Annonce

Réduire
Aucune annonce.

Retour sur la décolonisation de la Tunisie et du Maroc

Réduire
X
 
  • Filtre
  • Heure
  • Afficher
Tout nettoyer
nouveaux messages

  • Retour sur la décolonisation de la Tunisie et du Maroc

    Par : Daniel Rivet
    Professeur à l’université Panthéon-Sorbonne (Paris I)

    Longtemps la décolonisation s’est inscrite dans un grand récit porteur de sens. Pour ses contemporains, quand, dans les métropoles, ils ne stigmatisent pas le lâche abandon par l’homme blanc de sa mission à civiliser le reste du monde, les années 1950 font écho à 1789 et 1917. Les décolonisés tiennent ferme le bout de la corde qui les rattache à l’avènement universel d’un homme nouveau. Dans les années 1970, on n’est plus aussi certain de la filiation entre la prise de la Bastille, le surgissement des soviets en Russie et Bandoeng. Mais on fait ressortir que la décolonisation des « peuples de couleur » se fond dans un processus d’émancipation qui a une signification plus anthropologique qu’historique.

    En même temps que s’interrompt l’assujettissement de l’indigène à l’Européen, la magistrature de l’homme sur la femme et l’enfant se défait et la domination de Paris sur la province se desserre. On parle de décolonisation de l’enfant comme de décoloniser l’Occitanie. Cette inflation du mot contribue à lui retirer toute pertinence heuristique. Le terme lui-même renvoie aujourd’hui à un passé proche qui nous paraît déjà privé de signification, dont on ne sait plus très bien comment parler, parce qu’il se rattache à un combat mondial dont presque tout le monde depuis a déchanté et parce que le Sud ne fait plus rêver, mais engendre une nouvelle « grande peur des bien-pensants », pour pasticher Bernanos. Mais l’historien n’a pas pour tâche de récrire le passé à la commande du présent. S’agissant du Maghreb, l’ouverture des archives et le croisement pour peu encore entre histoire et mémoire autorisent à réévaluer la manière dont ses habitants ont vécu ce moment historique.

    De la grande illusion au désenchantement

    Rappelons le climat historique dans lequel trempa l’accession à l’indépendance des payscolonisés par l’Europe pour mieux marquer la distance temporelle qui s’est creusée entre les années 1950 et nous. Tout se passe alors comme si rebondissait à l’échelle du monde le mot de Mirabeau : « Il nous est permis de croire que nous recommençons l’histoire. » L’atmosphère est au messianisme.

    La décolonisation est promesse d’un monde nouveau. Dans une atmosphère de grande illusion lyrique, ses acteurs versant Sud croient à leur tour que tout est possible. « Nous fûmes une génération d’hommes prométhéens », constate rétroactivement l’historien Mohamed Harbi, l’un des conseillers de Ben Bella au sortir de la guerre d’indépendance algérienne.

    C’est que la décolonisation coïncide avec l’irruption du Tiers-monde qui refuse de s’enfermer dans l’alternative Ouest-Est/capitalisme-socialisme. Le Tiers-monde prend le relais du communisme en tant que dernière des grandes religions séculières qui se succédèrent depuis le XIXe siècle. Le sacre à Bandoeng d’une humanité neuve est salué sur-le-champ par Léopold Senghor comme l’événement historique le plus important qui se soit produit dans l’histoire du monde depuis la Renaissance.

    Cependant que Frantz Fanon, dans Les Damnés de la terre, décrète que la décolonisation « est très simplement le remplacement d’hommes par une autre « espèce » d’hommes. Sans transition, il y a substitution totale, complète, absolue1 ». Des effluves de ce messianisme traînent dans l’esprit du temps jusqu’à l’orée des années 1980, comme en témoigne le discours de François Mitterrand à Cancun. En 1982, Amadou Mahtar M’Bow, le directeur de l’Unesco, proclame encore : « Les pays du Tiers-monde sont les porteurs de l’espoir dans le monde… Ils sont les croisés naturels pour la justice et la liberté. »

