Dans Les Rêves de mon père (éditions Presse de la Cité), qui paraît jeudi 20 mars en France, Barack Obama raconte l'histoire de sa famille et celle de son ascension. Jusqu'à la Maison-Blanche ?
La promesse du rêve américain
J'appris que mon père était africain, kényan, de la tribu des Luos, né sur les rives du lac Victoria dans une localité appelée Alego. Il gardait les chèvres de son père et fréquentait l'école construite par l'administration coloniale britannique, où il se révéla très doué. Il obtint une bourse pour aller étudier à Nairobi. C'est là que, à la veille de l'indépendance du Kenya, il fut sélectionné par des chefs kényans et des sponsors américains pour aller étudier dans une université américaine, rejoignant la première grande vague d'Africains envoyés à l'étranger pour y apprendre la technologie occidentale et la rapporter dans leur pays afin de forger une nouvelle Afrique moderne.
En 1959, à l'âge de vingt-trois ans, il arriva à l'université de Hawaii. C'était le premier étudiant africain accueilli dans cette institution. […] À un cours de russe, il rencontra une jeune Américaine timide, modeste, âgée seulement de dix-huit ans, et ils tombèrent amoureux. Les deux jeunes gens se marièrent et eurent un fils, auquel Barack transmit son prénom. Il obtint une nouvelle bourse, cette fois pour poursuivre son Ph.D., son doctorat, à Harvard, mais non les fonds nécessaires pour emmener sa nouvelle famille avec lui. Il y eut donc séparation, à la suite de laquelle il retourna en Afrique pour tenir sa promesse vis-à-vis du continent. Il laissa derrière lui sa femme et son enfant, mais le lien d'amour perdura malgré la distance… […]
Mon père ne ressemblait en rien aux gens qui m'entouraient, il était noir comme le goudron alors que ma mère était blanche comme le lait, mais cela me traversait à peine l'esprit.
De fait, je ne me souviens que d'une seule histoire traitant explicitement du problème racial. Cette histoire racontait qu'un soir, après avoir passé de longues heures à travailler, mon père avait rejoint mon grand-père et plusieurs autres amis dans un bar de Waikiki. L'ambiance était joyeuse, on mangeait et on buvait au son d'une guitare hawaïenne, lorsqu'un Blanc, à haute et intelligible voix, se plaignit tout à coup au propriétaire d'être obligé de boire du bon alcool «à côté d'un nègre». Le silence s'installa dans la salle et les gens se tournèrent vers mon père, en s'attendant à une bagarre. Mais mon père se leva, se dirigea vers l'homme, lui sourit et entreprit de lui administrer un sermon sur la folie de l'intolérance, sur la promesse du rêve américain et sur la déclaration universelle des droits de l'homme.
«Quand Barack s'est tu, le gars s'est senti tellement mal à l'aise qu'il lui a filé aussi sec un billet de cent dollars, racontait Gramps. Ça nous a payé toutes nos consommations pour le reste de la soirée… et le loyer de ton père jusqu'à la fin du mois !»
Il s'était fait passer pour un Blanc
Ma mère m'installa dans la bibliothèque pendant qu'elle retournait à son travail. Je finis mes bandes dessinées et les devoirs qu'elle m'avait fait apporter, puis je me levai pour aller flâner à travers les rayons. Dans un coin, je découvris une collection de Life, tous soigneusement présentés dans des classeurs de plastique clair. Je parcourus les publicités accrocheuses et me sentis vaguement rassuré. Plus loin, je tombai sur une photo qui illustrait un article, et j'essayai de deviner le sujet avant de lire la légende. Une photo de petits Français qui couraient dans des rues pavées : c'était une scène joyeuse, un jeu de cache-cache après une journée de classe et de corvées, et leurs rires évoquaient la liberté. La photo d'une Japonaise tenant délicatement une petite fille nue dans une baignoire à peine remplie : ça, c'était triste. La petite fille était malade, ses jambes étaient tordues, sa tête tombait en arrière contre la poitrine de sa mère, la figure de la mère était crispée de chagrin, peut-être se faisait-elle des reproches…
Puis j'en arrivai à la photo d'un homme âgé qui portait des lunettes noires et un imperméable. Il marchait le long d'une route déserte. Je ne parvins pas à deviner de quoi parlait cette photo ; le sujet n'avait rien d'extraordinaire. Sur la page suivante, il y en avait une autre : c'était un gros plan sur les mains du même homme. Elles montraient une étrange pâleur, une pâleur qui n'était pas naturelle, comme si la peau avait été vidée de son sang. Je retournai à la première photo, et je remarquai les cheveux crépus de l'homme, ses lèvres épaisses et larges, son nez charnu, et le tout avait cette même teinte irrégulière, spectrale.
