Algérie, histoires à ne pas dire »
Par Brahim Senouci dimanche 6 avril 2008,
Ce mardi 11 mars, j’ai enfin pu assister à la projection de ton dernier film « Algérie, histoires à ne pas dire », au cinéma Reflets Médicis, à Paris.
Un débat devait suivre la projection, en ta présence et celle de Jacques Leyris, fils de Raymond Leyris, musicien juif constantinois assassiné en juin 1961. Les courriers que j’avais reçus annonçaient la participation d’Enrico Macias, finalement absent.
Je ne suis pas venu avec un regard complètement neuf. En effet, ce film a suscité des débats très chauds en Algérie. Ces débats ont très largement dépassé l’opposition convenue, attendue, entre les tenants du pouvoir, gardiens d’une version « officielle » de l’Histoire, et l’intellectuel, l’artiste, qui en présente une vision beaucoup plus dérangeante. De ce point de vue, j’aurais naturellement tendance à me ranger dans le camp du second.
Ce n’est pas si simple, malheureusement. Mon inquiétude s’est nourrie du fait que de très nombreux intellectuels, insoupçonnables de faiblesse ou de complaisance envers le pouvoir, ont pris leurs distances par rapport à une oeuvre qu’ils estiment biaisée. Cela a engendré des échanges qu’on aurait réellement voulu éviter. Je pense en particulier à ta réponse à Benchicou. Certes, l’article qu’il a publié dans le Soir d’Algérie était une charge d’une rare violence. Je n’ai pas trouvé toutefois qu’il dépassait les limites de l’honnêteté. En revanche, un élément de ta réponse m’a plongé dans un abîme de perplexité. Il s’agit de celui où tu évoques à mots à peine couverts les liens entre Benchicou et la Sécurité Militaire. Etait-il absolument nécessaire de lancer une telle accusation à un journaliste venant de purger une peine de deux années de prison ?
Le trouble a traversé même l’équipe qui a fait le film. La presse s’est faite l’écho d’un échange assez rude entre toi et Aziz Mouats, un des acteurs du film. Ce dernier, sans remettre en cause son témoignage, estime en effet que l’utilisation tronquée qui en a été faite conduit à le dénaturer...
Bref, je me sentais troublé d’aller voir un film sur lequel j’avais lu bien trop de choses. En fait, je comptais sur le débat qui devait suivre la projection pour m’éclairer.
J’ai jeté un coup d’oeil dans la salle avant de m’installer. Très peu de visages basanés dans le public, probablement constitué en majorité de Français désireux d’en savoir plus sur l’Algérie. Mon inquiétude s’est ravivée. La présentation qui va être faite va-t-elle les éclairer ?
Plus de deux heures plus tard, les lampions se rallument dans la salle et les applaudissements fusent. Je ne me joins pas à l’ovation. Je baigne dans un océan de tristesse et de malaise. Je quitte le cinéma, sans attendre le débat. Qu’aurais-je pu dire en quelques minutes qui aurait pu amener cet auditoire à modérer son enthousiasme ?
Bien sûr, je me reconnais dans les personnages de Kheireddine, de Aziz et Katiba. Ils tiennent somme toute les propos que tiennent tous les Algériens.
D’où vient le trouble alors ?
Il y a d’abord la référence, plusieurs fois reprise, à une « communauté fraternelle », une sorte de paradis perdu, où musulmans, juifs et chrétiens vivaient ensemble dans une joyeuse insouciance. Cette communauté n’a jamais existé. La ségrégation entre juifs, chrétiens d’une part, musulmans d’autre part a été la règle d’airain de l’administration coloniale. Quelques chiffres pour démonter cette assertion dont j’aimerais croire qu’elle n’est que naïve : En 1954, près de 90 % des musulmans sont analphabètes ; ils ont 25 ans de moins d’espérance de vie que les autres communautés. Tous les documents de l’époque s’accordent pour souligner leur immense misère. C’est cette société, abrutie par 132 ans de colonisation, de massacres et d’humiliation, que tu accuses d’avoir poussé pieds-noirs et juifs à l’exode...
