10,3 % de croissance, une inflation limitée à 2,3 %, des exportations en hausse de 27 %, un déficit budgétaire divisé par trois en cinq ans et un taux d'investissement de 20 % l'an. Le royaume chérifien décolle enfin...
Le Maroc est un nouveau "dragon", placé à moins de trois heures d'avion de tous les centres de décision européens. Un "dragon" encore mal apprécié, moins à la mode que les pays de l'Est, et jusqu'ici plus connu pour sa dette, ses plages, ses oranges, et ses travailleurs émigrés que pour son dynamisme économique.
Pourtant dès l'arrivée à Casablanca, c'est presque un choc. Dans l'aéroport, les investisseurs étrangers, français, italiens, allemands, se bousculent au coude à coude, attachés-cases à la main. Aujourd'hui, c'est une délégation complète d'armateurs nantais, hier une mission officielle du CNPF, demain un groupe de cotonniers... Grisés par la croissance et les atouts d'un pays où les salaires sont huit à dix fois moins élevés que sur le Vieux Continent _ le SMIC est à 3,60 F de l'heure (1) contre 29,91 F en France, _ et les charges sociales infimes ; un pays rééquilibré, assaini, qui a réussi à préserver la stabilité politique et la paix sociale, malgré une cure d'austérité draconienne.
Une chance historique
Les grands hôtels sont pleins, les zones industrielles éclatent. " Avant nous allions chercher les partenaires étrangers. Maintenant c'est eux qui viennent nous solliciter ! ", assure Fouad Filali, le jeune président de l'ONA, le plus grand groupe privé marocain. Les uns prospectent, les autres sous-traitent. Les groupes déjà installés, comme Thomson, la CGE, Astral, etc. réinvestissent à tour de bras. Mieux encore : ceux qui étaient partis au début de la décennie, au plus noir de la crise, reviennent.
A la base de tout ce remue-ménage : l'approche du marché unique de 1993. " L'Europe unie suppose une base industrielle à bas prix. L'Espagne, le Portugal et la Grèce vont perdre une partie de leur avantage comparatif. C'est une chance historique pour le Maroc ", explique M. Akalay, directeur de la Société marocaine de dépôt et de crédit. Un credo repris partout dans l'administration comme dans les banques ou l'industrie, du moindre atelier de confection aux plus grands conglomérats, tous tendus vers le même objectif : préparer l'Europe. Et pour ce faire : ouvrir les frontières, développer la compétitivité, l'initiative, la sous-traitance, etc. " Hongkong a commencé comme ça ! ", dit M. Saad Kettani, un jeune entrepreneur aux allures de Peter O'Toole marocain, qui dirige le second groupe privé du pays. Un conglomérat de dix mille personnes _ textile, banque, immobilier, _ créé par son père il y a trente ans à l'abri du protectionnisme et de la " marocanisation ", qui aujourd'hui joue à fond la carte de l'ouverture et exporte ses tissus brodés jusqu'en Corée du Sud !
Un pari tenté avec espoir, mais sans illusions. " Il règne une atmosphère de confiance et de reprise mais il reste beaucoup à faire, assure gravement M. Benani Smires, le patron des patrons marocain, nous sommes une économie fragile, un pays en développement, nos performances ne doivent pas être considérées comme acquises. "
De fait il a suffi, en 1989, de la perte d'un gros marché sur les phos- phates (l'Inde a préféré acheter des engrais ailleurs), d'une récolte agricole un peu moins bonne et d'une légère remontée des taux d'intérêt, pour creuser à nouveau le déficit extérieur et casser la croissance économique de moitié. Un revers attendu qui montre la fragilité extrême de la reprise et l'ampleur des contraintes qui continue de peser sur l'économie du royaume.
Ces contraintes, elles, se résument en trois mots : dette, démographie et dépendance alimentaire. Les investissements étrangers ont beau affluer, ils sont loin de compenser les sorties imposées par le service de la dette (2). Contraint à la prudence au niveau des emprunts _ " Il nous arrive de refuser des crédits ", assure l'Office des changes, _ le Maroc verse, aujourd'hui, bon an mal an, 600 à 700 millions de dollars de plus à ses créanciers qu'il ne reçoit de l'extérieur en prêts et investissements. " Nous transférons chaque année l'équivalent de 3 % à 4 % du PIB vers l'extérieur, c'est un handicap énorme ", explique M. Abouyoub, directeur du commerce extérieur.
Un handicap aggravé par une démographie galopante (2,6 % l'an) qui pèse sur les dépenses publiques (santé, éducation, subventions alimentaires) gênant le rétablissement des équilibres, et surtout sur l'emploi. Bien que l'industrie ait créé l'an dernier soixante mille emplois, le chômage officiel touche toujours 14,3 % de la population active (contre 15,5 % à la fin 1986), frappant notamment les jeunes universitaires, sortis en vagues serrées du système éducatif mis en place depuis l'indépendance. " Un coursier dans une banque doit désormais avoir un niveau bac + 2, un agent de police une licence ", note, désabusé, un jeune Marocain.
