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Le viol colonial et ses conséquences

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  • Le viol colonial et ses conséquences

    Il était une fois une petite fille de huit ans, belle et joyeuse, qui vivait dans ses années blanches d’innocence. Mais un jour, par malheur, elle était violée. Toute sa vie va changer désormais. Portant sur son petit corps son grand secret, elle ne pouvait plus verbaliser son drame, des années durant, dans une société qui ne pardonne jamais la perte de virginité.

    Les conséquences de ce viol étaient fâcheuses pour cette fille. Sa personnalité devient mutilée. Se sentant coupable d’être naïve et donc responsable, en partie, de la perte de sa virginité, elle a établi sa vision du monde social : il y a deux groupes de gens, ceux qui sont naïfs et ceux qui sont malins ; et elle, à jamais, ne sera parmi les naïfs car elle a payé cher d’être naïve un jour. Ainsi, elle devient narcissique, se repliant sur son amour propre pour ne pas perdre après la grande perte, mais à cause de cette même perte, elle s’enfonce dans le dégoût et le mépris de soi parce qu’elle n’a pas pu conserver sa virginité comme les autres filles. Enfin, les années passant, elle sera bloquée entre deux étapes de sa vie : n’étant plus vierge depuis l’enfance, elle se sent différente des autres filles car elle connaissait le secret des adultes, mais elle ne pouvait rejoindre le concert des adultes parce que le rite du sang de la nuit de noce se dresse comme l’épée de Damoclès de la société patriarcale répartissant l’honneur sur les familles. Elle se lance donc dans des expériences amoureuses désirant être adulte, mais débouchant toujours sur le même blocage du mariage de peur du scandale. Cette histoire est loin d’être une tragédie individuelle, elle renferme les éléments de la théorie d’une autre tragédie, collective celle-là. Comme pour la petite fille, le viol colonial de la société algérienne avait des conséquences psychologiques fâcheuses : on a rassemblé la naïveté de réaliser un projet de société par le haut et la ruse avec la modernité pour ne pas perdre après la grande perte; et de l’amour et la glorification du soi collectif, on change radicalement de perspective vers le mépris et l’auto-humiliation; enfin, le désir immense d’entrer dans le concert des nations modernes s’accompagne par une peur profonde de ce pas vers la modernité. Notre objectif dans ce qui suit est de décrire ce viol colonial et ses conséquences.

    LE VIOL

    On ne comprend pas comment un viol d’une société devient une mission civilisatrice et sera glorifié par une loi ! Mais c’est ainsi que les civilisés d’hier et d’aujourd’hui falsifient l’histoire : « Je suis lion, j’ai raison parce que je suis le plus fort...».

    Quels étaient donc les moyens de cette mission généreuse ? Nous pouvons lire dans un de leurs rapports en 1833 : « Terreur, massacres, razzias, vont constituer les éléments quotidiens de la stratégie de la conquête. Selon moi, écrit de Montagnac, toutes les populations qui n’acceptent pas nos conditions doivent êtres rasées. Tout doit être pris, saccagé, sans distinction d’âge ni de sexe : l’herbe ne doit plus pousser où l’armée française a mis le pied » (1). Ces préceptes étaient suivis à la lettre par les soldats. Nous allons rapporter ici quelques exemples d’après leurs correspondances militaires (2) :

    Premier exemple : « Le pays des Béni-Mensser est superbe et l’un des plus riches que j’ai vus en Afrique. Les villages et les habitants sont très rapprochés. Nous avons tout brûlé, tout détruit. Oh ! La guerre, la guerre ! Que de femmes et d’enfants réfugiés dans les neiges de l’Atlas y sont morts de froid et de misère ! » (Région de Cherchell, 1842).

    Deuxième exemple : « Des tas de cadavres pressés les uns contre les autres et morts gelés pendant la nuit ! C’était la malheureuse population des Béni-Naâsseur, c’étaient ceux dont je brûlais les villages, les gourbis et que je chassais devant moi » (Région de Miliana, 1843).

    Troisième exemple : « Je lui fis couper la tête et le poignet gauche (il s’agit d’un marabout de la province de Constantine) et j’arrivai au camp avec sa tête piquée au bout d’une baïonnette et son poignet accroché à la baguette d’un fusil. On les envoya au général Baraguay d’Hilliers qui campait près de là, et qui fut enchanté, comme tu le penses...». Ces exemples sont loin d’être exemplaires, il y a bien d’autres plus effroyables comme la fameuse enfumade de la tribu des Ouled Riah, asphyxiée dans des grottes. Ainsi par de tels actes se poursuivait la mission des civilisés, c’est-à-dire par les massacres et les boucheries, jusqu’à la pacification du pays, dit-on, condition nécessaire pour un autre volet de la mission : le vol des terres.