    Réconcilier Marx et Rousseau

    Les « Arabes » – le mot surgit de manière simultanée sous la plume de Jacques Berque, Vincent Monteil, Maxime Rodinson, à l’orée des années 1960 – sont, sur le théâtre de la décolonisation, les plus scéniques des acteurs en train de s’arracher à l’indigénat – cette définition négative de l’homme les ravalant au statut de parias – et de se réapproprier leur passé pour libérer l’avenir. Qu’on se reporte aux articles d’observateurs talentueux du moment de la décolonisation comme Jean Lacouture, Jean Rous et tant d’autres qui nous racontèrent le retour en gloire du héros père de la nation (Bourguiba le 1er juin 1955 à Tunis, Mohamed ben Youssef à Rabat le 16 novembre 1955), ou bien pour restituer la transe collective que libéra le discours de Nasser à Alexandrie le 27 juillet 1956 (« Le canal, je le prends… »). Cette osmose entre un héros fondateur, les militants du parti qui incarne l’aspiration à l’indépendance et la foule impressionne, émeut, ravit même des Européens contemporains de l’événement, qui ont le sentiment que l’histoire s’est arrêtée dans les anciennes métropoles. Dans Dépossession du monde, Jacques Berque fait ressortir que les Arabes sortent du sacral pour accéder à l’historique et que ce peuple, trempé d’originel et assoiffé de modernité, a pour vocation de « renaturer la culture, reculturer la nature », bref de réconcilier Rousseau et Marx.

    La fin d’un mythe

    C’était il y a peu et cela paraît si loin. Depuis, la décolonisation a été démythologisée et repensée sans engendrer pour autant une lecture du calibre de celle que François Furet consacra au phénomène communiste dans L’Avenir d’une illusion. Parmi la cohorte d’ouvrages qui ont désabsolutisé âprement cette époque, retenons le livre de Pascal Bruckner, Le Sanglot de l’homme blanc. Tiers-monde, culpabilité, haine de soi (Seuil, 1983), et l’essai de Georges Rist, Le Développement, histoire d’une croyance occidentale (Presses de Sciences-Po, 1996). Ces deux livres, qui ne procèdent pas du même horizon intentionnel – l’un de dénoncer, l’autre de déconstruire – ont en commun d’oublier que les notions de tiers-monde et de développement constituèrent un trait d’union entre décolonisateurs sur les deux versants de la Méditerranée, qu’elles ouvrirent un horizon d’attente commun aux uns comme aux autres. Le tiers-mondisme diffus (« les jeunes nations ») ou doctrinaire (« les nations prolétaires ») autorisa des partenaires conflictuels à parler un langage fédérateur, apporta une grille de lecture partagée pour, sinon dépasser le conflit entre Nord et Sud, du moins l’assumer. Mais, surtout, la décolonisation a été réévaluée sous l’angle non pas de l’essai, mais de l’analyse historique : archives en main et questionnements renouvelés à la lumière du présent. L’un des effets d’optique les plus intéressants, ce fut de la repenser historiquement comme un flux enjambant les empires et parcourant les continents et donc de s’essayer au comparatisme. Ce fut l’objet d’un colloque international tenu en 1993 sous les auspices du CNRS et de l’université de Provence, qui donna lieu à deux publications de qualité.

    Rupture et continuité

    Dans les recherches en cours, il ressort à l’évidence que la décolonisation ne fut pas la table rase que crurent vivre ses acteurs, que les continuités l’emportèrent sur les ruptures. Derrière l’écran d’une histoire fracassante, en coulisse, le décor ne change pas, mais ce sont d’autres qui l’occupent. Dans le monde islamo-méditerranéen, le cas de l’Égypte illustre la permanence d’un arrière-plan légué par la monarchie modernisatrice fondée par le pacha Muhamad Alî dans les années 1840. Dans les quartiers chics de Zamalek au Caire et de Ramleh à Alexandrie, dans les clubs où on joue au polo et auhockey, dans les collèges jésuites de La Sainte-Famille au Caire et de Saint-Marc à Alexandrie, les Européens et les « Levantins » (Chrétiens et Juifs, sujets ottomans émigrés au XIXe dans l’Égypte cosmopolite) font place nette aux Égyptiens purs et durs telle que la loi de 1926 les avait définis. Amer savoir celui qu’on tire des travaux récents portant sur les élites en Méditerranée musulmane, comme les thèses toutes fraîches de François Abécassis et Pierre Vermeren qui, d’un trait scientifique imparable, passent la décolonisation au catalogue des grandes illusions du XXe siècle. On n’enfourchera pas exactement la même perspective ici. On s’efforcera de montrer, avec deux exemples à l’appui et en changeant d’échelle d’un cas à l’autre, comment la décolonisation fut l’occasion pour la nouvelle élite au pouvoir de réaliser l’objectif du milieu dirigeant précolonial : édifier un État imposant à tous un ordre public supratribal, supra gentilice, consolider ce que les deux protectorats avaient entrepris en installant des dictatures administratives grâce au désarmement des hommes en tribu. Car avant le protectorat, on peut retourner la fameuse formule de Max Weber pour définir l’État : « ce n’est pas lui, ce sont les tribus qui détiennent le monopole de la violence légitime. »

    A Suivre ...