Quels que soient les progrès réalisés dans l'industrie (hausse de créations d'entreprises de 35 %, des investissements de 25 %, des emplois de 10 %, etc.), ils ne contrebalancent pas encore, et de loin, le poids de l'agriculture. L'agriculture, qui fait toujours vivre plus de la moitié de la population, bien qu'elle ne compte que pour un sixième du PIB. L'agriculture trop vulnérable, faute de surfaces irriguées (à peine un huitième du total des terres), dont la production varie d'une année à l'autre du simple au double, en fonction des caprices de l'anticyclone des Açores. L'agriculture qui reste, en dépit d'efforts énormes, structurellement déficitaire, les importations de céréales, base de la nourriture, dépassant toujours d'au moins 20 %, sauf année exceptionnelle, les exportations d'agrumes et de primeurs. Un piège redoutable. " Avec un taux de croissance démographique de 2,6 % l'an, des dépenses sociales incompressibles, et une charge de la dette équivalant à 3 points du PNB, il nous faut une croissance économique de 6 % à 7 % l'an pour seulement maintenir les revenus, explique-t-on au ministère des finances. Pour cela il faut investir. Mais avec quoi ? On ne peut plus s'endetter... "
Seule solution : l'appel aux capitaux privés, abondants au sein du royaume mais jusqu'ici plus portés vers la spéculation immobilière que sur l'industrie. " Le pari ? Libérer l'initiative privée, explique M. Mohammed Sagou, directeur de cabinet du ministre des finances, il faut créer de la croissance pour pouvoir payer la dette. "
Libéralisme oblige
Langage nouveau. Il est loin le temps où le Maroc, grisé comme tous les pays en développement par l'afflux des pétrodollars, s'endettaitjusqu'au cou pour lancer à coups de crédits publics de grands projets d'infrastructure ou de développement : routes, chimie, barrages, phosphates, sucreries, cimenteries, etc. La crise des paiements qui au début de la décennie a contraint le pays, mis à genoux par trois années de sécheresse, à négocier avec le FMI un rééchelonnement de sa dette, au prix d'un plan de redressement draconien, est encore présente dans tous les esprits.
Depuis 1983, le royaume a tourné une page. Aidé, paradoxalement, par la crise saharienne, qui a renforcé la cohésion sociale et permis de supporter l'austérité sans émeutes, le gouvernement a totalement renversé sa politique.
L'" ajustement structurel " imposé par le FMI s'est traduit d'abord par une dévaluation de 40 % de la valeur du dirham, par un blocage des dépenses publiques ramenant le déficit budgétaire de 13 % à 4,4 % du PIB, et par une progression quasi nulle du revenu par habitant de 1981 à 1985. Parallèlement le Maroc a engagé une série de réformes de fond qui se résument en un mot : libéralisme (voir encadré ci-dessous).
Une vraie révolution économique passée quasiment inaperçue, et qui, aidée par une conjoncture enfin favorable (décrue des taux d'intérêt, du pétrole et des cours du dollar, bonnes récoltes, reprise du marché des phosphates, etc.), a donné en 1987 et en 1988 des résultats inespérés. Pour la première fois, depuis 1974, le Maroc a réussi à équilibrer ses ressources et ses besoins, si bien que la balance des paiements courants a été excédentaire de 2,9 milliards de dirhams, et que le royaume a pu reconstituer quelques réserves de change.
Un résultat encourageant qui, même si l'année 1989 marque un recul, montre que le royaume est sur la bonne voie. Les ressorts du développement existent, constatent tous les observateurs, les potentialités aussi. Le tourisme, source de devises, est encore largement inexploité, de même que la pêche industrielle, qui débute à peine et pourrait fournir 1 milliard de dollars de recettes au pays (quatre fois plus qu'aujourd'hui). L'agriculture, assure-t-on au ministère du Plan, ne fournit pas le tiers de ce qu'elle pourrait produire et si, la modernisation se poursuit, pourrait atteindre l'autosuffisance d'ici cinq ou sept ans.
Quant à l'industrie, forte surtout de ses innombrables petites et moyennes entreprises (dont un bon tiers non déclarées), jusqu'ici axée sur le textile, le cuir, la construction et l'agroalimentaire de base, elle commence à se structurer et à s'attaquer aux secteurs de pointe : électronique, communications, etc. " Je reste optimiste, car le pire est derrière. La politique de diversification sectorielle et géographique que nous avons entamée commence à porter ses fruits, assure le directeur de l'Office des changes, nous exportons des fleurs au Canada. C'était inimaginable il y a cinq ans ! "
MAURUS VERONIQUE
Source:www.lemonde.fr
Article paru dans l'édition du 04.11.89.
