De l’usage des charniers au Maroc (I)
Le mot charnier désignait dans le passé un lieu de sépulture commun, socialement admis. Dans son acception moderne, le terme désigne plutôt une fosse commune où on enterre les morts à la hâte ou dans le secret. Au XXe siècle, période qui a connu beaucoup de guerres et de massacres, l’usage des charniers s’est répandu: l’urgence et la nécessité d’enterrer les morts, par crainte des épidémies, le secret qui entourait certains massacres collectifs ou génocides en ont, pour ainsi dire, vulgarisé l’usage.
Du point de vue éthique, il est insupportable pour les humains de voir leurs proches enterrés dans des fosses communes, sans sépulture et dans l’anonymat. Depuis longtemps et dans toutes les cultures, on ne fait le deuil de ses morts qu’en les enterrant individuellement et selon un rituel précis. Ainsi, refuser la sépulture au mort constituait-il le pire des châtiments qu’on pouvait infliger, châtiment qui touchait autant le mort que les vivants qui lui survivaient, sa lignée ou sa famille et ses proches. Les mythes de l’Antiquité abondent dans ce sens : Antigone a bravé l’interdit, au péril de sa vie, pour enterrer son frère. Au Moyen Age, le châtiment ultime (et qu’on voulait exemplaire et dissuasif) qu’on pouvait infliger au condamné, au-delà de la torture et de l’exécution, qui sont des bagatelles à une époque où on ne faisait pas grand cas de la vie, c’était de le démembrer et de suspendre ses membres sur la place publique ou aux portes de la ville.
Heureusement qu’à notre époque, de telles pratiques sont passées de mode, même si le fond de sentiments humains qui les engendre reste intact. Mais on arrive aux mêmes résultats que par le passé avec les génocides, les massacres à grande échelle et leurs corollaires, les charniers, témoignages modernes de la barbarie. En rendant impossible le cérémonial de l’enterrement, on prolonge la souffrance au-delà de la mort et on l’étend aux proches du défunt et aux membres de sa communauté.
Le XXe siècle est celui des charniers par excellence, ne serait-ce que parce qu’il dépasse de loin tous les autres siècles, par le nombre de guerres et leurs cortèges de morts : de la Grande Guerre à la Seconde Guerre mondiale, en passant par le massacre des Arméniens par les Turcs et les épurations staliniennes, de la guerre civile espagnole aux guerres coloniales, des guerres de Corée et du Vietnam aux massacres de Pol Pot au Cambodge et aux guerres des Balkans des années 90. Pratiquement, toute dictature a légué, après sa disparition, des charniers qui redisent en écho, les atrocités du régime. Aujourd’hui, on en est encore à recenser les charniers de Saddam Hussein.
De l’usage des charniers au Maroc
Au Maroc, jusqu’à ces derniers jours, on n’avait encore jamais parlé de charniers. Même si on savait qu’il y avait des centaines, peut-être des milliers, de disparus depuis une quarantaine d’années, même si on savait aussi qu’il y a eu beaucoup de massacres à peine évoqués par l’histoire officielle. Sous l’ «ancien règne», la disparition des morts était acceptée comme une fatalité, comme il était admis aussi que la punition englobait toute la famille du disparu. Les cas exemplaires de cet état de choses sont ceux de la famille Oufkir, qui fut «enterrée» pendant près de 20 ans, et de Ben Barka, dont on risque de ne jamais retrouver le corps, puisqu’il semble qu’il se soit véritablement «évaporé». On remarque d’ailleurs dans le cas unique de Ben Barka, les ingrédients de ce qui pourrait devenir un mythe moderne : la recherche de son corps devient une quête impossible, à l’image de celle du Graal.
L’Instance dite d’Equité et de Réconciliation (IER), mise en place par le roi Mohammed VI et qui a commencé ses travaux en avril 2004, avait pour mission de recueillir les plaintes des victimes, d’enquêter sur les excès et les crimes de la période allant de 1956 à 1999 et de réfléchir aux moyens de dédommager et réhabiliter les victimes. Il lui incombait en outre la tâche herculéenne de chercher la trace des nombreux disparus. L’Instance avait inauguré ses auditions publiques par une séance diffusée sur une chaîne étatique, ce qui augurait d’un grand déballage public. Ce fut là l’unique show de l’IER, plus tard, ses travaux allaient se poursuivre en catimini. Le 30 novembre 2005, elle a annoncé qu’elle a terminé ses travaux et, quelques jours plus tard, elle a remis son rapport au roi. Le public, et notamment les organisations des droits de l’Homme et les familles des victimes attendent avec impatience la publication des résultats de ce rapport. Mais on peut déjà en avoir un aperçu sur le site de l’Instance.
