Aldjia Noureddine Benallegue. 89 ans, première femme médecin algérienne
« Parlez-nous un peu du siècle, Madame ! »
« L’avenir est ce qu’il y a de pire dans le présent. » Flaubert
Il y a des gens qu’on croise un instant, et dont on se souvient toute la vie. Ainsi en est-il de Aldjia Noureddine Benallègue, première femme algérienne médecin.
Elle a obtenu son doctorat en janvier 1946 et est devenue membre fondateur de la Société algérienne de pédiatrie en novembre 1947. Elle a été élue en 1982 membre de l’Académie nationale de médecine de France. Elle a rehaussé le niveau de la médecine algérienne au sein de laquelle elle a mené, jusqu’à son admission à la retraite en 1989, une activité exigeante et rigoureuse de praticienne, de formatrice, d’animatrice.
Cette battante qui a parcouru les quatre cinquièmes du XXe siècle est une femme généreuse, attachante. Elle possède une politesse du cœur rare dans un monde formatisé, robotisé, brutal. Son métier l’a sans doute préparée à cela. Elle porte sur les autres un regard attentif, tendre. Mélange d’orgueil et de modestie, elle raconte, avec un luxe de détails inouï, son enfance dans ses vieilles terres fières de Kabylie.
Lorsqu’on a demandé à l’une de ses condisciples de la décrire en quelques mots, elle n’a pas hésité un instant. « Enjouée, truculente, chaleureuse, discrète, attentionnée et surtout les pieds sur terre. On ne peut la qualifier autrement. » Ainsi est fait l’itinéraire hors du commun de cette femme bon pied, bon œil qui va bientôt fêter ses 89 ans et qui respire une énergie de tout instant.
Un itinéraire hors du commun
On l’a un peu froissée lorsque nous lui demandions quel personnage était son père ! Utiliser le terme personnage pour définir son paternel ? Quel impair ! Quelle offense ! Presque une insulte. « Ce mot est impropre à mon sens. Il ne convient pas. Mon père fut un Monsieur, un grand Monsieur distingué. Son aspect extérieur classique et son comportement plutôt discret dans la vie courante, son abord facile pour tous ceux qui venaient solliciter ses conseils éclairés et judicieux ou s’instruire dans une simple conversation, c’était sa nature propre, pas une façade », note-t-elle sur un ton ferme et décidé.
Son père Amar Noureddine, qui a eu une influence certaine sur elle, est né en 1893 dans un petit village de Kabylie à Aït Halli. Il y vécut son enfance et son adolescence puis vint à Alger poursuivre ses études à l’Ecole Normale de Bouzaréah d’où il en sortit instituteur diplômé en 1912. C’était un érudit toujours respectueux de l’autre, un sage qui ne jugeait jamais à la légère.
« Pour moi, ce fut un père exceptionnel, puisque, bravant les esprits bornés de l’époque, il m’a fait apprécier l’apprentissage scolaire comme il l’a fait pour mes frères, alors que tant d’autres n’instruisaient que leurs garçons, condamnant donc leurs filles à l’ignorance, donc à la faiblesse. Parallèlement, il me guidait en m’éclairant sur les données sociales. Pour lui, l’avenir de l’humanité n’était pas concevable sans la participation effective de la femme aux progrès de la société. »
Dans le contexte de l’époque, à la fin des années 1920, agir de la sorte constituait une véritable gageure pour des indigènes tout juste bons à être asservis. Dans la Kabylie où elle grandit très librement dans le milieu familial, l’école lui a appris à bien se tenir en société. Elle garde des souvenirs vivaces aux côtés de son père, de sa mère et de ses trois frères. Cette période est celle où l’on s’imprègne, comme par osmose, non seulement du présent, mais aussi du passé raconté intentionnellement ou évoqué. « Notre mode de vie était des plus simples.
A la maison, nous nous retrouvions tous réunis aux repas à la même table : la politesse, la ponctualité, le respect, la correction vestimentaire, la gestuelle, l’élocution, tout ce qui fait l’éducation de base, s’apprenait ainsi au fil des jours. » Pourtant, jeune enfant, elle a été contrariée. « Nous habitions Médéa. L’école communale refusa de m’inscrire parce que j’étais une indigène qui devait être scolarisée à l’école ouvroir. Pour mes parents, ce fut l’indignation. Pour moi, ce fut une aubaine et une joie.
Aubaine parce que ma jeune tante maternelle qui fréquentait cette école depuis plusieurs années allait m’y accompagner, donc vivre avec moi, avec nous, comme une sœur aînée si gentille, si agréable. » Son passage au lycée fut tout aussi chaleureux. Une vie de pensionnaire au lycée de jeunes filles d’Alger, pendant sept ans, pour décrocher le bac en 1935. Aldjia conte avec délectation ses années heureuses. Elle sait choper au vol le détail cocasse et éloquent qui traque l’essentiel. Balayant les idées reçues, elle se montre intrépide face aux conservatismes. Manifestement, son destin était lié à celui de l’Algérie.