Tu as parfaitement le droit de pointer les souffrances, bien réelles, des pieds-noirs et des juifs et la douleur de leur exil. Tu as le droit de mettre en lumière les exactions dont ils ont été l’objet. Cependant, en te limitant exclusivement à cela et en ignorant l’immensité de la tragédie vécue depuis plus d’un siècle par la population musulmane, tu n’offres aucune grille de lecture à l’irruption de la violence. Tu condamnes cette violence dont tu estimes qu’elle était moralement injustifiée. Il aurait fallu, pour être tout à fait en règle avec le devoir de vérité, dire que, pendant des décennies, les musulmans, avec notamment Ferhat Abbas, se sont battus avec les armes de la politique et du droit pour accéder à... la citoyenneté française ! On leur a répondu par le code de l’Indigénat puis par l’octroi d’une citoyenneté de seconde zone qui s’est traduite par l’introduction des deux collèges électoraux, par lesquels la voix d’un musulman valait le dixième de celle d’un non musulman. Il aurait fallu dire que c’est parce que les voies pacifiques se sont toutes heurtées au mépris des autorités coloniales que le recours à la violence a été décidé, recours auquel même le sage et paisible Ferhat Abbas a fini par se rallier.
Et puis, comment diable as-tu pu, après avoir raconté l’assassinat des dizaines d’Européens à Skikda le 20 août 1955, faire silence sur les 12.000 morts musulmans de la terrible répression conduite par Aussaresses ?
Une autre source de malaise est la suggestion forte d’un lien entre l’Armée de Libération nationale et le terrorisme intégriste qui a sévi en Algérie durant la décennie noire. Voilà un procédé extrêmement contestable, voire haïssable dès lors qu’il établit implicitement la violence comme une sorte de caractère sui generis de l’Algérie. Tu rappelles, à juste titre, que 17 religieux chrétiens ont été assassinés par les terroristes islamistes. Pourquoi n’as-tu pas pris la peine d’ajouter que plusieurs dizaines de milliers d’Algériens musulmans ont subi le même sort ? As-tu conscience que l’honnête spectateur qui ignore ce « détail » peut penser que, somme toute, massacrer des chrétiens ou des juifs fait partie des loisirs favoris de ces musulmans barbares ?
Un grand sujet d’étonnement est la quasi absence de référence à la colonisation. Je sais, elle est évoquée, mais si rapidement que cela ressemble presque à l’acquittement d’une obligation qu’à une réelle volonté d’éclaircissement. Il n’y a pas un mot sur les massacres, les enfumades, les emmurements, pas un mot sur les millions de morts qui ont rythmé les 132 ans d’asservissement, d’acculturation, de destruction du peuple algérien. Comme rien, ou presque, n’est dit sur cette violence originelle, la violence des maquisards apparaît comme un déferlement sauvage, sans cause précise, une violence qui n’aurait bientôt pas d’autre finalité qu’elle-même. Non seulement tu ne manifestes pas de compassion pour les souffrances de ton peuple, mais encore tu le mets en accusation pour son refus supposé de l’Autre, du juif, du chrétien. Et que dire de l’absence extrêmement curieuse de référence à l’OAS ? Ainsi, cette organisation n’aurait eu aucun rôle dans le départ des non musulmans ? Ce serait l’assassinat de Raymond Leyris qui aurait précipité le départ des juifs, le massacre des colons de Skikda qui aurait conduit à l’exode des pieds-noirs ? Fais-tu bon marché du refus, largement répandu dans les communautés non musulmanes, d’abdiquer la position dominante et les privilèges exorbitants dont ils jouissaient dans l’Algérie coloniale ? Crois-tu que ces communautés envisageaient d’un coeur léger un avenir où leurs enfants côtoieraient les Arabes dans les mêmes écoles, où ils n’auraient plus la faculté de « griller » les queues, un avenir où l’Arabe cesserait d’être un élément du décor mais un citoyen et un égal ? Si cela avait été le cas, auraient-ils cédé aux sirènes de l’OAS et au slogan « La valise ou le cercueil » ? C’est bien l’OAS qui a préparé l’épuration ethnique du pays !
