responsables et consciencieux, y travaillent. Mais l’on se doit de le faire comme pour exorciser peut-être le mal qui ronge ces lieux, que des esprits sans coeur ou irresponsables rendent maudits. Nous tenions aussi à relater ces faits en signe de compassion avec ceux qui souffrent. Le faire serait un acte de foi.

    Un désordre repoussant règne dans la salle de déchoquage. Les lits sont comme entremêlés les uns dans les autres. Et pourtant, il n’en est rien. Les appareils d’oxygène et autres respiratoires et de réanimation existants ne semblent cependant pas suffire pour soulager le nombre important des cas urgents qui se déversent sur l’hôpital Mustapha.

    Les agents de la protection civile s’éclipsent, laissant la malade dans un état comateux entre les mains du médecin qui ne voulait même pas la regarder.

    C’est bientôt l’heure du f’tour. Le personnel s’impatiente, devient plus nerveux. A cet instant, un médecin, ami de la famille de la malade (la précision est nécessaire) entre dans la salle.

    Connu à l’hôpital, l’arrivée de cet homme changera presque le cours des événements, puisque sa consoeur a enfin daigné s’occuper de notre malade. Elle le fera avec l’air de devoir le respect à son confrère. «Rentrez chez vous, c’est l’heure de la rupture du jeûne, je vous promets de m’en occuper dès que ce malade mourra», explique-t-elle. Celui qui «devait» mourir avait ses secondes comptées. Vieux, mal en point, il rend l’âme au bout de quelques heures. De suite, on arrache le respirateur pour soulager notre malade. L’infirmière de garde étant incapable de lui placer une sonde, c’est le médecin «hôte» du service qui s’est mis au travail sans hésiter. Nous sommes mis dehors avec délicatesse, respect du confrère oblige. Nous quittons l’hôpital avec la peur dans l’âme de revenir alors qu’il serait trop tard...

    Nous passerons près de vingt jours dans ces lieux sans coeur. Nous sortions de l’hôpital juste pour nous changer et tenter de travailler un peu... Nos «soirées» ramadhanesques devaient ainsi avoir lieu dans un endroit où la mort ne manquait jamais à ses rendez-vous. A chaque fois que les médecins urgentistes étaient submergés de travail. Et ils l’étaient tout le temps.

    Ce même soir, une jeune femme décède. Enveloppée dans une couverture aux odeurs de vomi, cette maman de quatre enfants en bas âge mourut après une cinquième grossesse. Nous le saurons par son mari qui, effondré, les yeux rougis, n’avait pas pu être à son chevet. «Je voulais l’aider au moins à dire la Chahada», nous a-t-il dit, la gorge serrée. Nous constatons durant «notre séjour» à l’hôpital que ceux qui ne laissent pas accéder les proches auprès de leurs patients sont en général le personnel paramédical, les plantons ou les agents de sécurité.

    Tout ce monde fait la loi comme il l’entend. Et un peu moins qu’eux, les femmes de ménage.

  • #2
    De retour le soir à la salle de déchoquage pour veiller la patiente, un médecin, stéthoscope autour du cou, traînant les savates, nous laisse entrer mais nous demande d’avoir un oeil sur un autre malade - lui aussi dans le coma - qui, nous a-t-il dit, «risque de tomber de son lit». Nous nous rapprochons de la patiente qui a décédé peu de temps avant pour lui fermer les yeux et la couvrir correctement. Le mari, quelque peu perdu, attendra toute la soirée pour qu’il soit renseigné sur les formalités à entreprendre pour récupérer le corps. Trop occupés (des fois à ne rien faire), les personnels du service ne lui accorderont pas l’attention dont il aurait besoin dans ces moments de détresse.