« Je crois que cela allait de soi. Il suffisait de voir au lieu de regarder sans voir, d’écouter au lieu d’entendre sans comprendre. Il fallait vaincre les réticences de la société algérienne quant à la condition de la femme. En même temps, comment ne pas se révolter devant l’injustice et le mépris souverain que nous manifestait la colonisation dans tous les domaines. Il fallait progresser.
Pour avancer. Rien ne nous est donné. Il fallait conquérir, et dignement, ce à quoi nous aspirions pour nous-mêmes et pour autrui. Le parcours était plein d’embûches, mais à cœur vaillant, rien d’impossible, c’est la devise que j’ai adoptée. » Lorsque nous lui demandons son sentiment sur ceux qui prônent aujourd’hui la colonisation positive, elle use d’une parabole sémantique. « Pour qui a subi la colonisation, ces deux mots accolés constituent une antinomie », se limite-t-elle à dire…
La médecine, une vocation
Aldjia évoque son riche parcours à l’hôpital Parnet. Lorsque nous lui demandons si la médecine était pour elle une mission ou un métier, elle répond : « C’est une vocation, en partie innée, mais alimentée aussi par différents souvenirs. Ainsi, celui d’un grand oncle, frère de ma grand-mère maternelle, qui fut parmi les premiers étudiants algériens en médecine, fauché par la maladie au moment de cueillir ses lauriers. » Puis une impression très forte causée par l’ensemble des médecins consultés. « Leur présence rassurait nos parents angoissés et ils nous guérissaient avec un sirop, une potion ou des comprimés !
Une fois, au lycée, j’avais été subjuguée par la perspicacité du médecin qui savait distinguer une maladie « réelle » et la comédie jouée par ma camarade de chambre, tout cela était magique pour une enfant… » Mme Aldjia et le système de santé algérien actuel ? Elle considère qu’elle a pris assez de recul, près de 20 ans, après sa retraite, pour pouvoir émettre un quelconque jugement. Quant au rôle de la femme algérienne, elle y croit fermement. « Mais, comme dans d’autres pays, il est vraisemblable qu’on ne lui fera pas de cadeaux. C’est par son mérite personnel et une solidarité fraternelle, par l’effort et la persévérance qu’elle s’imposera. »
à suivre....
« Parlez-nous un peu du siècle, Madame ! »
« L’avenir est ce qu’il y a de pire dans le présent. » Flaubert
Il y a des gens qu’on croise un instant, et dont on se souvient toute la vie. Ainsi en est-il de Aldjia Noureddine Benallègue, première femme algérienne médecin.
Elle a obtenu son doctorat en janvier 1946 et est devenue membre fondateur de la Société algérienne de pédiatrie en novembre 1947. Elle a été élue en 1982 membre de l’Académie nationale de médecine de France. Elle a rehaussé le niveau de la médecine algérienne au sein de laquelle elle a mené, jusqu’à son admission à la retraite en 1989, une activité exigeante et rigoureuse de praticienne, de formatrice, d’animatrice.
Cette battante qui a parcouru les quatre cinquièmes du XXe siècle est une femme généreuse, attachante. Elle possède une politesse du cœur rare dans un monde formatisé, robotisé, brutal. Son métier l’a sans doute préparée à cela. Elle porte sur les autres un regard attentif, tendre. Mélange d’orgueil et de modestie, elle raconte, avec un luxe de détails inouï, son enfance dans ses vieilles terres fières de Kabylie.
Lorsqu’on a demandé à l’une de ses condisciples de la décrire en quelques mots, elle n’a pas hésité un instant. « Enjouée, truculente, chaleureuse, discrète, attentionnée et surtout les pieds sur terre. On ne peut la qualifier autrement. » Ainsi est fait l’itinéraire hors du commun de cette femme bon pied, bon œil qui va bientôt fêter ses 89 ans et qui respire une énergie de tout instant.
Un itinéraire hors du commun
On l’a un peu froissée lorsque nous lui demandions quel personnage était son père ! Utiliser le terme personnage pour définir son paternel ? Quel impair ! Quelle offense ! Presque une insulte. « Ce mot est impropre à mon sens. Il ne convient pas. Mon père fut un Monsieur, un grand Monsieur distingué. Son aspect extérieur classique et son comportement plutôt discret dans la vie courante, son abord facile pour tous ceux qui venaient solliciter ses conseils éclairés et judicieux ou s’instruire dans une simple conversation, c’était sa nature propre, pas une façade », note-t-elle sur un ton ferme et décidé.