Par Brahim Senouci dimanche 6 avril 2008,
Ce mardi 11 mars, j’ai enfin pu assister à la projection de ton dernier film « Algérie, histoires à ne pas dire », au cinéma Reflets Médicis, à Paris.
Un débat devait suivre la projection, en ta présence et celle de Jacques Leyris, fils de Raymond Leyris, musicien juif constantinois assassiné en juin 1961. Les courriers que j’avais reçus annonçaient la participation d’Enrico Macias, finalement absent.
Je ne suis pas venu avec un regard complètement neuf. En effet, ce film a suscité des débats très chauds en Algérie. Ces débats ont très largement dépassé l’opposition convenue, attendue, entre les tenants du pouvoir, gardiens d’une version « officielle » de l’Histoire, et l’intellectuel, l’artiste, qui en présente une vision beaucoup plus dérangeante. De ce point de vue, j’aurais naturellement tendance à me ranger dans le camp du second.
Ce n’est pas si simple, malheureusement. Mon inquiétude s’est nourrie du fait que de très nombreux intellectuels, insoupçonnables de faiblesse ou de complaisance envers le pouvoir, ont pris leurs distances par rapport à une oeuvre qu’ils estiment biaisée. Cela a engendré des échanges qu’on aurait réellement voulu éviter. Je pense en particulier à ta réponse à Benchicou. Certes, l’article qu’il a publié dans le Soir d’Algérie était une charge d’une rare violence. Je n’ai pas trouvé toutefois qu’il dépassait les limites de l’honnêteté. En revanche, un élément de ta réponse m’a plongé dans un abîme de perplexité. Il s’agit de celui où tu évoques à mots à peine couverts les liens entre Benchicou et la Sécurité Militaire. Etait-il absolument nécessaire de lancer une telle accusation à un journaliste venant de purger une peine de deux années de prison ?
Le trouble a traversé même l’équipe qui a fait le film. La presse s’est faite l’écho d’un échange assez rude entre toi et Aziz Mouats, un des acteurs du film. Ce dernier, sans remettre en cause son témoignage, estime en effet que l’utilisation tronquée qui en a été faite conduit à le dénaturer...
Bref, je me sentais troublé d’aller voir un film sur lequel j’avais lu bien trop de choses. En fait, je comptais sur le débat qui devait suivre la projection pour m’éclairer.
J’ai jeté un coup d’oeil dans la salle avant de m’installer. Très peu de visages basanés dans le public, probablement constitué en majorité de Français désireux d’en savoir plus sur l’Algérie. Mon inquiétude s’est ravivée. La présentation qui va être faite va-t-elle les éclairer ?
Plus de deux heures plus tard, les lampions se rallument dans la salle et les applaudissements fusent. Je ne me joins pas à l’ovation. Je baigne dans un océan de tristesse et de malaise. Je quitte le cinéma, sans attendre le débat. Qu’aurais-je pu dire en quelques minutes qui aurait pu amener cet auditoire à modérer son enthousiasme ?
Bien sûr, je me reconnais dans les personnages de Kheireddine, de Aziz et Katiba. Ils tiennent somme toute les propos que tiennent tous les Algériens.
D’où vient le trouble alors ?
Il y a d’abord la référence, plusieurs fois reprise, à une « communauté fraternelle », une sorte de paradis perdu, où musulmans, juifs et chrétiens vivaient ensemble dans une joyeuse insouciance. Cette communauté n’a jamais existé. La ségrégation entre juifs, chrétiens d’une part, musulmans d’autre part a été la règle d’airain de l’administration coloniale. Quelques chiffres pour démonter cette assertion dont j’aimerais croire qu’elle n’est que naïve : En 1954, près de 90 % des musulmans sont analphabètes ; ils ont 25 ans de moins d’espérance de vie que les autres communautés. Tous les documents de l’époque s’accordent pour souligner leur immense misère. C’est cette société, abrutie par 132 ans de colonisation, de massacres et d’humiliation, que tu accuses d’avoir poussé pieds-noirs et juifs à l’exode...
