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Reportage dans une école à Bagdad

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  • Reportage dans une école à Bagdad

    Ali fait la classe à ses élèves de troisième, un manuel d’anglais dans une main, l’autre appuyée sur un bureau en bois usé. A sa gauche, un tableau noir sur lequel il a conjugué le verbe “to play”. De l’autre côté, une armoire cassée sur laquelle quelqu’un a gribouillé : “Longue vie à Sayed Moqtada [Al-Sadr, leader chiite radical]. Longue vie à Moqtada… Moqtada… Moqtada”. Le professeur lit dans son manuel, avec un fort accent : “Le grand guerrier arabe Khaled Ibn Al-Walid partit combattre les ennemis de l’islam.” Voyant les visages interrogateurs de ses élèves, il s’interrompt. “Est-ce que vous connaissez le sens du mot ‘ennemis’?” demande-t-il. Deux élèves lèvent la main. “Ça veut dire ‘adou’”, répond l’un d’entre eux, donnant la traduction arabe. “Comme l’Amrika [l’Amérique] !” s’écrie un autre élève depuis le fond de la classe.

    Après le cours, nous allons nous asseoir dans le bureau d’Ali. Il évoque l’état de l’éducation cinq ans après l’invasion américaine. Une houppe à la Tintin orne son front dégarni. Son visage bienveillant s’assombrit quand il me raconte la situation désastreuse dans laquelle les religieux et les milices ont plongé les écoles de Bagdad. Certains de ses élèves de troisième apprennent l’anglais depuis quatre ans et ne savent toujours pas l’alphabet. Ali regarde les professeurs, se penche vers moi et me murmure à l’oreille : “J’ai un enseignant, ici, qui ne fait même pas la différence entre un n et un z.” “Oui, l’éducation en Irak est catastrophique”, poursuit-il à voix haute. “Mais le vrai désastre, ce sera quand cette génération – qui n’aura connu que la peur et les divisions religieuses, et dont les héros sont des extrémistes ignorants – arrivera à l’âge adulte.” Il n’en veut pas aux élèves, qui ont souvent hâte de finir l’école pour commencer à vendre de l’essence à la sauvette. Certains lui disent que, s’ils sont recalés à leur examen de fin d’études, les milices sauront quoi faire. “Pendant les examens du baccalauréat, les miliciens viennent ici et écrivent les réponses au tableau. Et personne ne peut leur dire quoi que ce soit.”

    “Pendant trente-cinq ans, nous avons vécu sous la férule de Saddam, poursuit-il. Quand nous avons été libérés de sa tyrannie, ça a été une bouffée d’air frais. Mais nous ne savions pas que le prix à payer pour la liberté serait l’occupation. Ensuite, les religieux à turban qui utilisaient le nom de l’imam [chiite] Ali sont arrivés et ils ont pris le pouvoir en nous grimpant sur le dos.” Après l’arrivée des troupes américaines à Bagdad, les milices chiites voulaient prendre leur revanche sur l’ancien régime et se rendaient dans les écoles pour menacer et parfois tuer des directeurs perçus comme des membres du parti Baas ou des sympathisants de Saddam Hussein. Ali est devenu directeur de l’établissement après que son prédécesseur, un baasiste, eut fui la région tant il craignait pour sa vie. Ce sont les miliciens qui ont nommé Ali à ce poste qui décident de la manière dont l’école doit être dirigée.

    Après la guerre, les salaires ont augmenté, mais les prix également. “Avant 2003, mon salaire était de 3 dollars, raconte Ali. Un enseignant devait mendier une cigarette à ses élèves. Maintenant, mon salaire est d’environ 300 dollars, mais une bouteille de gaz coûte 10 dollars alors qu’elle coûtait 50 cents. Je rêve qu’un jour je pourrai habiller mes enfants correctement. Je rêve qu’un jour je pourrai vivre décemment.” Ali est un homme pieux. Sa barbe, sa chemise sans cravate, le livre de sermons de l’imam Ali, tout trahit le chiite dévot, mais sa colère envers les partis religieux n’en est pas moins évidente. Le pays a sombré dans l’ignorance, s’indigne-t-il. Les gens suivent les décrets des religieux comme des moutons.

    Nous voilà revenus dans la classe. Les élèves ont l’air fatigué, craintif. A chaque explosion ils sursautent. En 2003, il y avait quinze sunnites dans la classe, aujourd’hui ils sont tous chiites. Trente-cinq nouveaux élèves chiites dont les familles ont dû quitter les zones sunnites ont été admis dans l’école ces dernières années. “Pourquoi personne n’a fait ses devoirs ?” demande Ali à ses élèves. “Monsieur, l’électricité saute sans arrêt, alors on perd l’envie d’étudier”, répond l’un d’entre eux. Un de ses camarades a une excuse différente : “Monsieur, on était en pèlerinage à Kerbala.” Quelques jours auparavant, des milliers de chiites se sont rendus dans cette ville sainte pour y commémorer l’Arbaïn [quarantième jour après la décapitation de l’imam Hussein].

    “Qu’est-ce qui est le plus important ? demande Ali. Aller à Kerbala ou faire vos devoirs ?” “Commémorer l’Arbaïn”, répondent les élèves.
    “Non, non, non”, s’insurge Ali. L’imam Hussein ne veut pas que vous vous flagelliez, il veut que vous étudiiez. Il a dit : ‘Je suis venu réformer ma nation.’ Comment l’imam peut-il *réformer une nation avec une bande d’illettrés ?”
    Le silence se fait. “Husham !” appelle Ali. Un jeune garçon se lève. “Husham, pourquoi ne connais-tu pas l’alphabet anglais ?” Husham se tait. Ali me racontera plus tard que Husham travaille comme ramasseur d’ordures : il fouille les décharges pour collecter les bouteilles en plastique. “Si nous n’étudions pas, l’Irak va rester comme il est”, explique Ali à ses élèves. “L’Irak va continuer à être violé.” “Mais nous sommes occupés par les Américains !” proteste l’un des élèves.
    Nous retournons dans le bureau d’Ali. Il ferme la porte, s’assied près de la fenêtre et me dit : “Comment puis-je m’occuper de mon école, si le chef du directoire de l’Education est un religieux à qui je dois m’adresser en l’appelant ‘Votre Eminence’ ? Comment est-ce possible, quand on me dit que telle ou telle leçon est interdite en vertu de la loi religieuse ?”


    Par Ghaith Abdul-Ahad, The Guardian- Courrier International
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