Il est sans doute gravement malade, me dis-je. Victime d'une irradiation, peut-être, ou albinos. J'avais vu un albinos dans la rue quelques jours auparavant, et ma mère m'avait donné des explications. Mais lorsque je lus les mots qui accompagnaient la photo, je vis que ce n'était pas cela du tout. L'homme avait reçu un traitement chimique pour éclaircir sa peau, disait l'article. Il l'avait payé de ses propres deniers. Il disait regretter d'avoir essayé de se faire passer pour un Blanc, se désolait de la manière catastrophique dont l'expérience avait tourné. Mais les résultats étaient irréversibles. Il existait des milliers de gens comme lui en Amérique, des Noirs, hommes et femmes, qui s'étaient soumis au même traitement à la suite de publicités qui leur avaient promis le bonheur, une fois devenus blancs.
Je sentis la chaleur envahir mon visage et mon cou. Mon estomac se serra ; les caractères devinrent flous. Ma mère était-elle au courant ? Et son patron ? Pourquoi était-il si calme, à lire ses rapports, quelques mètres plus loin, au bout du couloir ? Je ressentis le besoin urgent de sauter à bas de mon siège, de leur montrer ce que je venais d'apprendre, de leur demander de m'expliquer, ou de me rassurer. Mais quelque chose me retint. Comme dans les rêves, j'étais privé de voix, incapable d'articuler les mots traduisant cette peur nouvelle pour moi.
Lorsque ma mère vint me chercher pour me ramener à la maison, mon visage était souriant, et les magazines avaient retrouvé leur place. La pièce, l'atmosphère étaient aussi tranquilles qu'avant.
Si tu veux devenir un être humain
Ma mère avait toujours favorisé mon intégration rapide dans la culture indonésienne (Sa mère et son second mari se sont installés à Djakarta en 1968, NDLR). Cela m'avait appris à devenir relativement autonome, à ne pas me montrer exigeant quand le budget était serré. J'étais extrêmement bien élevé comparé aux autres enfants américains, et grâce à son éducation je considérais avec dédain le mélange d'ignorance et d'arrogance qui caractérise trop souvent les Américains à l'étranger. Dès le début, elle avait concentré ses efforts sur mon instruction. N'ayant pas les revenus nécessaires pour m'envoyer à l'école internationale que fréquentait la majorité des enfants étrangers de Djakarta, elle s'était arrangée dès notre arrivée pour compléter ma scolarité par des cours par correspondance envoyés des États-Unis.
Désormais, elle redoublait d'efforts. Cinq jours par semaine, elle venait dans ma chambre à quatre heures du matin, me forçait à prendre un petit déjeuner copieux, puis me faisait travailler mon anglais pendant trois heures, avant mon départ pour l'école et le sien pour son travail. J'opposais une rude résistance à ce régime, mais à toutes mes stratégies, les moins convaincantes («J'ai mal à l'estomac») comme les plus véridiques (mes yeux se fermaient toutes les cinq minutes), elle exposait patiemment sa défense :
«Et moi, mon petit gars, tu crois que ça m'amuse ?
»[…] Si tu veux devenir un être humain, me disait-elle, il te faudra avoir certaines valeurs. L'honnêteté : Lolo n'aurait pas dû cacher le réfrigérateur dans la remise quand les inspecteurs des impôts sont venus, même si tout le monde, les inspecteurs y compris, s'attendait à cela. La justice : les parents des élèves plus riches ne devraient pas offrir des postes de télévision aux professeurs pendant le ramadan, et leurs enfants n'ont pas à être fiers des bonnes notes qu'ils reçoivent en remerciement. La franchise : si la chemise que je t'ai offerte pour ton anniversaire ne t'a pas plu, tu aurais dû le dire au lieu de la garder roulée en boule au fond de ton placard. L'indépendance de jugement : ce n'est pas parce que les autres enfants se moquent d'un pauvre garçon à cause de sa coupe de cheveux que tu dois faire la même chose.
Elle n'avait qu'un seul allié en tout cela, c'était l'autorité lointaine de mon père. De plus en plus souvent, elle me rappelait son histoire, son enfance pauvre, dans un pays pauvre, dans un continent pauvre ; la dureté de sa vie. J'allais suivre son exemple, ainsi en décida ma mère. Je n'avais pas le choix. C'était dans les gènes.