  • #2
    Suite I.

    Au Sud tunisien : la consécration de la puissance de l’État

    Dans le grand Sud tunisien, on scrutera comment les nomades ont vécu le moment de ladécolonisation. Leur parole a été recueillie par deux anthropologues au début des années 1970 : Gianni Alberghoni et François Pouillon5. Les archives de l’ex-puissance coloniale permettent une fructueuse confrontation avec leur geste contemporaine décryptée par nos anthropologues. Ce qui saisit l’observateur au sortir de la décolonisation, c’est le silence de ces nomades sur les années 1950, en particulier 1955, « l’année de l’indépendance » (‘am al istiqlâl), comme disent les Tunisiens. Leur mémoire collective, au contraire, opère une sorte de fixation sur l’an 1915, qualifié tantôt d’« année du soulèvement » (‘am al thawra), tantôt désigné selon le comput occidental, ‘am khamstash (1915), quand l’année devient métonymie de l’événement lui-même, comme 1914 pour nous Français. En 1915, confirment les sources coloniales, les Bédouins du Sud extrême se sont bien soulevés contre le réseau de fortins et postes avancés matérialisant la frontière avec la Tripolitaine, et le protectorat a dû, dans l’urgence, improviser un front du Grand Sud tunisien, appellation permettant d’attirer l’attention de Paris et d’obtenir quelques renforts. Mais le récit de 1915 produit dans les années 1970 omet de dire que les Bédouins donnent la main aux insurgés tripolitains contre la colonisation italienne et que le tout est soutenu, sinon coordonné, par des agents de l’armée turque et des émissaires de la confrérie guerrière de la Sénousiya. Le récit recueilli par Alberghoni et Pouillon valorise la tribu et surtout le lignage auquel appartient le conteur. Il n’exalte pas, comme on s’y attendrait, la figure du combattant de la guerre sainte (al mujâhid) et pas non plus celle du bandit coupeur de route et vengeur du peuple (les fellaghas des années 1940-1950). Dans l’insurgé de 1915, il met en exergue le cavalier-chevalier (al fâris) en s’inspirant des chansons de geste qui hantent l’imaginaire bédouin maghrébin : le Sirat Antar, l’épopée hilalienne.

    La défaite des Bédouins

    Pourquoi les Bédouins du Sud occultent-ils 1955 pour magnifier exclusivement 1915 ?
    A contrario des oasiens jardiniers-hydrauliciens du Jérid voisin, où on n’aime pas parler de 1955, non pas parce qu’on est passé à côté de l’événement-catalytique, mais parce qu’on a été floué par l’indépendance qui a suscité une demande d’intégration dans la nation non exaucée, ce qui exacerbe le sentiment d’être à la marge de l’État, qu’il soit beylical, colonial ou national. Les Bédouins, eux, sautent à pieds joints sur 1955 parce qu’ils n’ont pas contribué au mouvement des fellaghas qui s’amorce courant 1952 et culmine à l’automne 1954 en atteignant l’effectif de 3 000 hommes en armes environ, enrégimentés dans un ordre supratribal conférant à cette milice de guérilleros une discipline quasi militaire.

    Au contraire, certains Bédouins, qui jouaient le rôle de gardes-frontière, ont été enrôlés comme force d’appoint pour faire la police des steppes. Ils se débandent tardivement et s’introduisent dans la dernière vague des fellaghas, celle des irréductibles qui ont refusé d’être désarmés en octobre 1954 et qui veulent continuer le combat jusqu’à la libération de tout le Maghreb arabe (expression du temps pour signifier un Maghreb tourné vers un pôle oriental et complètement désengagé de l’emprise néo-coloniale française). Ils vont être le jouet du conflit fratricide, au sein du Néo-Destour, entre les partisans de Bourguiba, qui s’en tiennent à une acception restreinte de la nation, et ceux de Salah ben Youssef, acquis à une grande nation arabe impliquant un Maghreb des peuples libéré de l’héritage étatique colonial. Entrés tardivement dans le mouvement de libération armée, les Bédouins seront pulvérisés par l’armée française qui stationne encore sur le territoire tunisien et s’emploie à détruire l’osmose qui se dessine entre les derniers des fellaghas et les premiers des maquisards algériens7. Les troupes françaises écrabouillent les irréductibles en s’y prenant à deux reprises. En mars 1956, elles défont la tribu des Oudarna, tuent environ 120 insurgés et livrent le restant, soit 500 hommes désarmés, à l’État tunisien. Certains Oudarna croupiront dans les geôles du régime bourguibien jusqu’à l’orée des années 1970. Puis, en juin 1957, l’armée ex-coloniale réduit des centaines de Mrazig après en avoir tué environ 200. Quelques dizaines de rescapés parviendront à rejoindre le maquis algérien.

