Alors qu'il publie «le Village de l'Allemand»,Boualem Sansal, le grand romancier algérien s'explique, dans cette interview au Nouvel Observateur, sur les liens entre hitlérisme et islamisme, la politique de Bouteflika et les choix diplomatiques de Sarkozy. Ce qu'il dit est terrible...
Le Nouvel Observateur - Ce qui donne son titre au roman, c'est la destinée d'un criminel de guerre nazi, ancien SS qui a trouvé refuge en Algérie, où il est devenu un héros de la guerre d'indépendance en formant des combattants du FLN... S'agit-il d'une histoire vraie? Comment est né ce roman?
Boualem Sansal. - «Le village de l'Allemand» est né d'une histoire vraie et d'un déluge de questions. Un jour, au début des années 1980, alors que j'étais en déplacement professionnel à l'intérieur du pays (dans la région de Sétif), je me suis arrêté dans un village (Aïn Deb, dans le roman), attiré par son «look» exotique. Il ne faisait pas couleur locale, il avait un petit air d'ailleurs. J'y ai pris un café et en arrivant à destination, j'ai questionné les personnes qui m'attendaient. J'avais à peine fini de dire «En venant chez vous, je suis tombé sur un drôle de village qui m'a fait pensé au village d'Astérix le Gaulois...» qu'on s'exclama fièrement: «Ah! le village de l'Allemand». On m'expliqua que ce village était «gouverné» par un Allemand, ancien officier SS, ancien moudjahid, naturalisé algérien et converti à l'islam. Dans la région, on le regardait comme un héros, un saint homme qui avait beaucoup fait pour le village et ses habitants. J'ai senti chez mes interlocuteurs une réelle admiration à l'évocation de son passé nazi, ce qui n'était pas pour me surprendre: la geste hitlérienne a toujours eu ses sympathisants en Algérie, comme d'ailleurs dans beaucoup de pays arabes et musulmans, et sans doute plus aujourd'hui en raison du conflit israélo-palestinien et de la guerre d'Irak. Avec quelque emphase pour bien m'éblouir, on m'expliqua que cet Allemand avait été envoyé par Nasser comme expert auprès de l'état-major de l'ALN et qu'après l'indépendance il avait enseigné dans la prestigieuse académie militaire de Cherchell. C'était en effet quelqu'un. J'avais voulu retourner au village et voir cet homme de près mais le temps m'avait manqué.
Depuis, j'ai souvent pensé à cette histoire. Je lui trouvais beaucoup d'aspects intéressants: le côté aventureux et romantique de cet Européen venu se battre pour l'indépendance de l'Algérie, sa retraite dans un village du bout du monde, sa conversion à l'islam, l'ascendant sympathique qu'il a pris sur ses habitants. Il y avait aussi le côté noir, celui de l'officier SS ayant servi dans les camps d'extermination.
N.O. - Comment cet aspect-là pouvait-il être occulté?
B. Sansal. - En y pensant, je me suis avisé de quelque chose que je savais mais sans lui avoir jamais accordé plus d'importance que cela: la Shoah était totalement passée sous silence en Algérie, sinon présentée comme une sordide invention des Juifs. Ce constat m'avait choqué. Le fait est que jamais, à ce jour, la télévision algérienne n'a passé de film ou de documentaire sur le sujet, jamais un responsable n'en a soufflé mot, jamais, à ma connaissance, un intellectuel n'a écrit sur le thème. C'est d'autant plus incompréhensible que nous avons fait de notre drame durant la guerre d'Algérie, l'alpha et l'oméga de la conscience nationale. Je pense qu'à ce titre nous aurions également dû nous intéresser aux drames qui ont frappé les autres peuples, partout dans le monde. Il me semble qu'on ne peut avoir pleine conscience de sa tragédie et s'en trouver plus fort que si on considère aussi celles des autres. Quelle autre façon avons-nous de situer son histoire dans l'histoire humaine une et indivisible? Ne pas le faire, c'est quelque part mépriser sa propre histoire, c'est privatiser quelque chose qui appartient à l'humanité, pour en faire, par glissement naturel ou par calcul, au mieux une épopée que chacun peut agrémenter selon ses besoins, au pire un manuel de lavage de cerveau. En Algérie, au demeurant, on a réussi à faire les deux: une merveilleuse épopée en mouvement perpétuel et un abominable manuel de décérébration massive. Je me demande comment nous pourrions un jour sortir de ce double sortilège.