    Il fait un froid terrible dans la salle de déchoquage. Les climatiseurs doivent fonctionner toute la nuit. Dès qu’un infirmier les éteint, les mouches commencent à tourner sur ces corps inertes. Il fallait qu’on supporte ces bestioles tout autant que les attitudes inélégantes et presque mal élevées de certains employés. Ceci toujours dans l’attente d’un souffle de vie qui, peut-être, proviendra d’un des lits.

    Au milieu de la nuit, une jeune femme ramenée en urgence vomissait ses tripes. Elle gémira longtemps pour qu’on vienne lui demander de quoi elle souffrait.

    Déplacée vers la salle de réanimation, notre patiente aura droit à un lit quelque peu commode et un environnement moins désordonné. Mais il fait chaud, les climatiseurs ne fonctionnement pas. En panne de compresses, nous en demandions une à une infirmière. «Pourquoi faire ?», interroge-t-elle, en s’empressant de répondre: «On n’en a pas !». Il fallait donc se débrouiller avec les moyens du bord, c’est-à-dire rincer la compresse déjà utilisée, en attendant d’en acheter encore. A côté du lit, un lavabo tout petit, bouché et crasseux. La femme de ménage venait de nous demander de jeter les fleurs déposées sur la table de nuit de la patiente. «Parce qu’elles ramènent des microbes aux malades», dit-elle. Elle n’aura pas vu le lavabo débordant de détritus.

    La directive du ministre de la Santé de ne pas ramener de la nourriture dans les hôpitaux est insensée. Celle de ne pas apporter de literie l’est davantage en raison de l’état dans lequel est celle des hôpitaux. Encore faut-il qu’elle soit disponible. «Ramenez-lui des draps ce soir, elle en a besoin», nous demande un médecin. «Vous n’avez pas le droit de lui mettre les draps de la maison, ils ramènent des microbes», nous fait savoir l’infirmière du matin...

    Tôt le matin, nous sommes mis dehors «parce que le professeur va contrôler les malades», nous lance un veilleur qui devient sympathique quand il veut. En général, à 8 h du matin, les étudiants, accompagnés de leur «prof», font le tour de la salle. N’attendez pas d’avoir une explication sur le cas qui vous concerne.

    De retour dans la soirée, l’agent de sécurité prend son air sévère et empêche tous les présents de voir leurs patients. «Il n’est pas encore l’heure !», dit-il avec fermeté. Il faut avoir des nerfs solides pour ne pas craquer ou pour ne pas se plaindre auprès des responsables. Nous pensions comme tout le monde que «c’est son gagne-pain».

    On aura ainsi passé près d’une dizaine de jours à faire le va-et-vient dans cette salle de réanimation. Nous nous persuadons que les hôpitaux sont de véritables mouroirs. Ce soir, c’est un bébé d’à peine quelques mois qui vient de rendre l’âme. Ses jeunes parents juraient de ne pas se taire. «Mon enfant n’avait rien de grave, c’est parce qu’il a reçu les soins très en retard qu’il est mort», soutenait la maman, qui a fait preuve d’un courage remarquable. Ce jeune couple venait du Canada pour passer le Ramadhan auprès de sa famille.

    Les matins se suivent et se ressemblent: les mêmes gémissements des malades, les mêmes réactions des médecins et du personnel paramédical. Des insultes, des cris et des vociférations se font entendre dans le couloir. Un des surveillants engueule le parent d’un patient comme du poisson pourri. Au lieu de le sanctionner, les médecins sont sortis de la salle où ils étaient réunis pour supplier le surveillant (en chef, nous dit-on) de se calmer. Pas un mot au parent qui venait de se faire insulter. Venu de l’intérieur du pays, le parent baissera la tête et se mettra dans un coin, en attendant que la tempête passe.

    Un soir, un homme ramène son fils dans un état comateux. Il aura la réponse qui nous a été donnée le premier jour. «Nous ne pouvons pas le garder, prenez-le ailleurs». Il suppliera pour qu’on le prenne en charge. «Amenez-le à Maillot pour lui faire un bilan», lui dit le médecin de garde. Soulagé, le papa s’exécute sans mot dire. Il passera le reste du Ramadhan au chevet de son fils qui restera longtemps sur une civière avant d’avoir un lit.