    Dès lors, on comprend mieux pourquoi les Bédouins conservent la nostalgie de l’année 1915 : c’est la dernière fois qu’ils ont le sentiment d’avoir agi en bédouins. Leur relation de 1915 est un prétexte pour mettre en exergue les vertus antiques attachées au mode de vie nomade tel que l’historien et philosophe du VIIIe siècle Ibn Khaldoun l’a donné à voir dans sa célèbre Muqaddima. Ce faisceau de vertus, d’une certaine manière, est le contraire des valeurs civiques dont le Néo-Destour est porteur et que Bourguiba, de discours paraboliques en actes pédagogiques provocants, s’efforce d’inculquer à la nation. Ces vertus antiques sont l’attachement aux grands ancêtres (la fierté d’une noble origine), le courage, qui n’exclut pas la ruse mais inclut le respect de la parole donnée, le culte de l’hospitalité, l’accommodation ascétique à la privation et le goût emphatique de la bombance et de la fête, bref, le sens non pas de la mesure mais de l’excès, et puis une conception picaresque de l’existence rendant l’homme disponible à l’aventure. Les nomades du Sud tunisien, d’ailleurs, ne disent pas qu’ils sont bédouins (al baddu), ce qui correspond à un genre de vie subi, mais arabes (al ‘arab), inscription ethnique les transformant en authentiques, et non pas présumés, descendants des conquérants porteurs de la vraie foi aux habitants de l’Afrique du Nord, plongés jusqu’alors dans la barbarie de l’ère antéislamique.

    [....]

    La fin d’un monde

    Durant l’épisode colonial, les Bédouins ont commencé à se sédentariser : leur zone de parcours s’est rétrécie ne fut-ce qu’à cause de la mise en défens de terrains livrés à la culture. Ils ont troqué, certains du moins, la tente pour l’habitat en dur, profité des puits artésiens creusés par l’occupant, complanté des arbres fruitiers. Ils émigrent et concourent plus activement qu’auparavant à la remontée vers le nord pour participer à la moisson. Ils ont perdu de leur superbe. Avant, pour survivre, ils prélevaient des droits de passage sur le voyageur. Maintenant, ils doivent s’embaucher comme journaliers dans les oasis et, pour certains, mendier pour survivre. C’est le monde à l’envers. Les puissants d’hier sont devenus les auxiliaires des humbles d’autrefois. Cette revanche, implicite, des sédentaires est amplifiée par le phénomène de la scolarisation par les écoles du protectorat. Cellesci, pour prendre, doivent recruter chez les Noirs et les éléments défavorisés de la société. Ce sont eux qui mordent les premiers à l’idéal national-développementaliste véhiculé par le Néo-destour, ce partination qui, dès 1955, devient le parti-État. Fin 1954 déjà, ses petits cadres viennent en voiture dans les campements des nomades solliciter leur adhésion, quasi obligée, au parti et récolter le fruit de leurs cotisations. Il semble que cela soit le détonateur de l’explosion de colère des Bédouins (comme celle des Berbères du Maroc central en 1956).
    Le mot de la fin appartient à un notable bédouin. Lors de la cérémonie de la soumission àl’armée française (l’aman), il déclare à un capitaine : « Si tu vois le général, dis-lui qu’il a frappé trop fort, dis-lui que la prochaine fois il emploie moins de tanks et d’avions, car Bourguiba deviendra maître du pays. » L’ennemi, ce n’est plus l’étranger, le roumi (romain, dont le Français est un lointain avatar) réduit au rôle d’allié objectif de l’adversaire primordial : la petite bourgeoisie rurale, relais sur place du nationalisme de facture bourgeoise et citadine. Le nationalisme est vecteur d’un État autochtone surpuissant, qui achève de détruire la synthèse khaldounienne où jouait la dialectique des contraires entre bédouinité (badawa) et citadinité (hadara). Ici, dans le Sud extrême tunisien, la décolonisation n’est pas un accomplissement (celui de la modernité orientale dont une élite réformiste était porteuse en Tunisie depuis le milieu du XIXe), encore moins un commencement absolu (celui dont rêve une génération de militants national-progresssites prométhéens). Elle signifie simplement la fin d’un monde : celui de la « civilisation du désert », pour se référer au bel ouvrage de Robert Montagne contemporain de ce naufrage.

    A Suivre...