N.O. - Pour reprendre le titre d'un livre paru en 1990, votre roman propose en somme une nouvelle vision, extrêmement sombre, des rapports entre «le croissant et la croix gammée» (1). D'autant qu'à l'arrière-plan se profile le rôle des services secrets égyptiens de Nasser... Ce passé-là en tout cas, volontiers méconnu - sinon occulté, nous entraîne très loin des visions manichéennes de la décolonisation qui ont souvent cours. N'est-ce pas une nouvelle façon pour vous de déconstruire l'histoire de la libération nationale en Algérie (dont vous avez déjà dénoncé les mythes, notamment dans «Poste restante: Alger» [1])?
Boualem Sansal. - Quand j'ai décidé de faire de l'histoire de cet Allemand la trame d'un roman, je me suis retrouvé avec beaucoup de questions sans réponses. Je n'ai hélas pas pu me rendre dans ce village pour mener enquête. Tant de choses ont changé en Algérie depuis le début des années 1980 qu'il m'est vite apparu inutile de m'y rendre. Durant la «décennie noire», tout déplacement était suicidaire, le pays était sous contrôle des GIA. Et plus tard, alors que la sécurité sur les routes s'était améliorée, j'y ai renoncé, je me suis dit que le village était au mieux sous la coupe d'un notable issu de l'Alliance présidentielle, donc livré à la gabegie et à la corruption, au pire sous la férule d'un émir «résiduel» du GIA et que toute trace de cet Allemand avait dû être effacée. J'ai recueilli quelques dires ici et là, et puisé dans les livres pour reconstituer la possible trajectoire de cet homme, et d'une manière générale de ces criminels de guerre nazis qui se sont réfugiés dans les pays arabes.
[2] En avançant dans mes recherches sur l'Allemagne nazie et la Shoah, j'avais de plus en plus le sentiment d'une similitude entre le nazisme et l'ordre qui prévaut en Algérie et dans beaucoup de pays musulmans et arabes. On retrouve les mêmes ingrédients et on sait combien ils sont puissants. En Allemagne ils ont réussi à faire d'un peuple cultivé une secte bornée au service de l'Extermination; en Algérie, ils ont conduit à une guerre civile qui a atteint les sommets de l'horreur, et encore nous ne savons pas tout. Les ingrédients sont les mêmes ici et là: parti unique, militarisation du pays, lavage de cerveau, falsification de l'histoire, exaltation de la race, vision manichéenne du monde, tendance à la victimisation, affirmation constante de l'existence d'un complot contre la nation (Israël, l'Amérique et la France sont tour à tour sollicités par le pouvoir algérien quand il est aux abois, et parfois, le voisin marocain), xénophobie, racisme et antisémitisme érigés en dogmes, culte du héros et du martyre, glorification du Guide suprême, omniprésence de la police et de ses indics, discours enflammés, organisations de masses disciplinées, grands rassemblements, matraquage religieux, propagande incessante, généralisation d'une langue de bois mortelle pour la pensée, projets pharaoniques qui exaltent le sentiment de puissance (ex: la 3ème plus grande mosquée du monde que Bouteflika va construire à Alger alors que le pays compte déjà plus de minarets que d'écoles), agression verbale contre les autres pays à propos de tout et de rien, vieux mythes remis à la mode du jour.... Fortes de cela, les dictatures des pays arabes et musulmans se tiennent bien et ne font que forcir. Plus que mille discours, cinq petits jours de Kadhafi à Paris ont suffi pour édifier les Français sur la nature de nos raïs. Ah, quelle morgue, ce Kadhafi! Maintenant, ils peuvent comprendre ce que nous subissons tous les jours qu'Allah nous donne à vivre sous leurs bottes.