    A force de se croiser quotidiennement, les proches des patients, devenus gardes-malades et infirmiers malgré eux, sympathisent forcément.

    Un matin, assis dans la salle d’attente des urgences, nous entendîmes des cris. Un infirmier venait de donner un coup de poing à un sourd-muet. Mal en point, ce dernier demandait avec les gestes qui lui sont propres, qu’on lui fasse une radio. «Pourquoi l’as-tu frappé ?», interroge un policier qui avait vu la scène de loin. «Il se moquait de moi», lui a répondu l’infirmier. «Mais c’est un sourd-muet, comment veux-tu qu’il puisse le faire ?», lance le policier énervé. Il est inutile de s’en plaindre. Vous risquez tout simplement de vous faire remballer sans retenue.

    Nous serons reçues à maintes reprises par le chef d’unité. Les médecins aimables, il en existe et ça réconforte le moral. La présence de l’une d’entre eux, dynamique, patiente, compétente et disponible, donne chaud au coeur. Nous ne manquerons pas de saluer l’un des agents de la protection civile qui s’était fait un devoir de revenir aux urgences pour s’enquérir de l’état de santé de notre malade. «Elle m’a fait énormément de peine, j’ai refusé de l’amener à Maillot parce qu’elle était mourante et le médecin m’a demandé de le faire sur un ton déplaisant», nous a-t-il expliqué.

    Nous revenions un matin voir notre patiente après l’avoir veillée toute la nuit. Mauvaise surprise, elle n’est pas dans son lit. L’on imagine peut-être mal ce que peut ressentir une personne lorsqu’elle vient pour voir un proche à elle dans le coma.

    D’autant qu’après dix jours de coma, nous entendions dire ici et là dans le service qu’elle était morte cliniquement. Nous prenions tous les jours notre courage à deux mains pour être prêts à affronter le sort. «Ne vous inquiétez pas, nous l’avons placée dans un autre service», nous renseigne une infirmière. Personne n’a eu l’amabilité de l’annoncer aux membres de la famille ou aux nombreux amis, qui étaient pourtant présents jour et nuit et qui ont été d’un soutien sans égal. La malade a été déplacée sans ses médicaments, que la famille avait achetés. Elle se devait d’en acheter encore.

    Renseignements pris sur place, dans ce nouveau service, on nous dit qu’il est possible de venir tous les soirs après le f’tour. Une fois de retour vers 20 h, le surveillant refuse de nous laisser entrer. «Mais la patiente a besoin de nous pour la changer !», lui a-t-on dit. «Ordre du chef de service de ne laisser entrer personne, il y a un virus qui tourne», dit-il sur un ton de chef. Nous nous asseyons sur les escaliers de l’entrée. Peut-être, nous disions-nous, que les esprits vont se calmer et qu’on nous permettra de nous charger de la patiente. Une heure, deux heures sont passées. Durant tout ce temps, des personnes à la mine triste entraient et sortaient dans le service. Nous apprenions plus tard que leur fils était dans un état grave. Etant des amis du patron du service, il ne fallait qu’il y ait d’autres qu’eux dans les couloirs. Le jeune homme décéda durant la nuit. Dans pareils moments, nous n’avions pas de mots.

    Vers 23 h, le même surveillant vient nous chercher pour, avait-il dit, l’aider à changer le matelas anti-escarres sur lequel dormait notre malade. Curieusement, le matelas ramené par les soins de la famille a perdu toute l’eau qu’il contenait. Il fallait donc tout nettoyer et changer la literie. Ramadhan tire à sa fin. Nous ne nous en rendions même pas compte. Nous avions l’impression de lutter tous les jours contre la mort. Au nom et pour tous ces malades qui souffraient dans ses espaces sans âme.


    Par le Quotidien d'oran

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