Le Maroc est un nouveau "dragon", placé à moins de trois heures d'avion de tous les centres de décision européens. Un "dragon" encore mal apprécié, moins à la mode que les pays de l'Est, et jusqu'ici plus connu pour sa dette, ses plages, ses oranges, et ses travailleurs émigrés que pour son dynamisme économique.
Pourtant dès l'arrivée à Casablanca, c'est presque un choc. Dans l'aéroport, les investisseurs étrangers, français, italiens, allemands, se bousculent au coude à coude, attachés-cases à la main. Aujourd'hui, c'est une délégation complète d'armateurs nantais, hier une mission officielle du CNPF, demain un groupe de cotonniers... Grisés par la croissance et les atouts d'un pays où les salaires sont huit à dix fois moins élevés que sur le Vieux Continent _ le SMIC est à 3,60 F de l'heure (1) contre 29,91 F en France, _ et les charges sociales infimes ; un pays rééquilibré, assaini, qui a réussi à préserver la stabilité politique et la paix sociale, malgré une cure d'austérité draconienne.
Une chance historique
Les grands hôtels sont pleins, les zones industrielles éclatent. " Avant nous allions chercher les partenaires étrangers. Maintenant c'est eux qui viennent nous solliciter ! ", assure Fouad Filali, le jeune président de l'ONA, le plus grand groupe privé marocain. Les uns prospectent, les autres sous-traitent. Les groupes déjà installés, comme Thomson, la CGE, Astral, etc. réinvestissent à tour de bras. Mieux encore : ceux qui étaient partis au début de la décennie, au plus noir de la crise, reviennent.
A la base de tout ce remue-ménage : l'approche du marché unique de 1993. " L'Europe unie suppose une base industrielle à bas prix. L'Espagne, le Portugal et la Grèce vont perdre une partie de leur avantage comparatif. C'est une chance historique pour le Maroc ", explique M. Akalay, directeur de la Société marocaine de dépôt et de crédit. Un credo repris partout dans l'administration comme dans les banques ou l'industrie, du moindre atelier de confection aux plus grands conglomérats, tous tendus vers le même objectif : préparer l'Europe. Et pour ce faire : ouvrir les frontières, développer la compétitivité, l'initiative, la sous-traitance, etc. " Hongkong a commencé comme ça ! ", dit M. Saad Kettani, un jeune entrepreneur aux allures de Peter O'Toole marocain, qui dirige le second groupe privé du pays. Un conglomérat de dix mille personnes _ textile, banque, immobilier, _ créé par son père il y a trente ans à l'abri du protectionnisme et de la " marocanisation ", qui aujourd'hui joue à fond la carte de l'ouverture et exporte ses tissus brodés jusqu'en Corée du Sud !
Un pari tenté avec espoir, mais sans illusions. " Il règne une atmosphère de confiance et de reprise mais il reste beaucoup à faire, assure gravement M. Benani Smires, le patron des patrons marocain, nous sommes une économie fragile, un pays en développement, nos performances ne doivent pas être considérées comme acquises. "
De fait il a suffi, en 1989, de la perte d'un gros marché sur les phos- phates (l'Inde a préféré acheter des engrais ailleurs), d'une récolte agricole un peu moins bonne et d'une légère remontée des taux d'intérêt, pour creuser à nouveau le déficit extérieur et casser la croissance économique de moitié. Un revers attendu qui montre la fragilité extrême de la reprise et l'ampleur des contraintes qui continue de peser sur l'économie du royaume.
Ces contraintes, elles, se résument en trois mots : dette, démographie et dépendance alimentaire. Les investissements étrangers ont beau affluer, ils sont loin de compenser les sorties imposées par le service de la dette (2). Contraint à la prudence au niveau des emprunts _ " Il nous arrive de refuser des crédits ", assure l'Office des changes, _ le Maroc verse, aujourd'hui, bon an mal an, 600 à 700 millions de dollars de plus à ses créanciers qu'il ne reçoit de l'extérieur en prêts et investissements. " Nous transférons chaque année l'équivalent de 3 % à 4 % du PIB vers l'extérieur, c'est un handicap énorme ", explique M. Abouyoub, directeur du commerce extérieur.
Un handicap aggravé par une démographie galopante (2,6 % l'an) qui pèse sur les dépenses publiques (santé, éducation, subventions alimentaires) gênant le rétablissement des équilibres, et surtout sur l'emploi. Bien que l'industrie ait créé l'an dernier soixante mille emplois, le chômage officiel touche toujours 14,3 % de la population active (contre 15,5 % à la fin 1986), frappant notamment les jeunes universitaires, sortis en vagues serrées du système éducatif mis en place depuis l'indépendance. " Un coursier dans une banque doit désormais avoir un niveau bac + 2, un agent de police une licence ", note, désabusé, un jeune Marocain.