Tu as parfaitement le droit de pointer les souffrances, bien réelles, des pieds-noirs et des juifs et la douleur de leur exil. Tu as le droit de mettre en lumière les exactions dont ils ont été l’objet. Cependant, en te limitant exclusivement à cela et en ignorant l’immensité de la tragédie vécue depuis plus d’un siècle par la population musulmane, tu n’offres aucune grille de lecture à l’irruption de la violence. Tu condamnes cette violence dont tu estimes qu’elle était moralement injustifiée. Il aurait fallu, pour être tout à fait en règle avec le devoir de vérité, dire que, pendant des décennies, les musulmans, avec notamment Ferhat Abbas, se sont battus avec les armes de la politique et du droit pour accéder à... la citoyenneté française ! On leur a répondu par le code de l’Indigénat puis par l’octroi d’une citoyenneté de seconde zone qui s’est traduite par l’introduction des deux collèges électoraux, par lesquels la voix d’un musulman valait le dixième de celle d’un non musulman. Il aurait fallu dire que c’est parce que les voies pacifiques se sont toutes heurtées au mépris des autorités coloniales que le recours à la violence a été décidé, recours auquel même le sage et paisible Ferhat Abbas a fini par se rallier.
Et puis, comment diable as-tu pu, après avoir raconté l’assassinat des dizaines d’Européens à Skikda le 20 août 1955, faire silence sur les 12.000 morts musulmans de la terrible répression conduite par Aussaresses ?
Une autre source de malaise est la suggestion forte d’un lien entre l’Armée de Libération nationale et le terrorisme intégriste qui a sévi en Algérie durant la décennie noire. Voilà un procédé extrêmement contestable, voire haïssable dès lors qu’il établit implicitement la violence comme une sorte de caractère sui generis de l’Algérie. Tu rappelles, à juste titre, que 17 religieux chrétiens ont été assassinés par les terroristes islamistes. Pourquoi n’as-tu pas pris la peine d’ajouter que plusieurs dizaines de milliers d’Algériens musulmans ont subi le même sort ? As-tu conscience que l’honnête spectateur qui ignore ce « détail » peut penser que, somme toute, massacrer des chrétiens ou des juifs fait partie des loisirs favoris de ces musulmans barbares ?
Un grand sujet d’étonnement est la quasi absence de référence à la colonisation. Je sais, elle est évoquée, mais si rapidement que cela ressemble presque à l’acquittement d’une obligation qu’à une réelle volonté d’éclaircissement. Il n’y a pas un mot sur les massacres, les enfumades, les emmurements, pas un mot sur les millions de morts qui ont rythmé les 132 ans d’asservissement, d’acculturation, de destruction du peuple algérien. Comme rien, ou presque, n’est dit sur cette violence originelle, la violence des maquisards apparaît comme un déferlement sauvage, sans cause précise, une violence qui n’aurait bientôt pas d’autre finalité qu’elle-même. Non seulement tu ne manifestes pas de compassion pour les souffrances de ton peuple, mais encore tu le mets en accusation pour son refus supposé de l’Autre, du juif, du chrétien. Et que dire de l’absence extrêmement curieuse de référence à l’OAS ? Ainsi, cette organisation n’aurait eu aucun rôle dans le départ des non musulmans ? Ce serait l’assassinat de Raymond Leyris qui aurait précipité le départ des juifs, le massacre des colons de Skikda qui aurait conduit à l’exode des pieds-noirs ? Fais-tu bon marché du refus, largement répandu dans les communautés non musulmanes, d’abdiquer la position dominante et les privilèges exorbitants dont ils jouissaient dans l’Algérie coloniale ? Crois-tu que ces communautés envisageaient d’un coeur léger un avenir où leurs enfants côtoieraient les Arabes dans les mêmes écoles, où ils n’auraient plus la faculté de « griller » les queues, un avenir où l’Arabe cesserait d’être un élément du décor mais un citoyen et un égal ? Si cela avait été le cas, auraient-ils cédé aux sirènes de l’OAS et au slogan « La valise ou le cercueil » ? C’est bien l’OAS qui a préparé l’épuration ethnique du pays !
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