    En effet, les civilisés spolièrent tous les types de terres agricoles : les terres Beylik, c’est-à-dire les terres administrées directement par le bey ; les terres Azel, terres confisquées aux tribus rebelles à l’autorité turque ; les terres Melk, terres allouées par le souverain à des particuliers ; les terres Arch, terres tribales indivises par principe et les terres Habous, don arrêté par des particuliers pour oeuvres de charité et de bien public. La mission civilisatrice consiste donc à transférer ces terres aux mains des nouveaux propriétaires par la loi, leur loi, et par la force. C’est ainsi qu’on a démembré les grandes tribus en rassemblant leurs fractions dans des groupements ou des douars jetant par-là leurs terres sur le marché et détruisant du même coup le pouvoir politique des grands lignages qui reposait en grande partie sur l’exploitation de ces terres (3).

    Résultat : en 1954, la moyenne d’hectares par exploitation était 14,30 pour les Algériens et 113,33 pour les Européens (4), c’est-à-dire un rapport de un à huit.
    Mais la mission ne s’arrête pas à la dépossession économique, elle doit être complétée par la conquête du monde de l’esprit. Le Général Ducrot ne disait pas « Entravons autant que possible le développement des écoles musulmanes, des zaouias... tendons en un mot au désarmement moral et matériel du peuple indigène » ? Ainsi fut le cas. La langue arabe et l’Islam, étant les piliers du monde de l’esprit des Algériens, étaient l’objet de ce désarmement moral parce qu’ils étaient les moyens ultimes de résistance à ladite mission. Nous avons ici un témoin privilégié dont l’esprit sociologique ne cesse d’être salué ces dernières années : Alexis de Tocqueville. Dans son Rapport sur l’Algérie de 1847, il écrivait ceci : « La société musulmane, en Afrique, n’était pas incivilisée ; elle avait seulement une civilisation arriérée et imparfaite. Il existait dans son sein un grand nombre de fondations pieuses, ayant pour objet de pourvoir aux besoins de la charité ou de l’instruction publique. Partout nous avons mis la main sur ces revenus en les détournant en partie de leurs anciens usages ; nous avons réduit les établissements charitables, laissé tomber les écoles, dispersé les séminaires. Autour de nous les lumières se sont éteintes, le recrutement des hommes de religions et des hommes de loi a cessé ; c’est-à-dire que nous avons rendu la société musulmane beaucoup plus misérable, plus désordonnée, plus ignorante et plus barbare qu’elle n’était avant de nous connaître » (5).

    En réalité, l’équation à résoudre pendant toute la période coloniale était celle-ci : quels sont les meilleurs moyens pour administrer les indigènes de sorte que nous restons les maîtres ? Les moyens répressifs de l’Etat viennent au premier degré, évidemment, puis les moyens idéologiques. Parmi ces derniers le contrôle de plus près de l’enseignement de la langue arabe et du culte musulman pour le strict nécessaire, c’est-à-dire pour pouvoir contacter lesdits indigènes et gérer leur statut personnel selon le droit musulman (mariage, héritage et autres). Il fallait donc tailler une couche sociale intermédiaire entre les civilisés et les barbares, pour utiliser leurs termes, et celui qui veut rejoindre les civilisés doit renoncer à son statut personnel. Nous lisons dans le Sénatus-Consulte de 1865 : « L’indigène musulman est Français, néanmoins, il continue à être régi par la loi musulmane. Il peut sur sa demande être admis à jouir des droits de citoyen ; dans ce cas, il est régi par les lois civiles et politiques de la France »(6).

    Voilà enfin de compte la mission civilisatrice de la France en Algérie : génocide, vol et déculturation. Cette prétendue mission n’était autre chose qu’un viol d’une société qui s’est accompli, comme tout viol, dans la violence matériel et symbolique. Quelles sont donc ses conséquences sur la conscience collective de cette société ?

  • #2
    CONSÉQUENCES

    Le contact de l’Algérie avec la modernité s’est fait par l’intermédiaire de la violence coloniale. C’est une donnée fondamentale pour comprendre la société algérienne contemporaine. Ce contact a engendré des attitudes contradictoires de la conscience collective.

    La croyance naïve en la réalisation d’un projet de société par le haut, à la manière coloniale, est la première attitude de cette conscience. Les prometteurs du projet moderniste, mis en oeuvre le premier après l’indépendance, croyaient qu’il suffit de répéter l’histoire de l’Occident par l’industrialisation pour accéder à la modernité (7). Et si le modèle planifié n’a pas marché, on tente le modèle du marché libre. Les prometteurs du projet islamiste avorté, eux, croyaient qu’il suffit de répéter l’histoire de l’Islam médinois non pour accéder à la modernité, mais pour l’islamiser.