    Commentaire


    • #3
      Suite II.

      La création des Forces armées royales marocaines

      En nous déplaçant de la Tunisie au Maroc, nous changerons d’échelle et d’optique. Il ne s’agira plus de voir la décolonisation se répandre par en bas, mais de comprendre comment elle s’exerce par en haut. En l’occurrence, on saisira comment et pourquoi, dans une conjoncture tendue à l’extrême par le drame algérien, la création des Forces armées royales (FAR) est le geste fort scellant une entente cordiale entre la monarchie marocaine et la IVe République. Dans le Sud tunisien, l’avènement de l’indépendance précipite la déchéance d’un groupe social pris à contre-pied par la nouvelle donne de l’histoire. Au Maroc, il promeut et multiplie le corps d’abord squelettique des officiers.

      L’émergence des goumiers

      Les FAR (très vite le qualificatif originel d’« armée royale marocaine » périclite) sont issus pour l’essentiel de l’armée française basée au Maroc et, subsidiairement, des regulares (troupes indigènes de l’armée espagnole) et de l’armée de libération qui surgit dans le Rif et le Moyen Atlas à l’automne 1955, avec un état d’esprit et des objectifs symétriques à ceux des fellaghas en Tunisie. Début 1956, ils étaient encore 59 000 Marocains à servir sous le drapeau français, dont 27 000 tirailleurs et spahis (soldats professionnels), 15 000 goumiers (troupes de choc dégagées de l’habitus militaire) et 17 000 mokhaznis (forces rustiques du maintien de l’ordre).

      Ce sont les goumiers qui vont constituer le noyau créateur de l’armée marocaine. C’est là un moyen pour stopper leur débandade et leur passage à la grande compagnie. Mais c’est aussi, de la part du roi, user d’un contre-feu au nationalisme plébéien effervescent qui ne se « désactive » pas avec l’indépendance et reprendre la politique du protectorat. Car les goumiers sont gens de la montagne berbère et considèrent les citadins comme des « poules blanches » (djaja baïda). Quoi qu’il en soit, après le voyage à Paris de Mohamed V, début mars 1956, et une phase de négociations courant mai entre Moulay Hassan (prince héritier) et Alain Savary (secrétaire d’État aux Affaires marocaines et tunisiennes), cette armée sort des limbes à l’orée de l’été 1955 : 15 000 hommes, le double en 1960, équipés et armés avec du matériel français. Malgré le principe de la conscription concédé du bout des lèvres en 1958 par le roi au parti de l’Istiqlal, les FAR sont originellement une armée de métier, donc une armée au service du Trône.

      Leur création suppose la formation accélérée d’officiers marocains et le maintien quelques années durant de cadres français dans la nouvelle armée. En effet, en mai 1955, on dénombre bien 2 500 sous-officiers marocains issus de l’armée d’Afrique, mais seulement 91 officiers, dont un général, un colonel, quatre lieutenants-colonels et dix commandants (abstraction faite de l’armée espagnole). De 1956 à 1960, le nombre des officiers monte en flèche avec le détachement de centaines de lycéens qui reçoivent une instruction de base au prytanée de Dar-Beïda, à Meknès, qui est transformé en école d’officiers où quasiment tous les instructeurs sont français. Une fraction des élèves officiers acquiert un complément d’instruction à Saint-Cyr et autres écoles d’application militaires en France.

      La coopération franco-marocaine

      La formation accélérée de ces cadets, c’est l’histoire d’une greffe qui prend12. Comme leurs aînés qui, de la campagne d’Italie à l’Indochine, avaient conquis l’estime de leurs collègues de l’armée d’Afrique, ces nouveaux venus éprouvent une véritable jouissance psychique à traverser le couple franco-marocain, alors que la guerre d’indépendance de l’Algérie gronde et que le monde arabe achève de divorcer spectaculairement d’avec la France cramponnée à ce qui lui reste d’empire colonial. À Dar-Beïda, à Saint-Cyr, dans les casernes léguées par la France, ils s’approprient la subculture spécifique aux officiers français, celle inculquée par Saint-Cyr (le bahutage, le « triomphe » en gants blancs et casoar), celle entretenue dans les cercles militaires, les mess, les « popotes » livrés aux FAR avec des camions Simca, des mitrailleuses Hotchkis, des chars AMX, etc. À l’instar d’officiers libanais ou égyptiens de passage, leurs instructeurs français s’enchantent de leur francophilie presque inconditionnelle, qui contraste avec le syndrome du spectre du néocolonialisme hantant l’intelligentsia progressiste et la petite bourgeoisie bureaucratique, elle aussi multipliée par la marocanisation de l’État.

