Par : Daniel Rivet
Professeur à l’université Panthéon-Sorbonne (Paris I)Longtemps la décolonisation s’est inscrite dans un grand récit porteur de sens. Pour ses contemporains, quand, dans les métropoles, ils ne stigmatisent pas le lâche abandon par l’homme blanc de sa mission à civiliser le reste du monde, les années 1950 font écho à 1789 et 1917. Les décolonisés tiennent ferme le bout de la corde qui les rattache à l’avènement universel d’un homme nouveau. Dans les années 1970, on n’est plus aussi certain de la filiation entre la prise de la Bastille, le surgissement des soviets en Russie et Bandoeng. Mais on fait ressortir que la décolonisation des « peuples de couleur » se fond dans un processus d’émancipation qui a une signification plus anthropologique qu’historique.
En même temps que s’interrompt l’assujettissement de l’indigène à l’Européen, la magistrature de l’homme sur la femme et l’enfant se défait et la domination de Paris sur la province se desserre. On parle de décolonisation de l’enfant comme de décoloniser l’Occitanie. Cette inflation du mot contribue à lui retirer toute pertinence heuristique. Le terme lui-même renvoie aujourd’hui à un passé proche qui nous paraît déjà privé de signification, dont on ne sait plus très bien comment parler, parce qu’il se rattache à un combat mondial dont presque tout le monde depuis a déchanté et parce que le Sud ne fait plus rêver, mais engendre une nouvelle « grande peur des bien-pensants », pour pasticher Bernanos. Mais l’historien n’a pas pour tâche de récrire le passé à la commande du présent. S’agissant du Maghreb, l’ouverture des archives et le croisement pour peu encore entre histoire et mémoire autorisent à réévaluer la manière dont ses habitants ont vécu ce moment historique.
De la grande illusion au désenchantement
Rappelons le climat historique dans lequel trempa l’accession à l’indépendance des payscolonisés par l’Europe pour mieux marquer la distance temporelle qui s’est creusée entre les années 1950 et nous. Tout se passe alors comme si rebondissait à l’échelle du monde le mot de Mirabeau : « Il nous est permis de croire que nous recommençons l’histoire. » L’atmosphère est au messianisme.
La décolonisation est promesse d’un monde nouveau. Dans une atmosphère de grande illusion lyrique, ses acteurs versant Sud croient à leur tour que tout est possible. « Nous fûmes une génération d’hommes prométhéens », constate rétroactivement l’historien Mohamed Harbi, l’un des conseillers de Ben Bella au sortir de la guerre d’indépendance algérienne.
C’est que la décolonisation coïncide avec l’irruption du Tiers-monde qui refuse de s’enfermer dans l’alternative Ouest-Est/capitalisme-socialisme. Le Tiers-monde prend le relais du communisme en tant que dernière des grandes religions séculières qui se succédèrent depuis le XIXe siècle. Le sacre à Bandoeng d’une humanité neuve est salué sur-le-champ par Léopold Senghor comme l’événement historique le plus important qui se soit produit dans l’histoire du monde depuis la Renaissance.
Cependant que Frantz Fanon, dans Les Damnés de la terre, décrète que la décolonisation « est très simplement le remplacement d’hommes par une autre « espèce » d’hommes. Sans transition, il y a substitution totale, complète, absolue1 ». Des effluves de ce messianisme traînent dans l’esprit du temps jusqu’à l’orée des années 1980, comme en témoigne le discours de François Mitterrand à Cancun. En 1982, Amadou Mahtar M’Bow, le directeur de l’Unesco, proclame encore : « Les pays du Tiers-monde sont les porteurs de l’espoir dans le monde… Ils sont les croisés naturels pour la justice et la liberté. »
Réconcilier Marx et Rousseau
Les « Arabes » – le mot surgit de manière simultanée sous la plume de Jacques Berque, Vincent Monteil, Maxime Rodinson, à l’orée des années 1960 – sont, sur le théâtre de la décolonisation, les plus scéniques des acteurs en train de s’arracher à l’indigénat – cette définition négative de l’homme les ravalant au statut de parias – et de se réapproprier leur passé pour libérer l’avenir. Qu’on se reporte aux articles d’observateurs talentueux du moment de la décolonisation comme Jean Lacouture, Jean Rous et tant d’autres qui nous racontèrent le retour en gloire du héros père de la nation (Bourguiba le 1er juin 1955 à Tunis, Mohamed ben Youssef à Rabat le 16 novembre 1955), ou bien pour restituer la transe collective que libéra le discours de Nasser à Alexandrie le 27 juillet 1956 (« Le canal, je le prends… »). Cette osmose entre un héros fondateur, les militants du parti qui incarne l’aspiration à l’indépendance et la foule impressionne, émeut, ravit même des Européens contemporains de l’événement, qui ont le sentiment que l’histoire s’est arrêtée dans les anciennes métropoles. Dans Dépossession du monde, Jacques Berque fait ressortir que les Arabes sortent du sacral pour accéder à l’historique et que ce peuple, trempé d’originel et assoiffé de modernité, a pour vocation de « renaturer la culture, reculturer la nature », bref de réconcilier Rousseau et Marx.