On y apprend que L’IER n’a pas chômé. En un an et demi, elle a recueilli des milliers de témoignages (des victimes, de leurs proches, des agents de l’administration et de divers témoins) qui sont consignés dans des archives qu’elle recommande de sauvegarder pour la postérité. Les noms des responsables des crimes sont gardés secrets et ne serviront donc pas à instruire des procès. Il n’est même pas sûr que ces archives soient rendues publiques. Elles serviront peut-être à écrire l’histoire du Maroc dans quelques décennies, quand tous les acteurs des drames seront disparus.
Par ailleurs, l’IER recommande une réforme des institutions qui consacrerait un plus grand équilibre des pouvoirs et, notamment, une plus grande indépendance de la justice (comme s’il y avait déjà un début d’indépendance des pouvoirs législatifs, exécutifs et judiciaire !), de plus grandes garanties des libertés individuelles et du respect des droits de l’Homme : «l’inscription des principes de primauté du droit international des droits de l’homme sur le droit interne, de la présomption d’innocence et du droit à un procès équitable... L’IER recommande par ailleurs le renforcement du principe de la séparation des pouvoirs, et l’interdiction constitutionnelle de toute immixtion du pouvoir exécutif dans l’organisation et le fonctionnement du pouvoir judiciaire» (Synthèse du rapport final de l’IER). Des recommandations timides, certes, mais quelque peu audacieuses, surtout de la part d’une Instance nommée par le roi, puisqu’elles supposent que la monarchie renonce à une partie de ses pouvoirs.
L’Instance relève aussi la réticence du personnel de l’administration (en sous-entendant à peine qu’il s’agit surtout de l’armée, fidèle comme d’habitude à sa réputation de mutisme et de cachotterie) et le peu de zèle qu’il met à coopérer pour élucider les mystères des disparitions : «Elle (l’IER) n’a pas non plus été en mesure d’accéder à une partie de registres officiels censés exister, soit à cause des tergiversations ou à cause de leur remise tardive. En raison du délai limité fixé pour son travail, elle n’a pu exploiter de façon optimale des documents, registres et archives mises à la disposition par certaines institutions. (Les archives militaires portant sur l’histoire du conflit armé dans les provinces du sud du Royaume)… Certains anciens responsables ont refusé de présenter leurs témoignages devant l’Instance, ce qui l’a privée de sources d’informations qui auraient pu contribuer à lever le voile sur des faits faisant l’objet d’investigations. » (Synthèse du rapport final de l’IER)
A Suivre....
Le mot charnier désignait dans le passé un lieu de sépulture commun, socialement admis. Dans son acception moderne, le terme désigne plutôt une fosse commune où on enterre les morts à la hâte ou dans le secret. Au XXe siècle, période qui a connu beaucoup de guerres et de massacres, l’usage des charniers s’est répandu: l’urgence et la nécessité d’enterrer les morts, par crainte des épidémies, le secret qui entourait certains massacres collectifs ou génocides en ont, pour ainsi dire, vulgarisé l’usage.
Du point de vue éthique, il est insupportable pour les humains de voir leurs proches enterrés dans des fosses communes, sans sépulture et dans l’anonymat. Depuis longtemps et dans toutes les cultures, on ne fait le deuil de ses morts qu’en les enterrant individuellement et selon un rituel précis. Ainsi, refuser la sépulture au mort constituait-il le pire des châtiments qu’on pouvait infliger, châtiment qui touchait autant le mort que les vivants qui lui survivaient, sa lignée ou sa famille et ses proches. Les mythes de l’Antiquité abondent dans ce sens : Antigone a bravé l’interdit, au péril de sa vie, pour enterrer son frère. Au Moyen Age, le châtiment ultime (et qu’on voulait exemplaire et dissuasif) qu’on pouvait infliger au condamné, au-delà de la torture et de l’exécution, qui sont des bagatelles à une époque où on ne faisait pas grand cas de la vie, c’était de le démembrer et de suspendre ses membres sur la place publique ou aux portes de la ville.
Heureusement qu’à notre époque, de telles pratiques sont passées de mode, même si le fond de sentiments humains qui les engendre reste intact. Mais on arrive aux mêmes résultats que par le passé avec les génocides, les massacres à grande échelle et leurs corollaires, les charniers, témoignages modernes de la barbarie. En rendant impossible le cérémonial de l’enterrement, on prolonge la souffrance au-delà de la mort et on l’étend aux proches du défunt et aux membres de sa communauté.
Le XXe siècle est celui des charniers par excellence, ne serait-ce que parce qu’il dépasse de loin tous les autres siècles, par le nombre de guerres et leurs cortèges de morts : de la Grande Guerre à la Seconde Guerre mondiale, en passant par le massacre des Arméniens par les Turcs et les épurations staliniennes, de la guerre civile espagnole aux guerres coloniales, des guerres de Corée et du Vietnam aux massacres de Pol Pot au Cambodge et aux guerres des Balkans des années 90. Pratiquement, toute dictature a légué, après sa disparition, des charniers qui redisent en écho, les atrocités du régime. Aujourd’hui, on en est encore à recenser les charniers de Saddam Hussein.