      Avec leurs instructeurs français, les cadets marocains évitent de parler de ce qui fâche : l’Algérie ou Suez, par exemple. Ils adoptent, en le transposant, l’apolitisme républicain qui, d’ailleurs, commence à s’écailler en Algérie. Ils restent encore imperméables aux courants nassérien et baathiste qui font de l’officier un hussard kaki du développement. Ils sont attachés à l’institution du Trône confondue avec la personne de Mohamed V et plus réservés vis-à-vis du prince héritier, Moulay Hassan, propulsé immédiatement chef d’état-major des FAR, qui ne tarde pas à en prendre à son aise avec la règle de l’avancement à l’ancienneté, combinée avec le mérite, pour placer ses hommes de confiance (dont le capitaine Oufkir).

      Les Français ne se meuvent pas aussi à l’aise dans les FAR. Ils sont 210 officiers, auxquels s’ajoutent 648 sous-officiers et 224 hommes de troupe, à continuer à encadrer les unités des FAR. Ils appartenaient au corps des goums et aux armes savantes et ce sont des volontaires désignés : on ne leur a pas demandé leur accord préalable. En vérité, nombre d’entre eux éprouvent un malaise quasi existentiel à servir dans les FAR. Deux points d’angoisse surtout cristallisent leur désarroi. Leurs collègues restés dans l’armée française, et qu’ils côtoient sur les terrains de manoeuvre et dans les casernes (les deux armées sont plus que mitoyennes : enchevêtrées), les traitent de « mauvais Français » alors qu’ils quittent progressivement le Maroc pour aller servir là où le devoir les appelle : en Algérie. Et puis, ils sont astreints au port de l’uniforme chérifien sans qu’un insigne distinctif ne rappelle leur extranéité à la nation marocaine. Ils éprouvent la sensation d’un travestissement qui est odieux pour un militaire puisque, dans l’armée, il faut que l’habit fasse le moine. Bref, ils sont désassignés de leur corps : au sens premier, mais aussi métaphorique. Ils souffrent d’un flottement identitaire.

      Ici donc la décolonisation confronte presque en huis clos des acteurs qui réagissent aux antipodes. La situation historique explique en partie ce différentiel. Ce qui se joue, c’est le renversement de la dialectique de l’oedipe colonial. L’officier français rétrograde du rang d’aîné à cadet, saute de la position de « père castrateur » à celle de sujet passif. L’officier marocain jouit d’accomplir le trajet inverse et, en s’appropriant la technologie militaire de l’Autre, d’être dans la position du voleur de feu. À son ancien maître, il dérobe le secret de sa domination. Mais cette explication passe-partout souffre de faire abstraction du contexte culturel ambiant. L’homme maghrébin, plus facilement que le Français, se meut dans la pluralité des rôles et des appartenances. Il n’est pas unidimensionnel comme le Français qui, sous le masque de son personnage en société, est une seule personne : encore que La Rochefoucauld, bien avant Freud, nous ait avertis que « nous sommes parfois aussi différents de nous-mêmes que nous le sommes des autres ».

      Le Marocain ne dispose pas d’une identité (nisba) donnée une fois pour toutes. Celle-ci, au sens propre, varie suivant le lieu où il est. Dans son douar, il arbore le nom de son lignage. Au souk de sa tribu, il se qualifie par le nom de la fraction de tribu à laquelle appartient son douar. Dans la bourgade voisine, c’est le nom générique de sa tribu qui le désignera, le spécifiera aux yeux des autres. Mais s’il est étudiant à Al Azhar au Caire ou à Médine, alors on l’appelle al Maghribi (le Magrébin : l’homme qui vient de l’Ouest). Ainsi l’identité du Marocain se construit au gré des circonstances de son existence. Elle est cumulative. Elle est polymorphe. Elle facilite l’accumulation des expériences et la superposition des solidarités. De là la capacité d’adaptation des Marocains en situation de décolonisation, leur plasticité qui frappe vivement leurs interlocuteurs français, dont le moi rigide, surtout quand il est tenu par le corset orthopédique de l’armée, souffre d’avoir à s’adapter à un renversement de situation historique aussi spectaculaire.

      A suivre...

      Commentaire


      • #4
        Suite III.