Son père Amar Noureddine, qui a eu une influence certaine sur elle, est né en 1893 dans un petit village de Kabylie à Aït Halli. Il y vécut son enfance et son adolescence puis vint à Alger poursuivre ses études à l’Ecole Normale de Bouzaréah d’où il en sortit instituteur diplômé en 1912. C’était un érudit toujours respectueux de l’autre, un sage qui ne jugeait jamais à la légère.
« Pour moi, ce fut un père exceptionnel, puisque, bravant les esprits bornés de l’époque, il m’a fait apprécier l’apprentissage scolaire comme il l’a fait pour mes frères, alors que tant d’autres n’instruisaient que leurs garçons, condamnant donc leurs filles à l’ignorance, donc à la faiblesse. Parallèlement, il me guidait en m’éclairant sur les données sociales. Pour lui, l’avenir de l’humanité n’était pas concevable sans la participation effective de la femme aux progrès de la société. »
Dans le contexte de l’époque, à la fin des années 1920, agir de la sorte constituait une véritable gageure pour des indigènes tout juste bons à être asservis. Dans la Kabylie où elle grandit très librement dans le milieu familial, l’école lui a appris à bien se tenir en société. Elle garde des souvenirs vivaces aux côtés de son père, de sa mère et de ses trois frères. Cette période est celle où l’on s’imprègne, comme par osmose, non seulement du présent, mais aussi du passé raconté intentionnellement ou évoqué. « Notre mode de vie était des plus simples.
A la maison, nous nous retrouvions tous réunis aux repas à la même table : la politesse, la ponctualité, le respect, la correction vestimentaire, la gestuelle, l’élocution, tout ce qui fait l’éducation de base, s’apprenait ainsi au fil des jours. » Pourtant, jeune enfant, elle a été contrariée. « Nous habitions Médéa. L’école communale refusa de m’inscrire parce que j’étais une indigène qui devait être scolarisée à l’école ouvroir. Pour mes parents, ce fut l’indignation. Pour moi, ce fut une aubaine et une joie.
Aubaine parce que ma jeune tante maternelle qui fréquentait cette école depuis plusieurs années allait m’y accompagner, donc vivre avec moi, avec nous, comme une sœur aînée si gentille, si agréable. » Son passage au lycée fut tout aussi chaleureux. Une vie de pensionnaire au lycée de jeunes filles d’Alger, pendant sept ans, pour décrocher le bac en 1935. Aldjia conte avec délectation ses années heureuses. Elle sait choper au vol le détail cocasse et éloquent qui traque l’essentiel. Balayant les idées reçues, elle se montre intrépide face aux conservatismes. Manifestement, son destin était lié à celui de l’Algérie.
« Je crois que cela allait de soi. Il suffisait de voir au lieu de regarder sans voir, d’écouter au lieu d’entendre sans comprendre. Il fallait vaincre les réticences de la société algérienne quant à la condition de la femme. En même temps, comment ne pas se révolter devant l’injustice et le mépris souverain que nous manifestait la colonisation dans tous les domaines. Il fallait progresser.
Pour avancer. Rien ne nous est donné. Il fallait conquérir, et dignement, ce à quoi nous aspirions pour nous-mêmes et pour autrui. Le parcours était plein d’embûches, mais à cœur vaillant, rien d’impossible, c’est la devise que j’ai adoptée. » Lorsque nous lui demandons son sentiment sur ceux qui prônent aujourd’hui la colonisation positive, elle use d’une parabole sémantique. « Pour qui a subi la colonisation, ces deux mots accolés constituent une antinomie », se limite-t-elle à dire…
La médecine, une vocation
Aldjia évoque son riche parcours à l’hôpital Parnet. Lorsque nous lui demandons si la médecine était pour elle une mission ou un métier, elle répond : « C’est une vocation, en partie innée, mais alimentée aussi par différents souvenirs. Ainsi, celui d’un grand oncle, frère de ma grand-mère maternelle, qui fut parmi les premiers étudiants algériens en médecine, fauché par la maladie au moment de cueillir ses lauriers. » Puis une impression très forte causée par l’ensemble des médecins consultés. « Leur présence rassurait nos parents angoissés et ils nous guérissaient avec un sirop, une potion ou des comprimés !
Une fois, au lycée, j’avais été subjuguée par la perspicacité du médecin qui savait distinguer une maladie « réelle » et la comédie jouée par ma camarade de chambre, tout cela était magique pour une enfant… » Mme Aldjia et le système de santé algérien actuel ? Elle considère qu’elle a pris assez de recul, près de 20 ans, après sa retraite, pour pouvoir émettre un quelconque jugement. Quant au rôle de la femme algérienne, elle y croit fermement. « Mais, comme dans d’autres pays, il est vraisemblable qu’on ne lui fera pas de cadeaux. C’est par son mérite personnel et une solidarité fraternelle, par l’effort et la persévérance qu’elle s’imposera. »
à suivre....
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