La fin d’un mythe
C’était il y a peu et cela paraît si loin. Depuis, la décolonisation a été démythologisée et repensée sans engendrer pour autant une lecture du calibre de celle que François Furet consacra au phénomène communiste dans L’Avenir d’une illusion. Parmi la cohorte d’ouvrages qui ont désabsolutisé âprement cette époque, retenons le livre de Pascal Bruckner, Le Sanglot de l’homme blanc. Tiers-monde, culpabilité, haine de soi (Seuil, 1983), et l’essai de Georges Rist, Le Développement, histoire d’une croyance occidentale (Presses de Sciences-Po, 1996). Ces deux livres, qui ne procèdent pas du même horizon intentionnel – l’un de dénoncer, l’autre de déconstruire – ont en commun d’oublier que les notions de tiers-monde et de développement constituèrent un trait d’union entre décolonisateurs sur les deux versants de la Méditerranée, qu’elles ouvrirent un horizon d’attente commun aux uns comme aux autres. Le tiers-mondisme diffus (« les jeunes nations ») ou doctrinaire (« les nations prolétaires ») autorisa des partenaires conflictuels à parler un langage fédérateur, apporta une grille de lecture partagée pour, sinon dépasser le conflit entre Nord et Sud, du moins l’assumer. Mais, surtout, la décolonisation a été réévaluée sous l’angle non pas de l’essai, mais de l’analyse historique : archives en main et questionnements renouvelés à la lumière du présent. L’un des effets d’optique les plus intéressants, ce fut de la repenser historiquement comme un flux enjambant les empires et parcourant les continents et donc de s’essayer au comparatisme. Ce fut l’objet d’un colloque international tenu en 1993 sous les auspices du CNRS et de l’université de Provence, qui donna lieu à deux publications de qualité.
Rupture et continuité
Dans les recherches en cours, il ressort à l’évidence que la décolonisation ne fut pas la table rase que crurent vivre ses acteurs, que les continuités l’emportèrent sur les ruptures. Derrière l’écran d’une histoire fracassante, en coulisse, le décor ne change pas, mais ce sont d’autres qui l’occupent. Dans le monde islamo-méditerranéen, le cas de l’Égypte illustre la permanence d’un arrière-plan légué par la monarchie modernisatrice fondée par le pacha Muhamad Alî dans les années 1840. Dans les quartiers chics de Zamalek au Caire et de Ramleh à Alexandrie, dans les clubs où on joue au polo et auhockey, dans les collèges jésuites de La Sainte-Famille au Caire et de Saint-Marc à Alexandrie, les Européens et les « Levantins » (Chrétiens et Juifs, sujets ottomans émigrés au XIXe dans l’Égypte cosmopolite) font place nette aux Égyptiens purs et durs telle que la loi de 1926 les avait définis. Amer savoir celui qu’on tire des travaux récents portant sur les élites en Méditerranée musulmane, comme les thèses toutes fraîches de François Abécassis et Pierre Vermeren qui, d’un trait scientifique imparable, passent la décolonisation au catalogue des grandes illusions du XXe siècle. On n’enfourchera pas exactement la même perspective ici. On s’efforcera de montrer, avec deux exemples à l’appui et en changeant d’échelle d’un cas à l’autre, comment la décolonisation fut l’occasion pour la nouvelle élite au pouvoir de réaliser l’objectif du milieu dirigeant précolonial : édifier un État imposant à tous un ordre public supratribal, supra gentilice, consolider ce que les deux protectorats avaient entrepris en installant des dictatures administratives grâce au désarmement des hommes en tribu. Car avant le protectorat, on peut retourner la fameuse formule de Max Weber pour définir l’État : « ce n’est pas lui, ce sont les tribus qui détiennent le monopole de la violence légitime. »
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