La promesse du rêve américain
J'appris que mon père était africain, kényan, de la tribu des Luos, né sur les rives du lac Victoria dans une localité appelée Alego. Il gardait les chèvres de son père et fréquentait l'école construite par l'administration coloniale britannique, où il se révéla très doué. Il obtint une bourse pour aller étudier à Nairobi. C'est là que, à la veille de l'indépendance du Kenya, il fut sélectionné par des chefs kényans et des sponsors américains pour aller étudier dans une université américaine, rejoignant la première grande vague d'Africains envoyés à l'étranger pour y apprendre la technologie occidentale et la rapporter dans leur pays afin de forger une nouvelle Afrique moderne.
En 1959, à l'âge de vingt-trois ans, il arriva à l'université de Hawaii. C'était le premier étudiant africain accueilli dans cette institution. […] À un cours de russe, il rencontra une jeune Américaine timide, modeste, âgée seulement de dix-huit ans, et ils tombèrent amoureux. Les deux jeunes gens se marièrent et eurent un fils, auquel Barack transmit son prénom. Il obtint une nouvelle bourse, cette fois pour poursuivre son Ph.D., son doctorat, à Harvard, mais non les fonds nécessaires pour emmener sa nouvelle famille avec lui. Il y eut donc séparation, à la suite de laquelle il retourna en Afrique pour tenir sa promesse vis-à-vis du continent. Il laissa derrière lui sa femme et son enfant, mais le lien d'amour perdura malgré la distance… […]
Mon père ne ressemblait en rien aux gens qui m'entouraient, il était noir comme le goudron alors que ma mère était blanche comme le lait, mais cela me traversait à peine l'esprit.
De fait, je ne me souviens que d'une seule histoire traitant explicitement du problème racial. Cette histoire racontait qu'un soir, après avoir passé de longues heures à travailler, mon père avait rejoint mon grand-père et plusieurs autres amis dans un bar de Waikiki. L'ambiance était joyeuse, on mangeait et on buvait au son d'une guitare hawaïenne, lorsqu'un Blanc, à haute et intelligible voix, se plaignit tout à coup au propriétaire d'être obligé de boire du bon alcool «à côté d'un nègre». Le silence s'installa dans la salle et les gens se tournèrent vers mon père, en s'attendant à une bagarre. Mais mon père se leva, se dirigea vers l'homme, lui sourit et entreprit de lui administrer un sermon sur la folie de l'intolérance, sur la promesse du rêve américain et sur la déclaration universelle des droits de l'homme.
«Quand Barack s'est tu, le gars s'est senti tellement mal à l'aise qu'il lui a filé aussi sec un billet de cent dollars, racontait Gramps. Ça nous a payé toutes nos consommations pour le reste de la soirée… et le loyer de ton père jusqu'à la fin du mois !»
Il s'était fait passer pour un Blanc
Ma mère m'installa dans la bibliothèque pendant qu'elle retournait à son travail. Je finis mes bandes dessinées et les devoirs qu'elle m'avait fait apporter, puis je me levai pour aller flâner à travers les rayons. Dans un coin, je découvris une collection de Life, tous soigneusement présentés dans des classeurs de plastique clair. Je parcourus les publicités accrocheuses et me sentis vaguement rassuré. Plus loin, je tombai sur une photo qui illustrait un article, et j'essayai de deviner le sujet avant de lire la légende. Une photo de petits Français qui couraient dans des rues pavées : c'était une scène joyeuse, un jeu de cache-cache après une journée de classe et de corvées, et leurs rires évoquaient la liberté. La photo d'une Japonaise tenant délicatement une petite fille nue dans une baignoire à peine remplie : ça, c'était triste. La petite fille était malade, ses jambes étaient tordues, sa tête tombait en arrière contre la poitrine de sa mère, la figure de la mère était crispée de chagrin, peut-être se faisait-elle des reproches…
Puis j'en arrivai à la photo d'un homme âgé qui portait des lunettes noires et un imperméable. Il marchait le long d'une route déserte. Je ne parvins pas à deviner de quoi parlait cette photo ; le sujet n'avait rien d'extraordinaire. Sur la page suivante, il y en avait une autre : c'était un gros plan sur les mains du même homme. Elles montraient une étrange pâleur, une pâleur qui n'était pas naturelle, comme si la peau avait été vidée de son sang. Je retournai à la première photo, et je remarquai les cheveux crépus de l'homme, ses lèvres épaisses et larges, son nez charnu, et le tout avait cette même teinte irrégulière, spectrale.