    En réalité, les prometteurs des deux projets ont en commun qu’ils rusent avec la modernité, tous deux ont une attitude sélective vis-à-vis d’elle : ils acceptent la modernité technique parce qu’elle est, de toute évidence, utile ; mais ils rejettent la modernité politique, les uns pour ne pas déloger du pouvoir politique qu’ils monopolisent depuis l’indépendance, les autres parce qu’ils postulent que ce n’est pas le peuple qui est source d’autorité, législative notamment, mais Dieu.

    Le paradoxal est que, tout en rejetant le peuple comme source de circulation des élites au pouvoir et comme source d’autorité, on continue à le glorifier, soit pour ses sacrifices et ses héroïsmes depuis la guerre de Libération nationale, soit pour son attachement aux valeurs islamiques comme la charité et la solidarité.

    Paradoxalement encore, à côté de la glorification, on a une attitude méprisante vis-à-vis de ce peuple : n’est-il pas qualifié de «ghachi» par les uns et de «jâhil» et «jâhily» par les autres ? Ne trouve-t-on pas là l’ancien ton colonialiste : »les Arabes», «les indigènes», «les barbares» ? Mais ce peuple, la masse des gens ordinaires, a-t-il quelque désir d’accéder à la modernité et rejoindre les nations modernes ? Qu’en est-il surtout des jeunes ? On peut dire, en l’absence d’enquêtes sérieuses, que ce désir est immense et les jeunes ne cessent d’invoquer la France pour critiquer la réalité quotidienne, s’ils ne prennent pas le risque comme les «harraga» pour rejoindre la prospérité et le bien-être de la modernité, là-bas. Ceux qui restent aspirent au bien-être de la modernité ne serait-ce que sur le mode vestimentaire. En effet, les jeunes demoiselles et dames travaillent avec acharnement pour peupler ensuite les magasins cosmétiques. On veut ainsi être moderne au moins par le paraître moderne. Quant aux jeunes hommes, si on écarte la mode hip-hop venue de l’Occident et la mode salafiste venue de l’Orient, nous constatons des vêtements para-militaires et le châle saharien, de couleur verte ou noire, qui circule dans les villes du Nord.

    Qu’en est-il ? Les vêtements para-militaires renvoient à l’armée, institution moderne et puissante du pays et le châle saharien renvoie à SONATRACH, institution moderne et puissante elle aussi ; et les jeunes s’identifient, par le biais de ces vêtements, à ces institutions. Là aussi, on veut être moderne au moins par le paraître moderne.

    Peut-on conclure que la jeunesse algérienne est acquise à la modernité ? Est-elle sélective ? On ne sait pas. Tout ce qu’on a ce sont des émeutes avec la police, des cadavres de «harraga», une indifférence aux élections et des kamikazes islamistes, mais on ne trouve pas en vue une jeunesse intellectuelle et politique qui milite pour la modernité politique, sociale, culturelle..., comme s’il y a une peur profonde d’engager le pas vu l’histoire récente sanglante du pays, conséquence d’affrontement de deux projets de société après la rupture d’avec la puissance coloniale.

    En somme, la modernité introduite par la violence coloniale a mutilé la conscience collective de la société algérienne entre naïveté et ruse, glorification et mépris, désir et peur. Difficile modernité donc, ou, si on reprend la parabole du début, comme le viol de la petite fille avait des conséquences fâcheuses pour sa personnalité, le viol colonial de la société algérienne avait aussi des conséquences fâcheuses pour sa conscience collective ; et si cette fille, par miracle, se mariera un jour, si la société algérienne accèdera à la modernité politique, sociale, culturelle... dans l’avenir, une certitude commune rassemble les deux cas : l’impossible oubli.

    Par Sidi Mohammed Mohammedi , Sociologue pour le Quotidien d'Oran

    Notes:
    1- Ahmed BENBITOUR, L’Algérie au Troisième millénaire : Défis et potentialités, ed. Marinoor, Alger, 1998, p. 14.
    2- Ibid., pp. 14-15.
    3- Benjamin STORA, Algérie : Histoire contemporaine 1830-1988, Casbah ed., Alger, 2004, pp. 29-32.
    4- Souad MOKDAD, Domination coloniale et rupture nationaliste, OPU, Alger, 1984, p. 21.
    5- Benjamin STORA, op. cit., p. 32.
    6- Souad MOKDAD, op. cit., p. 26.
    7- Djamel GUERID, L’exception algérienne: La modernisation à l’épreuve de la société, Casbah ed., Alger, 2007, p. 100.

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