        La république et le roi

        Les FAR sont la pierre de touche de la coopération franco-marocaine. Leur création, leur consolidation sont une priorité cardinale pour le roi, et la République ne lésina pas sur son concours, au moins jusqu’en 1958. Mohamed V ne cèle point à ses interlocuteurs français de rang élevé son souci de l’avenir de la monarchie et de la dynastie alaouite au Maroc. En 1956, le pays est au bord du gouffre et tient essentiellement à cause de la personne du roi qui est « le noyau de l’atome marocain », comme le dit joliment un caïd à Jean Lacouture. La siba, c’est-à-dire la jacquerie fiscale et l’autogouvernement de facture cantonaliste, fuse à l’horizon. Les villes atlantiques sont sous pression : dans l’attente d’un bouleversement significatif des structures fondamentales du pays conservées par un protectorat antiquaire du « vieux Maroc ». Le roi lance appel sur appel au civisme.

        Ainsi, lors de son grand discours du 7 mars 1956 où il jette aux orties le slogan d’une monarchie constitutionnelle, précise-t-il à deux reprises que c’est à lui « qu’incombera désormais la responsabilité du maintien de l’ordre du Maroc » et que « la manière la plus efficace de Nous aider dans notre tâche est de respecter l’ordre public ». C’est pourquoi la fête du Trône est scellée par un défilé militaire auquel le général Cogny, commandant l’important reliquat des forces françaises stationnées au Maroc, prête son concours et où les jeunes officiers marocains sortis de Saint-Cyr défilent en grande tenue. Comme par hasard, ce défilé a lieu en 1957 et 1959 à Casablanca, la ville qui fronde, qui gronde. En 1959, le commandant Dris ben Aomar – un des hommes liges du monarque – rappelle mi-sérieux mi-plaisantin à Alexandre Parodi, l’ambassadeur de France présent, la formule de Lyautey : « Il faut montrer sa force pour ne pas avoir à s’en servir. »

        En échange de cette assistance très serrée, le roi ferme les yeux – du moins en 1956/1957 – sur le maintien d’un corps d’occupation s’élevant à 40 000 hommes. Ici, il tempère un gouverneur qui, dans le Sud, prend l’initiative de couper les postes français de l’intérieur de ceux du littoral. Là, il passe par-dessus une campagne de l’Union marocaine du travail contre le débarquement de matériel militaire à Kenitra et son acheminement ferroviaire à destination de la garnison française de Meknès.

        De même tempère-t-il l’ardeur du prince héritier qui s’interroge dans Al Alam (le journal du parti de l’Istiqlal) sur la signification de la présence d’un dispositif militaire néocolonial aussi important. Le gouvernement français et la sphère décisionnelle à Paris lui facilitent la tâche et jouent à fond la carte d’une république pour un roi.

        Pour tous les observateurs français, dans ce Maroc bouillonnant de forces incontrôlées, le roi est le seul élément de stabilisation, le dernier recours contre la remontée de la siba qui pourrait aboutir à des massacres d’Européens, alors que le nombre de ceux-ci (350 000), installés en 1955 dans l’ancienne zone française, ne reflue que fort lentement. Et puis, selon le mot d’un expert de la chose militaire, il vaut mieux « prendre la direction de l’armée marocaine, plutôt que de la voir se constituer en dehors de nous et peut-être contre nous ». Cela signifie qu’il faut résister aux injonctions de ceux qui préconisent la politique du pire pour revenir au plus tôt.

        Le clone de l’État colonial

        Ces deux analyses de cas se croisent sur un point. Dans les deux protectorats d’Afrique du Nord, la décolonisation n’est nullement une rupture irrévocable, une bifurcation irréversible. Les Maghrébins le perçoivent assez vite. En Tunisie, dans le courant des années 1960, les gens de la basedisaient volontiers : « Kharaj ar-rumi. Dakhal al-mt’urni. » Mot à mot : « Le Chrétien est parti. Le retourné est entré. » Mais pour donner du sens à cette parole populaire et au risque de lui enlever de sa saveur, on peut traduire ainsi : « Le colonisateur est parti. Ceux des nôtres qui sont, qui font comme lui, l’ont remplacé. »

        La décolonisation, ce mot non traduit littéralement dans la langue arabe, ne correspondrait nullement à l’expression qui en est l’équivalent en arabe moderne : « La libération du colonialisme » (tahrir min al isti’amar). La décolonisation serait un tour de passe-passe à la suite duquel une métropole épuisée à la tâche impériale se déchargerait sur des élites autochtones du « fardeau de l’homme blanc ». La complicité qui se noua entre l’élite nationaliste et Paris interdit au Maghreb des peuples de s’affirmer. À la fin des années 1950, au début des années 1960, une occasion unique d’éviter le piège de l’État national, qui est un clone de l’État colonial, aurait été manquée.

