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Les dommages invisibles des explosions sur le cerveau

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  • Les dommages invisibles des explosions sur le cerveau

    Au cours de la guerre des Balkans de 1990, Ibolja Cernak, neurologue à l'hôpital militaire de Belgrade, se trouva confrontée à une énigme : elle voyait des soldats atteints de troubles de la mémoire, de vertiges, de problèmes d'élocution, mais sans trace de blessure. L'un d'eux, âgé de 19 ans, était allé à l'épicerie puis avait fondu en larmes, ne sachant plus comment retourner chez lui. Lorsque sa mère l'amena à l'hôpital quelques jours plus tard, Ibolja Cernak découvrit le point commun à tous ces cas : le jeune homme, comme les autres, avait survécu à une forte explosion au cours d'un combat. Et chose curieuse, la plupart n'avaient pas été touchés à la tête.

    Lorsqu'elle fit réaliser des images par tomographie ou IRM, elle vit pourtant des signes d'altération. Dans certains cas, les ventricules du cerveau s'étaient agrandis ou il y avait la trace d'un léger saignement. Dans la littérature médicale, Cernak ne trouva rien sur le sujet. On indiquait juste que les ondes de choc d'une explosion peuvent endommager les organes remplis d'air tels que les poumons et les intestins, pas le cerveau.

    Si elle avait été médecin pendant la Première Guerre mondiale, confie Cernak, elle aurait peut-être reconnu ce type de traumatisme chez des milliers de soldats qui souffraient alors de ce que l'on appelait un shellshock ou choc d'obus. Docteurs et officiers le considéraient comme un phénomène psychologique transitoire, qui touchait selon eux les soldats plus fragiles mentalement. Mais la réalité découverte par la neurologue est tout autre : ces problèmes psychiques semblent dus à des altérations physiques durables dans le cerveau.

    Pour le prouver, elle a mené en 1999 une étude auprès de 1300 soldats blessés au bas du corps, mais pas à la tête. La moitié l'avait été lors d'une explosion, les autres par un projectile. Parmi les premiers, beaucoup se plaignaient d'insomnies, vertiges et pertes de mémoire. Dans ce même groupe, 36 % des victimes avaient montré un électroencéphalogramme irrégulier dans les trois jours suivant le traumatisme, contre 12 % dans le second groupe. Un an plus tard, ils étaient encore 30 %, contre seulement 4 % dans l'autre groupe.

    Avec d'autres équipes à Belgrade, en Chine et en Suède, Cernak fit des études sur l'animal : elles confirmèrent que les ondes de déflagration peuvent porter un coup aux neurones. Ces travaux sont passés inaperçus jusqu'en 2006, lorsque des centaines de soldats américains et britanniques sont revenus d'Irak avec des symptômes similaires à ceux des patients de Cernak. Les mines sur les routes étaient devenues plus fréquentes et les médecins militaires pensèrent que ces symptômes étaient dus à un traumatisme léger du cerveau. Cernak, désormais à la Johns Hopkins University dans le Maryland, voyait ses observations confirmées.

    Selon elle, les ondes de choc se propagent à travers les vaisseaux sanguins du thorax au cerveau et y laissent des traces neurologiques qui peuvent être longues à se manifester. Dans ce cas, les casques ne seraient pas très utiles. Ce scénario lui a été suggéré par des études sur des rats exposés à des ondes de choc : la tête protégée par des feuilles d'acier, ils présentent encore des altérations de leurs tissus cérébraux internes. «Elle a été une pionnière dans ce domaine, estime John Povlishock, de la Virginia Commonwealth University à Richmond. Le sujet a de fortes implications économiques, militaires et sociales, il n'a été que très peu étudié à ce jour.»

    Boîte de Pandore


    Depuis, la question de savoir comment les déflagrations affectent le cerveau est peu à peu devenue prioritaire en médecine militaire. L'été dernier, le Congrès américain a alloué 150 millions de dollars au département de la Défense pour une première année de recherche sur le sujet. Un programme pour comprendre le traumatisme causé par les ondes de choc, la chaleur et le rayonnement électromagnétique des explosions a été lancé par la Defense Advanced Research Projects Agency (DARPA). Une autre agence de recherche spécialisée dans les traumatismes cérébraux légers, le DVBIC, a reçu un financement de 14 millions de dollars par an.

    Selon cette dernière, 10 à 20% de tous les soldats en service en Irak et en Afghanistan ont souffert d'une forme ou l'autre de ces traumatismes. Le dernier recensement montre que près de 25000 de ces soldats en ont déjà été victimes. Instruction a été donnée à tous les hôpitaux pour anciens combattants de rechercher systématiquement les traumatismes cérébraux légers chez toutes les personnes qui s'y présentent.

    Que le simple fait d'être exposé à une déflagration puisse provoquer des dommages durables au cerveau a ouvert une boîte de Pandore, en particulier pour des vétérans plus anciens. Car cela implique que certains pourraient souffrir de déficits neurologiques non diagnostiqués ou confondus avec un syndrome de stress posttraumatique. De fait, depuis que le gouvernement a commencé à sortir des informations sur ce type de traumatisme, les vétérans recherchent un traitement pour des problèmes mentaux que certains ont depuis des décennies. «Il se peut que les traumatismes dus aux déflagrations prennent la suite de “l'agent orange” ou du syndrome de la guerre du Golfe», indique David Trudeau, un psychiatre chargé des anciens combattants.

    Cernak reçoit des mails et des appels téléphoniques de vétérans la remerciant pour son travail. «Les soldats sont l'une des populations les plus vulnérables au monde, dit-elle, et c'est une obligation morale de les aider.»

    Par Yudhijit Bhattacharjee, le Figaro
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