De l’usage des charniers au Maroc
Au Maroc, jusqu’à ces derniers jours, on n’avait encore jamais parlé de charniers. Même si on savait qu’il y avait des centaines, peut-être des milliers, de disparus depuis une quarantaine d’années, même si on savait aussi qu’il y a eu beaucoup de massacres à peine évoqués par l’histoire officielle. Sous l’ «ancien règne», la disparition des morts était acceptée comme une fatalité, comme il était admis aussi que la punition englobait toute la famille du disparu. Les cas exemplaires de cet état de choses sont ceux de la famille Oufkir, qui fut «enterrée» pendant près de 20 ans, et de Ben Barka, dont on risque de ne jamais retrouver le corps, puisqu’il semble qu’il se soit véritablement «évaporé». On remarque d’ailleurs dans le cas unique de Ben Barka, les ingrédients de ce qui pourrait devenir un mythe moderne : la recherche de son corps devient une quête impossible, à l’image de celle du Graal.
L’Instance dite d’Equité et de Réconciliation (IER), mise en place par le roi Mohammed VI et qui a commencé ses travaux en avril 2004, avait pour mission de recueillir les plaintes des victimes, d’enquêter sur les excès et les crimes de la période allant de 1956 à 1999 et de réfléchir aux moyens de dédommager et réhabiliter les victimes. Il lui incombait en outre la tâche herculéenne de chercher la trace des nombreux disparus. L’Instance avait inauguré ses auditions publiques par une séance diffusée sur une chaîne étatique, ce qui augurait d’un grand déballage public. Ce fut là l’unique show de l’IER, plus tard, ses travaux allaient se poursuivre en catimini. Le 30 novembre 2005, elle a annoncé qu’elle a terminé ses travaux et, quelques jours plus tard, elle a remis son rapport au roi. Le public, et notamment les organisations des droits de l’Homme et les familles des victimes attendent avec impatience la publication des résultats de ce rapport. Mais on peut déjà en avoir un aperçu sur le site de l’Instance.
On y apprend que L’IER n’a pas chômé. En un an et demi, elle a recueilli des milliers de témoignages (des victimes, de leurs proches, des agents de l’administration et de divers témoins) qui sont consignés dans des archives qu’elle recommande de sauvegarder pour la postérité. Les noms des responsables des crimes sont gardés secrets et ne serviront donc pas à instruire des procès. Il n’est même pas sûr que ces archives soient rendues publiques. Elles serviront peut-être à écrire l’histoire du Maroc dans quelques décennies, quand tous les acteurs des drames seront disparus.
Par ailleurs, l’IER recommande une réforme des institutions qui consacrerait un plus grand équilibre des pouvoirs et, notamment, une plus grande indépendance de la justice (comme s’il y avait déjà un début d’indépendance des pouvoirs législatifs, exécutifs et judiciaire !), de plus grandes garanties des libertés individuelles et du respect des droits de l’Homme : «l’inscription des principes de primauté du droit international des droits de l’homme sur le droit interne, de la présomption d’innocence et du droit à un procès équitable... L’IER recommande par ailleurs le renforcement du principe de la séparation des pouvoirs, et l’interdiction constitutionnelle de toute immixtion du pouvoir exécutif dans l’organisation et le fonctionnement du pouvoir judiciaire» (Synthèse du rapport final de l’IER). Des recommandations timides, certes, mais quelque peu audacieuses, surtout de la part d’une Instance nommée par le roi, puisqu’elles supposent que la monarchie renonce à une partie de ses pouvoirs.
L’Instance relève aussi la réticence du personnel de l’administration (en sous-entendant à peine qu’il s’agit surtout de l’armée, fidèle comme d’habitude à sa réputation de mutisme et de cachotterie) et le peu de zèle qu’il met à coopérer pour élucider les mystères des disparitions : «Elle (l’IER) n’a pas non plus été en mesure d’accéder à une partie de registres officiels censés exister, soit à cause des tergiversations ou à cause de leur remise tardive. En raison du délai limité fixé pour son travail, elle n’a pu exploiter de façon optimale des documents, registres et archives mises à la disposition par certaines institutions. (Les archives militaires portant sur l’histoire du conflit armé dans les provinces du sud du Royaume)… Certains anciens responsables ont refusé de présenter leurs témoignages devant l’Instance, ce qui l’a privée de sources d’informations qui auraient pu contribuer à lever le voile sur des faits faisant l’objet d’investigations. » (Synthèse du rapport final de l’IER)
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