        Dépasser la colonisation

        Cette interprétation moniste de la décolonisation obère le fait que la plupart de ses acteurs locaux la vécurent très douloureusement et traînèrent des pieds pour l’appliquer. Elle fait fi de l’ambiance du moment. Le passage du relais étatique des mains du colonisateur à celles du colonisé ne se fit pas en un tournemain. Au Maroc comme en Tunisie, ceux des techniciens des protectorats qui transmirent les leviers de commande avec le souci que cela marche et que les deux pays n’aillent pas dans le mur furent une minorité incomprise. Ils durent aller à contre-courant de la majorité des
        ressortissants français qui s’adaptaient à la nouvelle conjoncture à contrecoeur et en traînant les pieds.
        Cette mince phalange de Français libéraux (qualificatif des années 1950) était portée par la conviction que la décolonisation n’était pas la négation de ce qu’il y avait eu de constructif dans l’expérience des protectorats, mais, d’une certaine manière, son accomplissement. Ils eurent la chance de trouver en face d’eux à la tête des nouveaux États quelques hommes pour qui la Tunisie, le Maroc n’étaient pas des entités à restaurer dans leur intégrité originelle, mais deux pays à faire. C’est l’époque où le responsable de l’Union générale des travailleurs tunisiens, Ahmed Ben Salah, déclare qu’il ne s’agit pas de nier la colonisation, mais de la dépasser. Au Maroc, un Abderahim Bouabid, un Mehdi Ben Barka souscrivent à plein à pareille visée.

        Mais il faut lire le journal de marche du dernier titulaire de la direction de l’Intérieur au Maroc - le général Méric – pour comprendre dans quel océan d’incompréhension parfois haineuse cette minorité de décolonisateurs évolua. À ses collaborateurs débordés par une conjoncture insaisissable et qui sautent sur le premier accrochage avec leur nouveau supérieur marocain pour donner leur démission, le général Méric tient, au printemps 1956, le langage d’un Lyautey, quand l’intelligence du coeur accompagne la saisie lucide des intérêts bien compris de la puissance dont on est le mandataire. « Il s’agit, leur enjoint-il, de construire l’indépendance du Maroc, de la construire dans la foi de sa réussite, en dépit des difficultés et des attaques injustes dont vous pouvez être l’objet. Votre récompense ne peut être pour l’instant que la gratitude et l’attachement que vous saurez vous assurer de la part d’amis marocains envers et contre tout. »

        L’État contre l’anarchie

        Il convient aussi de restituer la compréhension de leur passé proche qui guide les élites gouvernant les deux pays rétablis dans leur indépendance. Au Maroc, comme en Tunisie, ils redoutent par-dessus tout la remontée anarchique des forces locales qui décomposaient la régence beylicale et l’empire chérifien avant le protectorat. Les troubles, les convulsions que soulevèrent les tentatives de moderniser l’État constituent la référence inavouable qui justifie l’instauration d’un État non plus arbitre, mais souverain absolu au-dessus de la mêlée tribale. Le discours de Bourguiba est obnubilé par ce référent au temps où l’État était incapable de s’imposer à tous et où la société était divisée en tribus et en fractions, en ligues et en factions, qui interdisaient la formation de la nation.

        Mais la question de l’État hante également les écrits des intellectuels maghrébins au cours des années 1960. Il s’agit pour eux de relever le défi que leur avaient lancé les savants coloniaux qui niaient la capacité des Maghrébins à accéder à l’État-nation, comme le révèle crûment cette assertion cinglante de l’un des plus inventifs d’entre eux, le géographe Émile-Félix Gautier : « Dans nos histoires nationales européennes, l’idée centrale est toujours la même : par quelles étapes successives s’est constitué l’État, la nation. Au Maghreb inversement, l’idée centrale est celle-ci : par quels enchaînements de fiascos particuliers s’est affirmé le fiasco total. » Et c’est pour cela aussi que l’État national ne surgit pas comme un contre-État colonial, mais comme son héritier inavoué.

        À partir de ce fil de l’État, on comprend mieux pourquoi la décolonisation au Maghreb consista moins à instaurer un État-nation sur le modèle du colonisateur qu’à non pas restaurer le beylik ottoman ou le makhzen marocain, mais forger l’État dont les réformateurs frustrés du XIXe siècle avaient dessiné les linéaments. Dans cette optique, on mesure l’avance de la Tunisie dont l’élite avait pour point de référence la Constitution de 1861 et l’expérience réformatrice de Kheir ed Din (1873-1876), on saisit l’attentisme rusé de la monarchie marocaine qui ne dispose pas de précédents aussitopiques et le déficit d’expérience de l’Algérie.

        FIN

        Commentaire

        Chargement...
        X