Quels que soient les progrès réalisés dans l'industrie (hausse de créations d'entreprises de 35 %, des investissements de 25 %, des emplois de 10 %, etc.), ils ne contrebalancent pas encore, et de loin, le poids de l'agriculture. L'agriculture, qui fait toujours vivre plus de la moitié de la population, bien qu'elle ne compte que pour un sixième du PIB. L'agriculture trop vulnérable, faute de surfaces irriguées (à peine un huitième du total des terres), dont la production varie d'une année à l'autre du simple au double, en fonction des caprices de l'anticyclone des Açores. L'agriculture qui reste, en dépit d'efforts énormes, structurellement déficitaire, les importations de céréales, base de la nourriture, dépassant toujours d'au moins 20 %, sauf année exceptionnelle, les exportations d'agrumes et de primeurs. Un piège redoutable. " Avec un taux de croissance démographique de 2,6 % l'an, des dépenses sociales incompressibles, et une charge de la dette équivalant à 3 points du PNB, il nous faut une croissance économique de 6 % à 7 % l'an pour seulement maintenir les revenus, explique-t-on au ministère des finances. Pour cela il faut investir. Mais avec quoi ? On ne peut plus s'endetter... "
Seule solution : l'appel aux capitaux privés, abondants au sein du royaume mais jusqu'ici plus portés vers la spéculation immobilière que sur l'industrie. " Le pari ? Libérer l'initiative privée, explique M. Mohammed Sagou, directeur de cabinet du ministre des finances, il faut créer de la croissance pour pouvoir payer la dette. "
Libéralisme oblige
Langage nouveau. Il est loin le temps où le Maroc, grisé comme tous les pays en développement par l'afflux des pétrodollars, s'endettaitjusqu'au cou pour lancer à coups de crédits publics de grands projets d'infrastructure ou de développement : routes, chimie, barrages, phosphates, sucreries, cimenteries, etc. La crise des paiements qui au début de la décennie a contraint le pays, mis à genoux par trois années de sécheresse, à négocier avec le FMI un rééchelonnement de sa dette, au prix d'un plan de redressement draconien, est encore présente dans tous les esprits.
Depuis 1983, le royaume a tourné une page. Aidé, paradoxalement, par la crise saharienne, qui a renforcé la cohésion sociale et permis de supporter l'austérité sans émeutes, le gouvernement a totalement renversé sa politique.
L'" ajustement structurel " imposé par le FMI s'est traduit d'abord par une dévaluation de 40 % de la valeur du dirham, par un blocage des dépenses publiques ramenant le déficit budgétaire de 13 % à 4,4 % du PIB, et par une progression quasi nulle du revenu par habitant de 1981 à 1985. Parallèlement le Maroc a engagé une série de réformes de fond qui se résument en un mot : libéralisme (voir encadré ci-dessous).
Une vraie révolution économique passée quasiment inaperçue, et qui, aidée par une conjoncture enfin favorable (décrue des taux d'intérêt, du pétrole et des cours du dollar, bonnes récoltes, reprise du marché des phosphates, etc.), a donné en 1987 et en 1988 des résultats inespérés. Pour la première fois, depuis 1974, le Maroc a réussi à équilibrer ses ressources et ses besoins, si bien que la balance des paiements courants a été excédentaire de 2,9 milliards de dirhams, et que le royaume a pu reconstituer quelques réserves de change.
Un résultat encourageant qui, même si l'année 1989 marque un recul, montre que le royaume est sur la bonne voie. Les ressorts du développement existent, constatent tous les observateurs, les potentialités aussi. Le tourisme, source de devises, est encore largement inexploité, de même que la pêche industrielle, qui débute à peine et pourrait fournir 1 milliard de dollars de recettes au pays (quatre fois plus qu'aujourd'hui). L'agriculture, assure-t-on au ministère du Plan, ne fournit pas le tiers de ce qu'elle pourrait produire et si, la modernisation se poursuit, pourrait atteindre l'autosuffisance d'ici cinq ou sept ans.
Quant à l'industrie, forte surtout de ses innombrables petites et moyennes entreprises (dont un bon tiers non déclarées), jusqu'ici axée sur le textile, le cuir, la construction et l'agroalimentaire de base, elle commence à se structurer et à s'attaquer aux secteurs de pointe : électronique, communications, etc. " Je reste optimiste, car le pire est derrière. La politique de diversification sectorielle et géographique que nous avons entamée commence à porter ses fruits, assure le directeur de l'Office des changes, nous exportons des fleurs au Canada. C'était inimaginable il y a cinq ans ! "
MAURUS VERONIQUE
Source:www.lemonde.fr
Article paru dans l'édition du 04.11.89.
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