Le Nouvel Observateur - Ce qui donne son titre au roman, c'est la destinée d'un criminel de guerre nazi, ancien SS qui a trouvé refuge en Algérie, où il est devenu un héros de la guerre d'indépendance en formant des combattants du FLN... S'agit-il d'une histoire vraie? Comment est né ce roman?
Boualem Sansal. - «Le village de l'Allemand» est né d'une histoire vraie et d'un déluge de questions. Un jour, au début des années 1980, alors que j'étais en déplacement professionnel à l'intérieur du pays (dans la région de Sétif), je me suis arrêté dans un village (Aïn Deb, dans le roman), attiré par son «look» exotique. Il ne faisait pas couleur locale, il avait un petit air d'ailleurs. J'y ai pris un café et en arrivant à destination, j'ai questionné les personnes qui m'attendaient. J'avais à peine fini de dire «En venant chez vous, je suis tombé sur un drôle de village qui m'a fait pensé au village d'Astérix le Gaulois...» qu'on s'exclama fièrement: «Ah! le village de l'Allemand». On m'expliqua que ce village était «gouverné» par un Allemand, ancien officier SS, ancien moudjahid, naturalisé algérien et converti à l'islam. Dans la région, on le regardait comme un héros, un saint homme qui avait beaucoup fait pour le village et ses habitants. J'ai senti chez mes interlocuteurs une réelle admiration à l'évocation de son passé nazi, ce qui n'était pas pour me surprendre: la geste hitlérienne a toujours eu ses sympathisants en Algérie, comme d'ailleurs dans beaucoup de pays arabes et musulmans, et sans doute plus aujourd'hui en raison du conflit israélo-palestinien et de la guerre d'Irak. Avec quelque emphase pour bien m'éblouir, on m'expliqua que cet Allemand avait été envoyé par Nasser comme expert auprès de l'état-major de l'ALN et qu'après l'indépendance il avait enseigné dans la prestigieuse académie militaire de Cherchell. C'était en effet quelqu'un. J'avais voulu retourner au village et voir cet homme de près mais le temps m'avait manqué.
Depuis, j'ai souvent pensé à cette histoire. Je lui trouvais beaucoup d'aspects intéressants: le côté aventureux et romantique de cet Européen venu se battre pour l'indépendance de l'Algérie, sa retraite dans un village du bout du monde, sa conversion à l'islam, l'ascendant sympathique qu'il a pris sur ses habitants. Il y avait aussi le côté noir, celui de l'officier SS ayant servi dans les camps d'extermination.
N.O. - Comment cet aspect-là pouvait-il être occulté?
B. Sansal. - En y pensant, je me suis avisé de quelque chose que je savais mais sans lui avoir jamais accordé plus d'importance que cela: la Shoah était totalement passée sous silence en Algérie, sinon présentée comme une sordide invention des Juifs. Ce constat m'avait choqué. Le fait est que jamais, à ce jour, la télévision algérienne n'a passé de film ou de documentaire sur le sujet, jamais un responsable n'en a soufflé mot, jamais, à ma connaissance, un intellectuel n'a écrit sur le thème. C'est d'autant plus incompréhensible que nous avons fait de notre drame durant la guerre d'Algérie, l'alpha et l'oméga de la conscience nationale. Je pense qu'à ce titre nous aurions également dû nous intéresser aux drames qui ont frappé les autres peuples, partout dans le monde. Il me semble qu'on ne peut avoir pleine conscience de sa tragédie et s'en trouver plus fort que si on considère aussi celles des autres. Quelle autre façon avons-nous de situer son histoire dans l'histoire humaine une et indivisible? Ne pas le faire, c'est quelque part mépriser sa propre histoire, c'est privatiser quelque chose qui appartient à l'humanité, pour en faire, par glissement naturel ou par calcul, au mieux une épopée que chacun peut agrémenter selon ses besoins, au pire un manuel de lavage de cerveau. En Algérie, au demeurant, on a réussi à faire les deux: une merveilleuse épopée en mouvement perpétuel et un abominable manuel de décérébration massive. Je me demande comment nous pourrions un jour sortir de ce double sortilège.