Il est sans doute gravement malade, me dis-je. Victime d'une irradiation, peut-être, ou albinos. J'avais vu un albinos dans la rue quelques jours auparavant, et ma mère m'avait donné des explications. Mais lorsque je lus les mots qui accompagnaient la photo, je vis que ce n'était pas cela du tout. L'homme avait reçu un traitement chimique pour éclaircir sa peau, disait l'article. Il l'avait payé de ses propres deniers. Il disait regretter d'avoir essayé de se faire passer pour un Blanc, se désolait de la manière catastrophique dont l'expérience avait tourné. Mais les résultats étaient irréversibles. Il existait des milliers de gens comme lui en Amérique, des Noirs, hommes et femmes, qui s'étaient soumis au même traitement à la suite de publicités qui leur avaient promis le bonheur, une fois devenus blancs.
Je sentis la chaleur envahir mon visage et mon cou. Mon estomac se serra ; les caractères devinrent flous. Ma mère était-elle au courant ? Et son patron ? Pourquoi était-il si calme, à lire ses rapports, quelques mètres plus loin, au bout du couloir ? Je ressentis le besoin urgent de sauter à bas de mon siège, de leur montrer ce que je venais d'apprendre, de leur demander de m'expliquer, ou de me rassurer. Mais quelque chose me retint. Comme dans les rêves, j'étais privé de voix, incapable d'articuler les mots traduisant cette peur nouvelle pour moi.
Lorsque ma mère vint me chercher pour me ramener à la maison, mon visage était souriant, et les magazines avaient retrouvé leur place. La pièce, l'atmosphère étaient aussi tranquilles qu'avant.
Si tu veux devenir un être humain
Ma mère avait toujours favorisé mon intégration rapide dans la culture indonésienne (Sa mère et son second mari se sont installés à Djakarta en 1968, NDLR). Cela m'avait appris à devenir relativement autonome, à ne pas me montrer exigeant quand le budget était serré. J'étais extrêmement bien élevé comparé aux autres enfants américains, et grâce à son éducation je considérais avec dédain le mélange d'ignorance et d'arrogance qui caractérise trop souvent les Américains à l'étranger. Dès le début, elle avait concentré ses efforts sur mon instruction. N'ayant pas les revenus nécessaires pour m'envoyer à l'école internationale que fréquentait la majorité des enfants étrangers de Djakarta, elle s'était arrangée dès notre arrivée pour compléter ma scolarité par des cours par correspondance envoyés des États-Unis.
Désormais, elle redoublait d'efforts. Cinq jours par semaine, elle venait dans ma chambre à quatre heures du matin, me forçait à prendre un petit déjeuner copieux, puis me faisait travailler mon anglais pendant trois heures, avant mon départ pour l'école et le sien pour son travail. J'opposais une rude résistance à ce régime, mais à toutes mes stratégies, les moins convaincantes («J'ai mal à l'estomac») comme les plus véridiques (mes yeux se fermaient toutes les cinq minutes), elle exposait patiemment sa défense :
«Et moi, mon petit gars, tu crois que ça m'amuse ?
»[…] Si tu veux devenir un être humain, me disait-elle, il te faudra avoir certaines valeurs. L'honnêteté : Lolo n'aurait pas dû cacher le réfrigérateur dans la remise quand les inspecteurs des impôts sont venus, même si tout le monde, les inspecteurs y compris, s'attendait à cela. La justice : les parents des élèves plus riches ne devraient pas offrir des postes de télévision aux professeurs pendant le ramadan, et leurs enfants n'ont pas à être fiers des bonnes notes qu'ils reçoivent en remerciement. La franchise : si la chemise que je t'ai offerte pour ton anniversaire ne t'a pas plu, tu aurais dû le dire au lieu de la garder roulée en boule au fond de ton placard. L'indépendance de jugement : ce n'est pas parce que les autres enfants se moquent d'un pauvre garçon à cause de sa coupe de cheveux que tu dois faire la même chose.
Elle n'avait qu'un seul allié en tout cela, c'était l'autorité lointaine de mon père. De plus en plus souvent, elle me rappelait son histoire, son enfance pauvre, dans un pays pauvre, dans un continent pauvre ; la dureté de sa vie. J'allais suivre son exemple, ainsi en décida ma mère. Je n'avais pas le choix. C'était dans les gènes.
Commentaire