N.O. - Pour reprendre le titre d'un livre paru en 1990, votre roman propose en somme une nouvelle vision, extrêmement sombre, des rapports entre «le croissant et la croix gammée» (1). D'autant qu'à l'arrière-plan se profile le rôle des services secrets égyptiens de Nasser... Ce passé-là en tout cas, volontiers méconnu - sinon occulté, nous entraîne très loin des visions manichéennes de la décolonisation qui ont souvent cours. N'est-ce pas une nouvelle façon pour vous de déconstruire l'histoire de la libération nationale en Algérie (dont vous avez déjà dénoncé les mythes, notamment dans «Poste restante: Alger» [1])?
Boualem Sansal. - Quand j'ai décidé de faire de l'histoire de cet Allemand la trame d'un roman, je me suis retrouvé avec beaucoup de questions sans réponses. Je n'ai hélas pas pu me rendre dans ce village pour mener enquête. Tant de choses ont changé en Algérie depuis le début des années 1980 qu'il m'est vite apparu inutile de m'y rendre. Durant la «décennie noire», tout déplacement était suicidaire, le pays était sous contrôle des GIA. Et plus tard, alors que la sécurité sur les routes s'était améliorée, j'y ai renoncé, je me suis dit que le village était au mieux sous la coupe d'un notable issu de l'Alliance présidentielle, donc livré à la gabegie et à la corruption, au pire sous la férule d'un émir «résiduel» du GIA et que toute trace de cet Allemand avait dû être effacée. J'ai recueilli quelques dires ici et là, et puisé dans les livres pour reconstituer la possible trajectoire de cet homme, et d'une manière générale de ces criminels de guerre nazis qui se sont réfugiés dans les pays arabes.
[2] En avançant dans mes recherches sur l'Allemagne nazie et la Shoah, j'avais de plus en plus le sentiment d'une similitude entre le nazisme et l'ordre qui prévaut en Algérie et dans beaucoup de pays musulmans et arabes. On retrouve les mêmes ingrédients et on sait combien ils sont puissants. En Allemagne ils ont réussi à faire d'un peuple cultivé une secte bornée au service de l'Extermination; en Algérie, ils ont conduit à une guerre civile qui a atteint les sommets de l'horreur, et encore nous ne savons pas tout. Les ingrédients sont les mêmes ici et là: parti unique, militarisation du pays, lavage de cerveau, falsification de l'histoire, exaltation de la race, vision manichéenne du monde, tendance à la victimisation, affirmation constante de l'existence d'un complot contre la nation (Israël, l'Amérique et la France sont tour à tour sollicités par le pouvoir algérien quand il est aux abois, et parfois, le voisin marocain), xénophobie, racisme et antisémitisme érigés en dogmes, culte du héros et du martyre, glorification du Guide suprême, omniprésence de la police et de ses indics, discours enflammés, organisations de masses disciplinées, grands rassemblements, matraquage religieux, propagande incessante, généralisation d'une langue de bois mortelle pour la pensée, projets pharaoniques qui exaltent le sentiment de puissance (ex: la 3ème plus grande mosquée du monde que Bouteflika va construire à Alger alors que le pays compte déjà plus de minarets que d'écoles), agression verbale contre les autres pays à propos de tout et de rien, vieux mythes remis à la mode du jour.... Fortes de cela, les dictatures des pays arabes et musulmans se tiennent bien et ne font que forcir. Plus que mille discours, cinq petits jours de Kadhafi à Paris ont suffi pour édifier les Français sur la nature de nos raïs. Ah, quelle morgue, ce Kadhafi! Maintenant, ils peuvent comprendre ce que nous subissons tous les jours qu'Allah nous donne à vivre sous leurs bottes.
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